REMARQUES POUR DES LECTEURS RÉCHAPPES DU DÉCLIN DE L'OCCIDENT ( SUITE ET FIN )
IX
On a déjà mentionné les contraires vie et mort, perception et connaissance, forme et loi, symbole et formule ; ajoutons les couples devenir - devenu, mouvement - repos, propre - étranger, âme - monde, direction - espace, temps - temps métrique, volonté-connaissance, destin-causalité, logique organique - logique pure (opposées également en logique du temps et logique de l'espace), physiognomonie - systématique : voilà presque au complet les idées directrices à l'aide desquelles Spengler pratique des coupes dans un donné fondamental qui demeure essentiellement le même, de quelque côté qu'il l'aborde.
Je résiste à la tentation d'en faire l'exposé : du coup, je m'embarrasserais dans les difficultés que Spengler a éludées. D'ailleurs, n'importe qui peut reconstituer sa philosophie : le schéma en est des plus simples. Il suffit d'adopter les prédicats « est en un certain sens », « devient en un certain sens », de négliger des différences secondaires dans la forme d'expression, puis de combiner chacun des concepts cités avec tous les autres, en affirmant la possibilité d'accord de tous les concepts cités en premier lieu dans chaque couple, comme de tous ceux cités en second lieu, et en niant toute possibilité de combinaison d'un concept situé en premier lieu avec un concept situé en second lieu ; obéit-on docilement à ce schéma, on verra se reformer automatiquement toute la philosophie spenglérienne, et même quelque chose de plus, Exemples : la vie... est objet de perception, a une forme, est symbole, devenir, etc. La relation causale... est morte, est objet de connaissance, a une loi, est du devenu, etc. La vie n'a pas de systématique, le destin ne peut être objet de connaissance, et ainsi de suite. Spengler verrait là le défaut de la rationalité ; je ne dis pas autre chose.
Il faut seulement, contre le reproche fait à Spengler de trop emprunter, sans le dire, à Bergson, défendre.... Bergson lui-même. Chez celui-ci, les choses sont tout de même différentes. Mais pour le fond du problème : loin de concerner seulement Spengler ou Bergson, il nous fait remonter, au-delà du romantisme allemand et de Goethe (invoqué d'ailleurs par notre auteur), plus haut encore.
Il faut seulement, contre le reproche fait à Spengler de trop emprunter, sans le dire, à Bergson, défendre.... Bergson lui-même. Chez celui-ci, les choses sont tout de même différentes. Mais pour le fond du problème : loin de concerner seulement Spengler ou Bergson, il nous fait remonter, au-delà du romantisme allemand et de Goethe (invoqué d'ailleurs par notre auteur), plus haut encore.
X
L'intuition est un problème à elle seule. Je suggère que tous les écrivains allemands, pendant deux ans, s'abstiennent de ce terme. Car on en est au point que quiconque, aujourd'hui, veut affirmer quelque chose qu'il ne peut prouver ou qu'il n'a pas pensé à fond, invoque l'intuition. Et quelqu'un pourrait mettre cette trêve à profit pour éclairer les innombrables sens de ce terme.
On serait alors un peu plus attentif au fait, si volontiers négligé aujourd'hui, qu'il existe aussi, sur le plan purement rationnel, une intuition. Là aussi, quelque méthodique qu'ait pu être la préparation, l'idée décisive surgit tout à coup, comme venue du dehors, devant la conscience. La pensée purement rationnelle, qui semble absolument étrangère au sentiment, peut aussi être stimulée par des états d'âme plus intenses. A combien plus forte raison la pensée que nous appelons ici non ratioïde, dont la force de pénétration et la vitesse de propagation intérieure dépendent justement de la vitalité des mots, de cette sorte de nuage de pensée et de sentiment qui enveloppe l'insignifiant noyau conceptuel. Que l'on songe également à ces découvertes qui « illuminent soudain la vie », triomphes de l'intuition... Mais, là encore, on constatera qu'il ne s'agit pas du brusque déclenchement d'une autre espèce d'activité mentale, mais d'un état de tout l'être, depuis longtemps en crise, qui vire brusquement, et où la pensée actuelle, présumée décisive, n'est généralement que l'éclair de l'explosion qui accompagne le grand bouleversement intérieur.
« Quelque chose qui ne se laisse pas connaître, définir, décrire [...] seulement sentir et vivre intérieurement, que l'on ne comprend jamais mais dont on est absolument sûr », « d'un seul coup, a partir d'un seul sentiment, que l'on n'apprend pas, qui se dérobe à toute intervention intentionnelle […], qui se manifeste sous sa forme la plus haute avec une singulière rareté », écrit Spengler. Ce n'est qu'un échelon de la grande échelle qui, de là, par l'état de croyant, d'amant, d'homme éthique, conduit à la « simplification », à la visio beata et autres grandes formes de l'ouverture au monde ; avec une très intéressante dérivation pathologique, qui va de la banale cyclothymie aux plus graves états délirants.
On objectera que, si cette attitude purement analytique à l'égard du processus intuitif peut intéresser les savants qui règlent ces questions entre eux, l'homme, lui, recherche, bien plus que l'analyse d'une forme psychologique, la synthèse des contenus qu'elle permet d'acquérir. Le monde dans lequel nous vivons et auquel nous participons d'ordinaire, fait d'états d'âme et d'états de raison autorisés, n'est que le succédané d'un autre monde avec lequel la vraie relation s'est perdue. On sent parfois que rien de tout cela n'est essentiel ; pour quelques heures ou quelques jours, tout cela fond au feu d'un autre comportement envers les autres et le monde. On est la paille et le souffle, le monde la sphère tremblante. A chaque instant, toutes choses renaissent nouvelles ; les considérer comme un donné immuable serait, on le sent, mort intérieure. Le cheval tirant la voiture et le passant communiquent. Ou du moins, l'homme et l'homme ne se toisent plus, ne se flairent plus comme des espions ; ils se connaissent comme, dans un même corps, la jambe et la main. Telle est l'atmosphère des états philosophiques créateurs ou éclectiques. On peut en donner une interprétation de chrétien attardé, y retrouver le flux héraclitéen, en extraire ou y fourrer tout au monde, y compris un nouvel éthos. Mais y croyons-nous ? Non. Nous en faisons de la littérature. Nous galvanisons Bouddha, le Christ et autres nuées. Tout autour, la raison se déchaîne en milliers de chevaux-vapeur. On la défie ; on prétend détenir, dans un coffret bien fermé, une autre autorité. C'est le « coffret à intuition ». Ouvrons-le donc une bonne fois pour voir ce qu'il contient. Peut-être un nouveau monde ?
On ne trouvera pas aisément d'aussi belles et fortes ébauches de mise en forme de ces idées que celles de Spengler. Mais que toute la richesse de l'intuition aboutisse finalement à ceci : que l'essentiel ne peut jamais être dit ou traité, que l'on se montre extrêmement sceptique in ratione (c'est-à-dire précisément contre ce qui n'a d'autre vertu que d'être vrai !), mais incroyablement crédule à l'égard de tout ce qui vous passe par la tête, que l'on mette les mathématiques en doute pour mieux faire confiance à ces prothèses de la vérité que sont, en histoire de l'art, la culture et le style, que l'on fasse, dans la comparaison et la combinaison des données, malgré l'intuition, exactement ce que fait l'empiriste, en moins bien, en tirant plutôt avec de la fumée qu'à balles : voilà le portrait clinique de l'esprit aveuli par les jouissances trop prolongées de l'intuition, du bel esprit de notre temps.
XI
L'idée que les cultures périssent par épuisement interne est plausible, même en dehors de toute métaphysique. Que l'on y puisse distinguer des phases d'essor et de déclin corrélatives, également.
La tension de l'âme maintient droit ; quand elle n'est plus nécessaire et se relâche, l'organisme s'effondre. On ne peut douter qu'il n'en aille de même dans la vie des sociétés. Celles-ci, dès qu'il n'y a plus de forces directrices pour agir sur elles, se changent en masses informes.
Or, toutes les cultures sont nées dans des sociétés et des territoires relativement restreints, à partir desquels elles se sont étendues. D'où une tendance à la raréfaction et à l'épuisement, qu'accentue d'ailleurs l'action temporelle des générations. Les idées (le non-ratioïde) ne se laissent pas transmettre comme le savoir ; elles exigent un même état psychique, quand la réalité n'offre au mieux que des dispositions psychiques analogues ; aussi sont-elles sujettes à se modifier sans cesse. Tant qu'elles sont encore neuves, cela peut les enrichir ; plus tard, cela les corrompt. Sans doute se sont-elles réalisées entre-temps dans des institutions, des formes de vie ; mais réaliser une idée, c'est déjà partiellement la détruire. Toute réalisation est déformation ; vieilles, les idées deviennent toujours plus vides et plus incompréhensibles. C'est que la forme et l'idée ont un rythme de vie tout différent : les formes d'une couche plus ancienne ne cessent d'interférer sur les idées d'une couche plus récente, et de concurrencer leur influence.
Telles sont quelques-unes des raisons pour lesquelles les époques tardives sont si hétérogènes, et les cultures, dans ces époques de civilisation, si promptes à s'écrouler comme des montagnes.
XII
L'évolution elle-même n'est pas quelque chose qui se déroule sur une seule ligne. Du fait, naturel, que l'idée s'affaiblit en se répandant, l'influence de nouvelles sources d'idées vient interférer. Le noyau vivant, le centre même de chaque époque, masse confusément bouillonnante, se retrouve pris dans des formes qui sont le précipité d'époques bien antérieures. Le temps présent est toujours à la fois ici et très loin, à plusieurs millénaires en arrière. C'est une sorte de ver qui se déplace sur des anneaux politiques, économiques, culturels, biologiques et une infinité d'autres dont chacun a son tempo, son rythme propre ; sans doute peut-on en donner une image unitaire et la développer selon une perspective centrale à partir d'une seule raison, comme le fait Spengler ; mais on peut aussi bien être tenté par le contraire. Il n'y a là ni plan, ni rationalité, c'est entendu : est-ce vraiment plus déplaisant que s'il y en avait ? L'agnosticisme est-il confortable ? Il peut être vrai ou faux, pénétrant ou superficiel, puisque c'est une affaire de raison ; mais qu'il soit humainement profond ou non, c'est là une propriété non plus de la connaissance, mais des complexes – non ratioïdes, dans mon langage abrégé – bâtis sur ce genre de convictions rationnelles. Cette confusion s'est en quelque sorte éternisée, par exemple, dans l'évaluation du matérialisme (philosophique) : on s'entête à le juger plat, étriqué, quand il peut être aussi chargé d'affectivité que la croyance en les anges. Peut-être comprendra-t-on maintenant ce que j'entends par le voeu que de telles théories – à moins qu'elles ne soient expressément justes ou fausses – ne soient pas traitées autrement que de simples hypothèses
intellectuelles pour l'élaboration d'une nouvelle vie, plutôt que d'accorder – comme on ne manque jamais de le faire aujourd'hui – à la théorie, si naïvement, si lourdement, un caractère affectif. Comment s'explique l'intellectualisme, au sens péjoratif du mot, la mode actuelle de la précipitation intellectuelle, le flétrissement prématuré des pensées ? Par le fait que nous cherchons la profondeur avec nos pensées et la vérité avec nos sentiments ; et que, faute de voir cette interversion, nous sommes à tout moment déçus de n'y pas réussir. Des tentatives idéologiques d'envergure comme celle de Spengler sont fort belles ; mais elles souffrent du fait qu'un beaucoup trop petit nombre de possibilités intérieures ont été préalablement élaborées. C'est ainsi que l'on réduit la guerre mondiale, ou notre effondrement, tantôt à tel groupe de causes, tantôt à tel autre. C'est une illusion, aussi trompeuse que de réduire un événement physique particulier à une chaîne de causes. En réalité, dès les premiers maillons, les causes se diluent à l'infini. En physique, le concept de fonction nous a tirés d'affaire. Dans le domaine de l'esprit, nous sommes désarmés. L'intellect nous a laissés en plan. Non parce qu'il est sans profondeur – comme si tout le reste ne nous avait pas aussi laissés en plan ! –, mais parce que nous n'avons pas travaillé.
XIII
La distinction entre culture et civilisation fait l'objet d'une vieille controverse, à mes yeux parfaitement stérile. Cependant, si l'on tient à distinguer, je crois que le mieux est de parler de culture partout où règnent une idéologie unique et une forme de vie encore unitaire, et de définir une civilisation, au contraire, comme un état de culture diffus. Toute civilisation a été précédée par une culture qui déchoit en elle ; toute civilisation est caractérisée par la maîtrise technique de la nature et un système complexe – qui exige, mais consomme aussi beaucoup de matière grise – de relations sociales.
On attribue presque toujours à la culture une relation immédiate avec les essences, une sûreté de comportement encore instinctive et comme fatale, comparé auxquelles l'entendement, symptôme premier de la civilisation, présenterait une incertitude et une médiateté assez misérables. On connaît les éléments sur lesquels s'appuie cette conception. D'une part le grand geste du mythe et de la religion qui fait, surtout de loin, un effet de totalité, d'autre part la maladresse de l'entendement à exprimer ce qu'un regard, un silence, une décision traduisent beaucoup mieux. L'homme, en effet, n'est pas pur intellect : il est volonté, sentiment, inconscient et souvent aussi simple fait, comme le train des nuages dans le ciel. Mais enfin, si l'on ne veut voir en lui que ce qui ne dépend pas de la raison, il faut choisir pour idéal la fourmilière ou la ruche : car la mythologie, l'harmonie et la sûreté intuitive des fourmis et des abeilles réduisent probablement à zéro tout ce dont l'homme peut, sur ce plan, se prévaloir.
Comme je l'ai déjà dit, je tiens l'augmentation du nombre d'hommes attelés à ces problèmes pour la cause principale du passage de la culture à la civilisation. Il est clair que l'on n'imprègne pas des millions d'individus comme on en imprègne des centaines de milliers. Les aspects négatifs de la civilisation tiennent pour une bonne part à la disproportion entre la masse du corps social et sa perméabilité aux influences. Considérons le point culminant atteint avant la guerre : chemins de fer, télégraphe, téléphone, avions, journaux, librairies, système scolaire et post-scolaire, service militaire : tout cela absolument insuffisant. Une différence entre la grande ville et la campagne « noire » plus grande qu'entre les races. Une impossibilité totale, même à son propre niveau, d'avoir accès aux données d'un autre domaine intellectuel à moins d'énormes sacrifices de temps. Conséquence : une scrupulosité bornée ou une superficialité effrénée. L'organisation intellectuelle est en retard sur l'accroissement numérique : voilà à quoi l'on peut ramener le 98 % des phénomènes de civilisation. Aucune initiative ne peut pénétrer le corps social sur une longue distance, ni recevoir le contrecoup de la totalité de celui-ci. On aura beau faire : le Christ lui-même redescendrait-il sur la terre, il est absolument exclu qu'il y puisse agir. La question de vie ou de mort : une politique d'organisation de l'esprit. C'est le premier problème de l'activisme" comme du socialisme. S'il n'est pas résolu, tous les autres efforts seront vains, car il ne peuvent être efficaces qu'à partir de sa solution.
XIV
Je me résume; c'est la première fois de ma vie que je dois le faire après coup.
J'ai attaqué un livre qui jouit d'une grande faveur. Je m'étais promis – ce n'est pas un compte rendu que j'en fais –de dénoncer à travers cet exemple illustre les erreurs de notre temps : la superficialité ; la spiritualité dont on se couvre comme d'un manteau un mannequin ; le débordement de l'imprécision lyrique sur les terres de la raison. En effet, si grande que soit, par exemple, la différence entre le « philosophe » explosif qui digère sous forme de « condensations » tout ce qui circule dans l'air de l'esprit et le rat de bibliothèque qui dévore chaque jour plusieurs fois son poids intellectuel, consommant de la science qu'il ne peut rendre évidemment que sous forme plus lâche, ce sont là des phénomènes opposés, mais identiques dans leur signification : les symptômes d'une époque qui ne sait pas se servir de son entendement. Non qu'elle en ait trop, comme on le prétend toujours ; mais elle ne l'a pas où il faut. Si, pour donner un autre exemple, notre époque a extériorisé et banalisé, avec l'expressionnisme, une forme de connaissance artistique originelle, c'est que les hommes qui voulaient faire entrer l'esprit dans la littérature étaient incapables de penser. Et s'ils en étaient incapables, c'est qu'ils pensaient en termes vides auxquels faisaient défaut le contenu, et le contrôle de l'expérience. Le naturalisme a produit de la réalité à laquelle manquait l'esprit, l'expressionnisme de l'esprit auquel manquait la réalité ; l'un comme l'autre, du « non-esprit ». Mais, de l'autre côté, chez nous, on voit aussitôt surgir un rationalisme de poisson séché : les deux adversaires sont dignes l'un de l'autre.
Je reviens encore une fois à cette distinction entre le ratioïde et le non-ratioïde que j'ai, non pas inventée, mais seulement si mal baptisée. Là est la racine du problème capital de l'intuition et de l'appréhension affective, qui ne sont rien d'autre que des particularités, mal comprises, du domaine non ratioïde. Là est la clef de l'« éducation ». Là sont nés l'idéalisme rachitique et le dieu de notre temps. Et c'est à partir de là qu'il serait possible de comprendre pourquoi le débat encore stérile entre la pensée scientifique et les exigences de l'âme ne peut être tranché que par un « plus », un plan, une orientation du travail, une nouvelle évaluation de la science comme de la littérature !
Et je déclare publiquement à Oswald Spengler, en témoignage d'affection, que si d'autres écrivains commettent moins d'erreurs que lui, c'est uniquement faute d'avoir la portée de ce pont entre les deux rives, qui leur laisse immanquablement plus de place.
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