samedi 31 mars 2007

FÉCONDITÉ MORALE in ESSAIS

L'égoïsme est une fiction des théoriciens de la morale ; ne vouloir que son propre bien n'est absolument pas, pour le sentiment, simple affaire personnelle. Purement égoïste ne pourrait être qu'une totale surdité affective, un automatisme non accompagné de conscience, le court-circuit entre stimulus sensoriel et volonté sans interposition d'aucun sentiment du monde. Le débauché, le grand criminel, le coeur de glace représentent comme tout autre type d'homme des variétés de l'altruisme ; comme on a dû reconnaître dans le donjuanisme une forme d'amour.
On a démontré que tout mouvement d'altruisme peut être ramené à des gestes d'égoïsme ; on aurait pu démontrer aussi bien que tout acte égoïste cache des élans altruistes sans lesquels il ne serait pas pensable. Les deux déductions, sous cette forme extrême, sont également drôles ; c'est la majesté du concept dans un pot branlant, un jeu intellectuel involontaire - du fait que le terrain affectif sur lequel il se déroule est mouvant.
Ce qui ressort de l'analyse de tout exemple d'égoïsme, c'est un rapport affectif avec l'entourage, une relation entre soi et l'autre qui se trouve être, aux deux bouts, difficile. Mais il n'y a jamais eu non plus d'altruisme à l'état pur. Il n'y a jamais eu que des êtres amenés à rendre service à d'autres parce qu'ils les aimaient, et des êtres amenés à leur nuire parce qu'ils les aimaient sans pouvoir exprimer autrement cet amour. Ou qui faisaient l'un et l'autre, parce qu'ils haïssaient. Mais la haine et l'amour ne sont eux-mêmes que des manifestations trompeuses, des indices fortuits d'une seule et même force qui tourmente nombre d'entre nous et que l'on peut définir seulement comme une agressivité morale, le besoin - d'ordre finalement imaginaire - de réagir de quelque violente façon sur son prochain, de se répandre en lui, de l'anéantir ou de bâtir, par rapport à lui, quelque constellation riche de trouvailles intérieures. L'altruisme comme l'égoïsme sont des possibilités d'expression de cette imagination morale ; mais ils ne sont, ensemble, pas davantage que deux de ses innombrables avatars.
De même, le mal n'est pas le contraire du bien ou son absence ; ce sont des phénomènes parallèles. Bien et mal ne sont pas des contraires fondamentaux, moins encore ultimes, de la morale, comme on l'a toujours supposé, même pas, probablement, des concepts particulièrement importants pour sa théorie ; ce sont des combinaisons, des abrégés pratiques. Les opposer diamétralement relève d'un stade de pensée antérieur où l'on attendait tout de la dichotomie, et n'est guère scientifique. Ce qui prête une apparence de sérieux à toutes ces bipartitions morales, c'est qu'on les confond avec la distinction entre ce qu'il faut combattre et ce qu'il faut encourager. Cette opposition authentique, inséparable de tous nos problèmes, comporte effectivement, elle, une composante importante de la morale, et toute théorie qui chercherait à l'émousser ou à la réduire ne saurait être que boiteuse. Mais prétendre que tout comprendre, c'est tout pardonner, n'est pas une erreur plus grave que d'affirmer que la décision sur ce qu'a de pardonnable ou d'impardonnable un phénomène moral en épuise la signification. On voit là se confondre deux notions qu'il faut absolument garder distinctes. Ce que l'on doit combattre ou encourager, ce sont des réflexions pratiques et des situations de fait qui le déterminent et suffisent, pourvu qu'on laisse assez de jeu aux contingences historiques, à l'expliquer. Pour justifier le châtiment d'un voleur, il n'est pas besoin de raisons dernières : les actuelles suffisent. Mais on ne trouvera pas trace, en pareil cas, de méditation ou d'imagination morales. Si quelqu'un, en revanche, au moment de châtier, se sent paralysé, s'il voit son droit de toucher à autrui brusquement vaciller, s'il se met à faire pénitence ou se saoule à mort dans des tavernes, ce qui lui arrive alors n'a plus rien à voir avec le bien et le mal; il ne s'en trouve pas moins dans un état de réaction morale extrêmement violente.
La preuve que nous ressentons la morale, en profondeur, comme une aventure vécue, c'est que ses théoriciens eux-mêmes quittent volontiers le terrain sûr de l'utilitarisme pour tenter d'élever ses commandements au niveau d'une expérience vécue originale, pour faire entendre à notre porte les coups frappés par le sentiment - sous le masque d'un étranger imposant : le devoir. L'impératif catégorique - et tout ce que l'on a tenu depuis pour un événement spécifiquement moral - n'est au fond qu'un détour, masqué de dignité bougonne, pour retrouver le sentiment. Mais, ce faisant, ce que l'on met au premier plan est quelque chose d'absolument secondaire et dépendant qui présuppose des lois morales au lieu d'en créer; une expérience accessoire et nullement, il s'en faut ! l'expérience centrale de la morale.
De tous les principes moraux jamais énoncés, le plus fortement imprégné d'altruisme n'est ni «Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ni « Fais le bien », mais celui selon lequel la vertu peut s'enseigner. Toute activité rationnelle, en effet, a besoin de l'autre et ne se développe que dans l'échange d'expériences communes. Mais la morale ne commence vraiment que dans la solitude qui sépare chaque homme de l'autre. C'est à cause de l'incommunicabilité, de l'enfermement en soi, que les hommes ont besoin du bien et du mal. Le bien et le mal, le devoir ou la forfaiture sont les formes sous lesquelles l'individu crée un équilibre affectif entre lui et le monde. Or, l'important n'est pas seulement d'établir la typologie de ces formes, c'est, plus encore, de comprendre la pression qui les crée ou l'état de dépression sur lequel elles se fondent, ainsi que leur infinie diversité. L'action - que l'on ait affaire à un héros, un saint ou un criminel - n'en est que la traduction balbutiante. Le meurtrier sexuel lui-même est, en quelque recoin de son âme, plein de blessures intimes, de brigues secrètes, il est encore, quelque part, comme un enfant à qui le monde a fait tort ; mais il n'a pas les moyens de l'exprimer autrement qu'il vient précisément d'y parvenir. Il y a chez le criminel à la fois une résistance et une absence de résistance au monde, et l'une et l'autre se retrouvent en tout homme à forte destinée morale. Avant d'éliminer pareil individu - serait-ce le plus infâme -, on devrait recueillir et conserver ce qu'il y avait en lui de résistance, et que le monde a dégradé. Et nul n'est plus nuisible à la morale que ces maniaques du bien et du mal qui, saisis d'une molle terreur devant telle ou telle de leurs manifestations, en refusent jusqu'au contact.

Robert Musil. ( Mars 1913 )

jeudi 15 mars 2007

LA FEMME HIER ET DEMAIN in ESSAIS ( 1929 )

Ce que l'on nomme la « femme nouvelle » est une entité plutôt compliquée qui se compose, pour le moins, d'une femme nouvelle plus un homme nouveau plus un enfant nouveau plus une société nouvelle. J'avoue que j'aurais dû réfléchir à cela avant d'accepter d'en parler ; d'autant qu'il n'est même pas absolument sûr que la femme nouvelle existe réellement et ne se juge pas plutôt, momentanément, telle.
Je ne pourrai donc aborder qu'un certain nombre de questions qui m'intéressent plus particulièrement, notamment celle de « la femme démodée » ; plus précisément, dans notre cas, de la femme qui passe depuis peu pour démodée dans notre milieu, le milieu de la plupart de nos contemporains. Sur un point important, elle aura été plus cohérente que la nouvelle : elle s'emmitouflait de la tête aux pieds, alors que la nouvelle n'est que partiellement nue. Interroge-t-on un sexagénaire sur ses souvenirs de jeunesse, il déclarera que la femme d'aujourd'hui ne peut plus ni s'habiller, ni se déshabiller ; et il y a là une part de vérité sur laquelle ne doivent pas nous faire illusion ces vieilles gravures de mode où les femmes vous ont un air si ridicule que le présent apparaît du coup, avec votre permission, comme un miracle des Temps modernes. Ce sont des concrétions d'où toute vie s'est retirée, des ralentis de l'amour où la forme réduite à elle-même effraie, comme elle le fait toujours dès qu'elle n'est plus baignée par le flux du sensible. Néanmoins, si l'on se débarrasse des préjugés actuels sans pour autant réendosser ceux de jadis et que l'on considère ces robes et ces chapeaux comme on a appris à faire les statues baroques, on leur reprochera bien un certain manque de goût, mais on ne pourra pas n'y pas voir, en revanche, beaucoup de mouvement. Du fait même de leur dessiccation par l'histoire, ces masses vestimentaires à volants, bouillons, ruchés et falbalas se donnent vraiment pour ce qu'elles sont : une prodigieuse multiplication artificielle de la surface érotique. L'oeuvre d'art qu'accomplit la nature en produisant, par le simple déploiement et reploiement d'un pétale de peau, les formes animales et humaines ainsi que les séductions de l'amour, se voit ici dépassée sinon avec élégance, du moins avec efficacité. Le vêtement de la femme démodée avait pour tâche - et sa morale aussi bien - d'accueillir et de répartir le pénétrant désir viril ; il distribuait le trop simple rayon de ce désir sur une vaste surface - et, moralement, sur toutes sortes d'obstacles -, comme, d'un seul cours d'eau, l'on irrigue une vaste contrée ; et, conformément à la loi qui donne au plaisir et à la volonté une situation d'exception parmi les forces humaines, du fait que les obstacles les exaltent au lieu de les affaiblir, il portait le désir à un degré d'intensité quasi ridicule, si bien que des dévoilements qui nous laissent de glace aujourd'hui représentaient pour l'homme d'alors une aventure bouleversante. Mais, pour ne pas nous borner à en sourire, rappelons-nous les charmantes histoires d'amour que raconte Stendhal dans ses nouvelles de la Renaissance : ne doivent-elles pas une bonne part de leur éclat de torches aux extraordinaires difficultés qui obligent les amants à ne se voir que rarement, furtivement, la nuit, au péril de leur vie ? Ce sont là des épices qui commençaient peut-être à s'affadir par excès d'absurdité ; n'empêche que nous sommes sur le point d'en être définitivement privés.
A vrai dire, j'aimerais donner encore ici, de cette absurdité, un autre exemple ; je le dois à un homme longtemps tourmenté par des angoisses nerveuses sans fondement, liées à l'histoire de sa jeunesse. Il avait passé son adolescence dans un internat et décrivait avec quelque amertume la façon dont lui et ses camarades - c'était autour de 1890 - se représentaient « la Femme ». Une vieille bibliothèque romanesque, quelque « trésor » ou « guirlande » de nouvelles empruntées à la littérature universelle, voilà à quelle source ils s'abreuvaient : toutes les femmes qui y figuraient étaient belles, la taille fine, des mains et des pieds minuscules et une très longue chevelure. De caractère, elles se montraient tour à tour fières et douces, gaies et mélancoliques, mais toujours extrêmement féminines et, à la fin de l'histoire, aussi sucrées et fondantes que pommes au four. Elles étaient le rêve des jeunes hommes qui n'avaient pas encore eu l'occasion de jeter un regard sur la vie ; d'où suivait un phénomène curieux. Pour être à la hauteur de ces femmes, il fallait aux hommes une moustache qu'elles pussent presser sur leurs lèvres, moustache que les lois naturelles permettaient aux jeunes gens d'espérer au moins imminente. Ils en venaient donc à se la souhaiter comme un « préliminaire du plaisir », ainsi que l'on dit, je crois, aujourd'hui ; et comme cette moustache devait être, selon le « trésor des nouvelles », blonde ou noire, souple et longue, le narrateur en avait désiré une dont une moitié fût blonde et l'autre, par précaution, noire, et d'un jour à l'autre plus longue ; elle avait commencé par être seulement aussi longue que celle d'un héros décrit dans une première histoire ; quand une deuxième histoire avait engendré un deuxième héros d'égale valeur, elle avait doublé - pour devenir enfin, à tout hasard, aussi longue que la somme de toutes les moustaches existantes, voire un petit peu plus. Arrivé à ce point, le garçon comprit - bienheureuse intuition ! - l'impossibilité de désirer pareille moustache ; et plus tard, il s'effraya, rétrospectivement, que son imagination eût pu, par mégarde, s'égarer de la sorte. A la lumière de cette expérience, la femme lui inspirait un léger effroi ; la petitesse des pieds, des mains, de la bouche, la minceur de la taille, en soulignant le développement de toutes les parties où la physiologie voit des coussins de graisse, étaient autant d'images entraînant une tendance à la réduction illimitée, épuisante pour l'affectivité. Bientôt la taille ne fut jamais assez fine, la bouche idéale prit les dimensions et la rondeur d'une tête d'épingle, les menottes et petons se retrouvèrent posés tels des papillons sans force sur l'opulent calice du corps. Pareil idéal comportait sans nul doute le germe d'un comportement délirant, et quiconque a une teinture de psychologie pensera peut-être à cet insatiable « besoin de sécurité » qui serait, selon l'école d'Adler, un des symptômes de la névrose. Mais comment qualifier ce comportement délirant de morbide, quand on voit que la même croissance à vide, la même tendance à une surenchère sans plénitude se manifestent dans toute activité humaine qui s'écarte du terrain naturel où elles côtoyaient encore une foule d'intérêts orientés autrement ou en sens contraire ? La mystique dégénère en masochisme ascétique, la supériorité intellectuelle en combinaison d'échecs, les joies de l'exercice physique ou de la compétition en obsession du record. De l'instant où l'ombre grotesque de ce comportement unilatéral s'étendit à l'amour, il ne faut rien conclure, sinon que la forme idéale qu'on lui avait prêtée jusqu'alors commençait à se décomposer.
Depuis lors, on a suffisamment parlé de la femme nouvelle pour que je puisse être bref sur la transition. Jusqu'au temps des parents et grands-parents des deux générations actuellement en vie, la seule conception recevable de l'amour avait été celle du chevalier en quête de sa dame, et qui la trouve ; avec le temps, il est vrai, les épreuves qu'il devait surmonter à cet effet s'étaient confinées de plus en plus entre les pages des mauvais romans ; de surcroît, l'idéal chevaleresque et chrétien primitif s'était distribué de telle façon que la part chevaleresque en incombât plutôt à l'homme, et la part chrétienne à la femme. Cette conception de l'amour qui continuait à orienter la vie alors qu'elle en avait presque disparu a vraisemblablement fait son temps. Du coup, la limitation de l'âge de l'amour, pour la femme, au bref laps qui s'étend entre la dix-septième et la trente-quatrième année, perd son sens : déjà nous ne comprenions presque plus cette réserve, conséquence d'une conception sublime, exaltée de l'amour, selon laquelle on ne pouvait y satisfaire que dans sa fleur. Fait caractéristique, la situation sociale de la femme s'est elle aussi vidée de son sens, avec toutes les exagérations qui s'ensuivent. Il faut se représenter qu'à l'origine, le champ d'activité de l'économie domestique était assez vaste et divers pour occuper entièrement la personne qui en avait la charge, et que le peu qui en subsiste n'en est pas moins resté inhérent à la notion, depuis longtemps trop grande pour lui, de maîtresse de maison ; c'est ainsi que la puissante associée de l'homme est devenue une petite mère de famille légèrement ridicule, toujours à bavarder sottement de ses besognes. Cette évolution devait fatalement avoir son pendant dans les rapports avec les enfants. Le problème des enfants ou, comme on dit aujourd'hui, le problème des générations ne réside probablement pas là où on le cherche d'ordinaire, dans cette précocité moderne qui entraîne un précoce besoin d'indépendance, ou dans quelque mouvement ondulatoire de la culture dressant parents et enfants les uns contre les autres, mais tout simplement, sans doute, dans le fait que là où l'on héritait autrefois de tout un mode de vie, l'on n'hérite plus aujourd'hui, au mieux, que de l'argent et des terres. On pourrait même affirmer que le problème des générations est en rapport étroit avec le passage de la maison de famille, bâtie pour traverser les siècles et manifester rang social et fortune, à l'appartement nomadique des grandes villes. C'était ébranler du même coup la notion de maternité qui avait donné à la femme sa dignité en la dédommageant du sacrifice précoce de sa jeunesse. Cette notion privée de son ossature, il n'en subsistait plus qu'une exigence d'autorité purement psychique ; si celle-ci, même fortement intellectualisée, peut garder quelque réalité, il lui manque la tranquille évidence de la matière, de ce qui n'est pas l'esprit ; dès lors, des déceptions dans les relations parents-enfants deviennent inévitables, ne serait-ce que parce qu'elles sont surchargées d'affectivité. La limitation du nombre des enfants contribue également à alourdir d'exigences morales les relations entre époux et entre parents et enfants, qui ont perdu de leur extension. Comme, d'autre part, la baisse de la fécondité est une conséquence directe de la transformation des conditions de vie et de l'économie, cet exemple montre bien comment des impulsions évolutionnaires d'origine très différente se complètent mutuellement. On pourrait en citer maint autre dans le même sens : le statut juridique intenable de la femme, le travail féminin, l'influence prise sur la formation des moeurs par les besoins des classes naguère inférieures, l'aspiration générale à des conceptions morales plus élastiques, l'affaiblissement de l'individualisme et enfin, derechef, Sa Majesté l'amour qui, des hauteurs du XVIIIe siècle et du romantisme, est tombé aux mains des plus médiocres fabricants de romans et de drames. Ce vaste réseau d'innombrables détails prouve que les modifications intervenues ne sont pas le fait d'une simple oscillation, mais signifient un éloignement durable du passé ; toutefois, vouloir prédire où elles mènent, dans un pareil imbroglio, exigerait l'enthousiasme du prophète. Tous, nous sommes à peu près informés du flot de livres, de discours, d'entreprises partisanes ou individuelles dont est sorti, dans l'espace d'une vie humaine, ce que l'on nomme la femme nouvelle, ou le nouveau statut de la femme. Mais le fait le plus significatif est indéniablement qu'en fin de compte, tout s'est passé autrement que prévu. C'est la guerre qui a fait perdre aux masses féminines le respect des idéaux virils et, du même coup, de la femme idéale ; et le combat décisif, ce ne sont pas les championnes de l'émancipation qui l'ont livré, mais les tailleurs. La femme ne s'est pas libérée en enlevant à l'homme tel ou tel domaine d'activité, comme il avait semblé d'abord ; ses gestes décisifs ont été de prendre possession de ses plaisirs, d'une part, et de se déshabiller, d'autre part. Il a fallu attendre ce moment pour que la femme nouvelle, sortant de l'état d'exception de la littérature ou de la dissidence réformiste, se révèle aux yeux du peuple et, rapidement, prenne corps : processus révolutionnaire qui incite à quelque prudence.
Si l'on examine avec ladite prudence, et l'éternelle sympathie que mérite une créature tenue de bouleverser le monde quand elle a peur d'une souris, l'état actuel des choses, on en peut conclure à peu près ceci : fatiguée d'être l'idéal d'un homme qui a perdu le pouvoir d'idéalisation, la femme a pris sur elle de devenir son propre modèle. Depuis que le démon de midi lui paraît comique, l'atmosphère s'est sensiblement purifiée. La femme ne veut plus être en aucune manière un idéal, elle veut en créer, contribuer à leur élaboration, à l'instar de l'homme ; même si ce doit être, pour le moment, sans grand succès. Dans sa nouvelle activité, elle a encore des gaucheries de jeune fille ; la plupart des lycéennes et des étudiantes ne vont pas jusqu'au bout de leurs études, beaucoup peuplent les professions incontrôlables ; elle fait encore appel aux instincts adolescents de son partenaire : maigre comme un jeune garçon, camarade, sportivement prude et puérile. Aux foules d'hommes habillés assis aux parterres des théâtres, longeant des vitrines ou lisant le journal, elle se montre nue comme un ver; mais devant les quelques-uns qu'elle retrouve à la plage, elle garde tout de même sur elle quelques bouts de tissu dont l'ampleur recommence même depuis peu à augmenter. Mais ces restes d'inconséquence ne joueront aucun rôle. Ce qui compte davantage, c'est que la relation avec les enfants se limite encore, essentiellement - et toujours pour le moment - à les préserver : la femme nouvelle a pris forme un peu plus rapidement que la mère nouvelle. Mais il semble que le prosaïsme extrêmement séduisant qui fut toujours le propre de la femme quand elle se comportait naturellement et non pas conformément au rêve de l'homme - car les êtres délicats sont souvent, pour leur défense, un peu prosaïques, et laissent les donquichotteries aux créatures mieux charpentées - finira par s'exprimer dans une pédagogie rationalisée dont les enfants se trouveront certainement fort bien. L'essentiel, dans cette affaire, pourrait être ce sens du réel dans un sexe condamné durant des siècles à se donner pour l'idéal de l'autre. Je ne suis pas de ceux qui déplorent le prosaïsme des jeunes femmes. Le corps humain ne peut éternellement se borner au rôle de récepteur d'excitations physiques : dans quelque relation qu'il noue, le moment vient toujours où il se fait le montreur, l'acteur de lui-même ; ainsi l'instinct naturel se combine-t-il toujours, en lui, avec un système déterminé de représentations et de sentiments ; cette production d'idéologie ressemble à un jet d'eau qui monte et retombe tour à tour au long des siècles. Aujourd'hui, il est tout près de son point le plus bas, presque invisible ; mais on ne peut douter qu'il ne remonte, sous l'effet de quelque combinaison nouvelle. Les chances de pareille résurgence sont nombreuses et diverses, et l'avenir ne les dissimule vraiment qu'à la façon d'un voile, non d'un mur d'enceinte pavé de préjugés.

vendredi 9 mars 2007

Extrait de : Littérateur et littérature Notes Marginales ( septembre 1931 ) in Essais

L'esprit du poème


On ne devrait jamais perdre de vue que la source profonde de toute littérature est le lyrisme, même si l'on refuse d'en faire une question de hiérarchie. L'habitude de voir dans le poète lyrique l'écrivain par essence est bien ancrée, encore qu'un peu archaïque ; rien ne montre plus clairement que le vers, que l'écrivain est quelqu'un dont la vie se déroule dans d'autres conditions que les conditions ordinaires.
Nous n'en ignorons pas moins ce qu'est, à proprement parler, un poème. Nous n'avons même pas, de sa zone extérieure de rayonnement dominée par les notions de rime, de rythme et de strophe, une connaissance suffisante pour faciliter notre rapport avec l'expérience de sa lecture ; à plus forte raison ignorons-nous presque tout de son intérieur. Une forme spécifique, non ordinaire, de combinaison de représentations : réduire le poème à cette définition paraît prosaïque, mais de tous les moyens qui pourraient nous faire progresser pour le moment, c'est encore le plus sûr. Ainsi, d'une représentation pas beaucoup plus belle que d'autres : des enfants passant en chantant sur un pont au-dessous duquel flottent des barques illuminées et les reflets des rives - et à une distance infinie même de l'ébauche : Auf der Brücke singen Kinder, / Auf dem Strome schwimmen Lichtlein3, une simple inversion suffit à Goethe pour créer ces deux vers magiques : Lichtlein schwi,nmen auf dem Strome, / Kinder singen auf der Brücken. Considérons leur rythme, facile à tambouriner sur une table : il n'a que l'importance d'un accompagnement, d'un dessous ; la sonorité, qui contribue de façon sensible à la métamorphose de l'impression, ne peut pour autant être dissociée de celle-ci, et n'est pas plus autonome que ne l'est le côté d'une figure. On pourrait continuer ainsi à analyser d'autres modifications de ces vers sans rien trouver que détails dépourvus de signification isolée ; et l'on en serait réduit à conclure que c'est leur somme, et leurs corrélations, qui permettent la naissance, restée mystérieuse, de l'ensemble. Bien des gens, certes, aiment à voir dans la poésie un mystère ; mais on peut aussi aimer la clarté ; et dans ce cas, il n'y a tout de même pas lieu de désespérer de la trouver. Lit-on en effet les deux vers de l'exemple choisi dans leur premier état, puis dans l'état définitif, on se rend compte malgré tout, à côté de ses autres impressions, que la contraction extérieurement saisissable subie par les phrases au moment où elles prennent leur juste place, que l'unité formelle qui se crée là comme d'un seul coup à la place de l'ébauche diffuse, sont moins un événement d'ordre sensoriel qu'une modification extra-logique du sens. Et à quoi serviraient donc les mots, sinon à exprimer un sens ? Le langage du poème lui aussi, en fin de compte, est langage, c'est-à-dire avant tout communication ; et si l'on pouvait apprendre à voir dans cette modification de la teneur du poème obtenue par les seuls moyens de la poésie l'essentiel de l'opération, on donnerait du même coup, à tous les détails que l'on reconnaît collaborer au poème sans pouvoir les relier entre eux, une sorte d'axe dont la présence éclairerait leur mode de combinaison.
Apparemment, les arguments en faveur de ce point de vue ne manquent pas. Le mot est moins le porteur d'un concept, comme nous l'admettons d'ordinaire, impressionnés par le fait que son contenu conceptuel se laisse parfois définir, qu'il n'est, si on ne le réduit par sa définition à un terme technique, un sceau sur un ensemble assez lâche de représentations. Même dans une combinaison verbale aussi simple et prosaïque que « la chaleur était vive », les contenus de représentation des mots « chaleur », « vive », voire « était » sont tout à fait différents selon que la phrase concerne un convertisseur Bessemer ou un poêle d'appartement ; d'autre part, il y a un point commun entre la vive chaleur d'un poêle et celle de nos sentiments. Non seulement la phrase tire sa signification des mots, les mots aussi tirent la leur de la phrase ; et il en va de même pour la phrase et la page, la page et l'ensemble du texte. Dans le langage scientifique lui-même jusqu'à un certain point, mais dans une très large mesure dans le langage non scientifique, contenant et contenu interfèrent dans le modelage de leur signification ; et l'architecture d'une page de bonne prose se révèle à l'analyse logique non comme une chose figée, mais comme la vibration d'un pont qui se modifie de pas en pas. Reste, on le sait, que le propre et le devoir de la pensée scientifique, ou logique, ou discursive, ou encore - pourrait-on dire en l'opposant ici à la poésie - fidèle au réel, sont de canaliser autant que possible le processus de la représentation, de le rendre clair et inéluctable ; les règles logiques se bornent à contrôler cette tâche, qui est déjà devenue une habitude psychologique à peu près sans équivoque. On peut aussi renoncer à ce contrôle, rendre aux mots leur liberté ; mais, là encore, ce ne sera pas le pur caprice qui présidera à leurs associations ; car, si les mots ont bien plusieurs significations, ce sont des significations apparentées ; en choisit-on une, l'autre n'est pas loin : elles ne sombrent jamais dans l'incohérence absolue. A l'identité conceptuelle de l'usage ordinaire se substitue d'une certaine manière, dans l'usage poétique, la ressemblance du mot avec lui-même, et aux lois qui règlent le cours logique de la pensée, une loi de l'attraction. Le mot poétique ressemble à l'homme qui va là où il se sent attiré : il va vivre quelque temps une aventure, mais ce temps ne sera pas dépourvu de sens, et il aura des efforts considérables à faire : car la maîtrise de l'instable n'est nullement plus facile que celle du stable.
On a prétendu que, dans le déroulement du travail poétique, se substituait aux représentations déterminantes de la pensée logique un affect ; et il semble bien qu'une tonalité affective fondamentale et unitaire joue toujours un rôle dans la formation du poème; mais qu'il soit décisif dans le choix des mots, l'intense activité rationnelle dont font état les poètes eux-mêmes y contredit. On a également expliqué la différence qui affecte les mêmes mots selon qu'on en fait un usage logique ou artistique - ce fut, si mes souvenirs sont exacts, Ernst Kretschmer' dans sa Medizinische Psychologie, 1922 -, en affirmant qu'ils apparaissent ici dans la pleine lumière de la conscience, et là en marge, dans une zone mi-rationnelle mi-affective qu'il nomme la «sphère ». Mais cette hypothèse - qui d'ailleurs, comme le « sub-conscient » des psychanalystes, désignation beaucoup trop spatiale, n'est qu'une comparaison, car la conscience est un état, non une zone, et presque même un état d'exception du psychisme - nécessite à son tour un complément : la reconnaissance du fait que le tissu objectif, aussi bien que le tissu subjectif de nos représentations, couvre toute l'étendue du spectre entre ladite «sphère » et le concept univoque. Il est des mots dont tout le sens tient dans l'expérience vécue à laquelle nous devons de les connaître : parmi eux, la plupart des représentations morales et esthétiques dont le contenu change avec les individus et avec les périodes de la vie, au point que le fixer conceptuellement, c'est risquer d'en perdre le meilleur. Dans un texte ancien déjà, j'ai parlé à ce propos de pensée « non ratioïde », à la fois pour la distinguer de la pensée scientifique considérée comme ratioïde, c'est-à-dire où le pouvoir de la ratio est adapté à ses contenus, et pour donner ainsi une autonomie intellectuelle au domaine de l'essai et même à celui de l'art. Le jugement scientifique est en effet naturellement enclin à surestimer, dans la création artistique, la part de l'affectivité et du jeu aux dépens de la part intellectuelle, de sorte que l'esprit de la littérature, qui est opinion, croyance, pressentiment ou sentir, apparaît volontiers comme une forme inférieure de l'esprit scientifique, fait, lui, de certitude ; en réalité, ces deux sortes d'esprit se rattachent à deux domaines autonomes du vivre et du connaître, dont la logique n'est pas exactement la même. Le fait que le domaine du communicable et de la communication humaine s'étend probablement, sans solution de continuité, du langage mathématique à l'expression affective, presque totalement irrationnelle de l'aliéné ne vient pas contredire, mais compléter cette distinction entre objets désignables ou non de manière univoque.
Si, excluant les cas pathologiques, nous nous limitons à ce qui possède encore une valeur de communication au moins pour tel ou tel groupe humain, nous pouvons situer à l'opposé du pur concept, sur cette échelle, ce que l'on appelle le « poème sans signification » ; ce poème sans signification, ou sans sujet, tel que le prônent périodiquement certaines écoles poétiques, à l'aide d'arguments invariablement douteux, nous intéresse particulièrement ici du fait qu'il peut être réellement beau. Ainsi ces vers de Hofmannsthal : Den Erben lass verschwenden / anAdler, Lamm und Pfau / das Salbôl aus den Hünden / der toten alten Frau, présenteront-ils sans doute aux yeux de nombre de lecteurs les caractères d'un poème sans signification : il est aussi impossible de deviner sans secours extérieur ce que le poète a voulu dire que de soustraire son esprit à leur pouvoir ; et sans doute en va-t-il au moins partiellement ainsi pour nombre de gens devant nombre de poèmes. Ces vers ne sont pas beaux parce que Hofmannsthal voulait certainement leur faire dire quelque chose ; ils le sont quoiqu'on ne puisse comprendre ce qu'ils disent ; et le comprendraiton qu'ils en seraient peut-être plus beaux, mais peut-être aussi moins beaux. Car tout ce que l'on peut comprendre à leur lecture relève de la pensée rationnelle et ne tire sa signification que de celle-ci. Sans doute pourrait-on voir là, plutôt qu'un exemple du pouvoir de l'art, un exemple du manque d'art du lecteur. Il faudrait faire alors une expérience complémentaire : par exemple, poser une grille sur les poèmes d'un lyrique expressif tel que Goethe, ou simplement en extraire, par quelque autre procédé mécanique, tous les énièmes mots ou les énièmes vers ; et l'on serait surpris par la force des organismes mutilés qui en résulteraient huit fois sur dix. De quoi corroborer notre idée que l'opération poétique essentielle est le modelage du sens, et qu'elle obéit à des lois qui divergent de celles de la pensée réaliste sans perdre tout contact avec elles.
Ce qui éclairerait du même coup le problème des objections que le sentiment du poète élève contre la pensée profane. Celle ci est bien son ennemie, une forme du mouvement de l'esprit qui s'accorde aussi mal avec la sienne que des rythmes différents dans le mouvement du corps. Cela n'apparaît peut-être nulle part plus nettement que dans l'extrême opposé du poème sans signification, dans cette curiosité qu'est le poème didactique : avec tous les caractères esthétiques du poème, il ne contient pas une once de sentiment et, du même coup, pas une représentation qui ne s'accorde avec les lois rationnelles. On a l'impression, aujourd'hui du moins, qu'une telle oeuvre n'est pas un poème, mais on n'en a pas toujours jugé ainsi. Entre ces deux pôles de l'excès de sens et de l'excès de non-sens, la poésie déploie toutes les nuances de leurs combinaisons et peut être comprise comme leur interférence mi-amicale, mi-hostile, la pensée « profane » s'y mêlant à la pensée « irrationnelle » de façon si intime que ce qui la caractérise, c'est bien moins l'une ou l'autre que leur association. Voilà où il faut chercher l'explication la plus féconde de tout ce que l'on a rangé jusqu'ici sous la rubrique « anti-intellectualisme », y compris son côté élevé et cet éloignement de la vie propre au romantisme comme au néo-classicisme.
A ce propos, toutefois, il faut ajouter un mot. Il n'est pas rare d'entendre dire, et toujours à des gens qui ont vraiment quelque chose à dire, que la grande poésie implique une doctrine, un consensus idéologique, des convictions générales solides, pour atteindre à sa pleine efficacité - ce qui sous-entend bien souvent qu'il n'y a plus, aujourd'hui, de grande poésie; et cela n'est pas sans apparence de justesse. Il saute aux yeux que l'énergie peut d'autant mieux se libérer et prendre une forme expressive que la dépense consentie en vue de l'expression est dégrevée par un « support » ; et la loi psychologique qui veut que les intérêts affectifs ambivalents le plus souvent s'entre-nuisent, parlerait dans le même sens. Ainsi tout homme qui écrit pourrait-il avoir légitimement appris par son expérience propre que l'on n'accède à la pleine liberté de l'invention formelle qu'à partir d'une maîtrise absolue du fond ; que cela soit également vrai en grand pour l'évolution de la littérature, on peut l'admettre au moins en ce sens que les oeuvres d'une beauté poétique particulièrement fascinante et pure apparaissent dans des périodes où l'idéologie plane à de sereines hauteurs. Franz Blei, à qui nous devons déjà tant d'aperçus critiques profonds, affirme même, en défendant ces vues dans sa belle Histoire d'une vie, que « la poésie, en se voulant aussi philosophie, se nuit à elle-même ». Si c'était absolument exact, on ne donnerait pas cher de l'opinion qui fait de l'âme du poème une entité susceptible d'intensification intellectuelle ; mais, manifestement, ce « classicisme radical » répond au besoin de délimiter au moins avec précision, dans un débat thématiquement si incertain, son point de vue propre en désignant le pôle extrême auquel on tend. Car, même si la perfection de la mise en forme était, en poésie, l'essentiel, et même dans une mise en forme apparemment tout à fait libre et dans un temps arrêté, le modelage des contenus donnés impliquerait encore leur modification. Ainsi n'existet-il pas d'oeuvre d'art catholique véritable qui ne vaudrait à son auteur, pour crime d'hérésie, au moins un ou deux siècles d'enfer ; et si les idéologies postérieures au catholicisme accusent moins les déviations, c'est qu'elles sont elles-mêmes imprécises. La relation entre beauté classique et fermentation intellectuelle est donc aussi un rapport : celui-là même que l'on a désigné par la fraction « Plein de sens/Dépourvu de sens ». C'est ainsi que Blei dit de Swinburne, « et pas seulement de lui », avec une clarté telle que je ne résiste pas au plaisir de citer : « On peut mesurer à ces conceptions parfois moroses, parfois insincères, l'importance, à tous égards, de la diction du poète, telle que l'expression fait oublier l'exprimé, ou le percevoir à peine : lui-même peut-être l'oubliait. Avec cela, le style de Swinburne n'est pas uniquement musical ou sensuel. Cet improvisateur de strophes élégamment construites montre, avec toute sa spontanéité, une grande précision d'expression et une parfaite sûreté de trait. Notre impression que le passage a dû être écrit ainsi et pas autrement est si contraignante que l'on ne peut imaginer la strophe retouchée : elle a dû s'élever d'un coup d'aile à cette hauteur. » On ne pouvait décrire de façon plus concise et plus complète le phénomène qui, même dans le poème classique, transforme le non-sens en sens de telle sorte que non seulement l'expérience sensible, mais la signification même peut avoir « la plus grande précision » tout en naissant de « conceptions insincères ». Rien ne permet de supposer que le don de la pensée, de la réflexion ou de la méditation, si étroitement lié à l'art, soit en contradiction avec le don du langage ; ce sont sans doute des dons d'origine différente qui atteignent leur plus grand épanouissement chez des individus et à des époques différentes; et le fait que les poètes les plus doués pour le langage se contentent souvent d'une vision du monde éclectico-décorative est lié sans doute à leur goût du langage. Mais le poème né dans ces conditions n'est la plupart du temps qu'une œuvre dépourvue de sens sur un arrière-plan de sens plus ou moins fantasmagorique : cela dit sans aucune irrévérence, car la rareté des grands talents rend pratiquement sans objet toute autre distinction de valeur. Sur le plan de la théorie critique, néanmoins, il faudrait s'en faire une idée claire ; car la volonté des individus se forme en relation avec la Totalité, et si le sens du poème se constitue à partir d'une interprétation d'éléments rationnels et d'éléments irrationnels comme on l'a exposé, il importe de maintenir l'exigence aussi grande de part et d'autre.

La signification de la forme

Ce serait égarer le lecteur que d'attribuer à ces considérations partielles un caractère de totalité fermée ; dans la mesure où elle existe, leur cohésion, si lâche soit-elle, peut parler pour elle même. Nous la compléterons simplement par quelques mots sur les notions de forme et de mise en forme auxquelles on a eu recours. Ces auxiliaires de l'esthétique ont déjà beaucoup servi ; naguère, surtout dans l'opinion commune, on pensait qu'une forme belle était ce qui s'ajoutait, ou parfois faisait défaut, à un beau fond - ou inversement ; à moins que l'un et l'autre ne fussent jugés sans beauté. On se souvient peut-être d'une anthologie de poésie allemande des années soixante ou quatre-vingt dont la préface traitait fort intelligemment ce thème : excellents principes, suivis d'un choix de poèmes exclusivement mauvais. Plus tard, on est revenu à l'idée que forme et fond constituent une unité que l'on ne peut entièrement dissocier. Aujourd'hui, on pense que seul un fond mis en forme peut être objet d'analyse esthétique : il n'est pas de forme qui ne se manifeste sur un fond, de fond qui n'apparaisse à travers une forme ; et ce sont ces amalgames de forme et de fond qui constituent les éléments à partir desquels s'édifie l'oeuvre d'art.
Le fondement scientifique de cette interpénétration de la forme et du fond, c'est la notion de Gestalt. Elle implique qu'une juxtaposition ou une succession d'éléments donnés par les sens peut produire quelque chose qu'il est impossible d'exprimer ou de mesurer uniquement par leur moyen. Deux exemples parmi les plus simples : si un rectangle est bien constitué par ses quatre côtés et une mélodie par ses notes, c'est leur connexion particulière qui fait précisément leur Gestalt, douée d'un pouvoir d'expression que les possibilités expressives de ses parties constitutives n'expliquent pas. Les Gestalten, comme en témoignent également ces exemples, ne sont pas entièrement irrationnelles, puisqu'elles autorisent comparaisons et classements ; elles n'en comportent pas moins un élément tout à fait individuel et unique. Pour recourir à une désignation plus ancienne mais encore en usage, on peut dire aussi qu'elles sont un tout, à condition de préciser qu'il ne s'agit pas d'un tout par sommation, mais qu'à l'instant où elles surgissent, elles introduisent dans le monde une qualité particulière, différente de celles de leurs éléments ; à quoi l'on peut même vraisemblablement ajouter, non sans conséquences pour la suite, que le tout transmet une expression intellectuelle plus pleine que ses éléments ; car une figure a plus de physionomie qu'une ligne, et une configuration de cinq notes parle mieux à l'âme que leur succession informe. Cela dit, les opinions les plus diverses s'affrontent quant à la place à donner au phénomène de la Gestalt dans La gamme des concepts psychologiques; il n'en est pas moins sûr que ce phénomène existe et que des propriétés importantes de l'expression artistique, comme le rythme et la mélodie de la langue, en sont fort proches. Mais si l'on veut en tirer, comme on le fera plus loin, des conclusions intéressant des manifestations plus élevées et plus complexes de la vie ou de l'art, il ne faudra pas oublier que l'on renonce du même coup, provisoirement, à la précision que permet seule une délimitation scientifique des problèmes.
Couvert par cette réserve, on peut affirmer hardiment que l'effort de totalisation de tout ce que l'âme reçoit ou émet, caractéristique de la « mise en forme » élémentaire, contribue également à la bonne administration de toutes les tâches de notre vie. Il est l'un des nombreux dispositifs d'économie intellectuelle qui tendent, par différents moyens, à simplifier le travail et réduire les efforts, et cela dès le niveau de la physiologie. Le « un-deux-trois » qui permet au conscrit exécutant une quelconque gymnastique de dissocier les phases de l'exercice devient à la longue une sorte de formule corporelle facile à répéter sans analyse ; et l'esprit n'apprend guère autrement. Cette production de formules s'observe aussi dans la vie du langage : il est constant que celui qui use des mots et des locutions conformément à leur signification et dans la plénitude de leur sens demeure incompréhensible à la plupart de ses concitoyens, parce que ceux-ci n'emploient pas le langage comme un ensemble articulé, mais sous forme de conserves. On la retrouve dans la vie intellectuelle comme dans la vie affective, dans l'ensemble comme dans les détails du comportement personnel. Représentons-nous, si les exemples réalistes ne nous font pas peur, la plus banale intervention dentaire dans tous ses détails effraction de parties osseuses du corps, introduction de crocs pointus et de matières toxiques, piqûres dans la gencive, ouverture de canaux internes et finalement extirpation d'un nerf, donc, pratiquement, d'un morceau d'âme ! - et nous serons livrés à d'insurmontables terreurs. Le truc qui permet d'éviter à l'esprit cette torture consiste simplement à ne pas se la représenter décomposée, mais à lui substituer, avec le sang-froid du patient exercé, cette unité ronde, lisse et familière nommée « traitement de racine », à laquelle ne s'attache au pis qu'un léger malaise. C'est exactement la même chose qui se produit quand on accroche à son mur un nouveau tableau : il attire le regard pendant quelques jours, après quoi le mur l'absorbe et on ne le remarque plus, même si l'impression d'ensemble donnée par le mur a probablement changé un peu. On pourrait dire, pour employer des termes à la mode en littérature, que le mur fait un effet « synthétique » et le tableau, pendant quelque temps, un effet dissociant ou « analytique »; et que le plus grand tout, le mur, a presque complètement absorbé le plus petit, le tableau. Le terme d'« accoutumance » dont on se contente généralement ne suffit pas à expliquer ce processus, car il ne rend pas compte de son rôle actif qui consiste évidemment à permettre que l'on continue d'habiter « entre ses quatre murs » pour se consacrer avec une force inentamée, dans un ensemble stable, à sa tâche particulière. Processus auquel on peut vraisemblablement imaginer la plus grande extension : car la singulière illusion que l'on nomme « complétude du sentiment de la vie » semble bien être aussi l'une de ces cloisons étanches de l'esprit. Comme en témoignent ces exemples, la formation de ces totalités n'est pas seulement, bien sûr, l'affaire de l'intelligence : tous les moyens dont nous disposons y concourent. D'où l'importance de ces « manifestations ( prétendues) toutes personnelles » qui vont de la façon dont on coupe court à une situation gênante en haussant les épaules jusqu'à celle dont on rédige une lettre ou traite son prochain : nul doute que cette « mise en forme » de la matière vivante ne contribue beaucoup, à côté de l'action, de la pensée et de cette tendance retardataire nommée d'ordinaire sentiment, à faciliter la tâche de l'homme. S'il en est incapable, s'il est par exemple, comme on dit aujourd'hui, un névrosé, ses actes manqués - hésitations, doutes, inhibitions, angoisses, incapacité d'oublier, etc. - peuvent être presque toujours interprétés aussi comme une incapacité d'élaborer les formes et les formules qui 'aident la vie plus facile. Revenant à la littérature, on comprendra jusqu'à un certain point le profond malaise qu'y suscite « l'esprit d'analyse ». Quand ils se défendent contre la dissociation des les formules affectives ou intellectuelles dont la modification ne leur semble pas urgente, l'homme, et l'humanité elle-même, défendent un droit semblable à celui du sommeil nocturne. D'autre Part, l'ingurgitation excessive de « totalités.» est aussi caractéristique de la bêtise, surtout de la bêtise morale, que l'excès de fractionnement l'est de la débilité de caractère. Il n'est pas plus facile de trouver l'équilibre de cette combinaison dans notre vie que de trouver, en littérature, le juste dosage entre l'analyse intellectuelle et la narration naïve dont le charme tient à l'intégralité.
En recourant, pour ces considérations, aux notions de tout, de Gestalt, de forme et de mise en forme, nous avons fait jusqu'ici comme si elles étaient identiques : elles ne le sont pas. Originaires de secteurs différents de la recherche, elles se distinguent en ceci qu'elles désignent soit différents aspects du même phénomène, soit divers phénomènes étroitement apparentés. Mais, dès lors que l'on n'y recourt ici que pour découvrir un fondement à la notion d'irrationnel en art et indiquer pourquoi son rapport avec le rationnel n'est pas de pure opposition, il est permis de s'en tenir à l'unité thématique sans se préoccuper des nuances ; et même, de l'arrondir encore. Du fait d'influences diverses, en effet, la dernière génération a substitué peu à peu au schéma psychique traditionnel du moi, schéma extrêmement rationaliste calqué, involontairement, sur la pensée logique - schéma qui s'est maintenu en partie dans la pensée juridique et théologique et que l'on aurait pu qualifier de psychologie autoritaire centraliste -, une image de décentralisation : l'homme prendrait la plupart de ses décisions non pas rationnellement, intentionnellement, ni même tout à fait consciemment, mais à la suite de réactions d'éléments en quelque sorte clos, de « complexes de rendement » comme on les a nommés aussi* [* Note de R. M.: A ne pas confondre avec la notion de « complexe » en psychanalyse. Si cet essai évite le recours aux représentations psychanalytiques, c'est, entre autres raisons, que la littérature leur a fait un sort insuffisamment critique, alors qu'elle méprise la « psychologie scolaire », le plus souvent, par pure ignorance de ses possibilités
d'application. ], qui répondraient à telles ou telles circonstances ; peut-être même serait-ce la personne tout entière qui agit, la conscience se bornant à suivre. Cette conception ne doit pas être entendue comme une « décapitation » : au contraire, elle ne fait que confirmer l'importance de la conscience, de la raison, de la personne, etc. Il n'en demeure pas moins que, pour de nombreux actes, et notamment les plus personnels l'homme, loin d'être conduit par son moi, l'entraîne à sa suite ; celui-ci occupant, dans le voyage de la vie, une situation intermédiaire entre capitaine et passager. Or, c'est précisément cette situation particulière entre le corps et l'esprit qu'occupe la forme, la Gestalt. Considérons quelques lignes géométriques expressives ou la sérénité complexe d'un antique visage égyptien : la forme qui émerge là du donné matériel n'est plus une simple impression sensible et n'est pas encore un contenu conceptuel univoque. On serait tenté de dire que c'est du corps pas encore entièrement transformé en esprit, et il semble que ce soit cela même qui exalte l'âme ; car les expériences élémentaires de la sensation et de la perception, comme celles, abstraites, de la pensée pure, du fait de leurs liaisons avec le monde extérieur, excluent presque l'âme. Aussi est-il parfaitement légitime de voir dans le rythme et la mélodie une entité spirituelle, tout en reconnaissant leur pouvoir immédiat sur le corps. Dans la danse, l'élément corporel prédomine, mais le spirituel y palpite comme un théâtre d'ombres. De théâtre n'a d'autre fin que de donner à la parole un nouveau même, dans lequel elle acquière une signification qu'elle n'aurait pas toute seule. Mais l'expérience se résume peut-être en ceci que nombre d'hommes intelligents se montrent aussi imperméables â l'art que des faibles d'esprit, alors que, d'autre part, des hommes capables de définir avec infaillibilité les beautés et les défauts d'un poème, et d'orienter là-dessus leur action, sont incapables de manier le langage logique. On aurait tort de voir là une capacité esthétique particulière ; ce n'est peut-être en fin de compte qu'une fonction jumelle de la pensée, étroitement liée à celle-ci, même si leurs manifestations extrêmes divergent.

Bilan

On ne saurait toutefois, bien entendu, confondre poésie et forme. Car une pensée scientifique a aussi une forme, et non seulement la forme ornementale de sa plus ou moins belle présentation, généralement vantée à tort, mais une forme intérieure, organique ; laquelle se manifeste surtout dans le fait que cette pensée, même dans son expression la plus objective, n'est jamais entendue par celui qui la reçoit exactement comme l'auteur l'entendait, mais subit toujours une transformation qui l'adapte à la compréhension de chacun. Dans ce domaine, toutefois, la forme reste très en retrait par rapport au fond invariant, purement rationnel. Mais dans l'essai déjà, dans les « considérations » ou les « réflexions », la pensée dépend entièrement de sa forme ; et l'on a fait remarquer plus haut que cette dépendance est liée au fond qui accède à la représentation, dans un essai authentique et non pas pseudo-scientifique. Dans le poème, enfin, ce qu'il faut exprimer n'est ce qu'il est que sous la forme où on l'exprime. Là, la pensée est aussi purement contingente qu'un geste ; elle éveille moins des sentiments que ceux-ci n'en constituent, presque exclusivement, la signification. Dans le roman et le drame, en revanche - et dans les formes intermédiaires entre essai et traité, l'essai pur étant une abstraction presque sans exemple -, la pensée, la combinaison discursive des idées apparaissent à nu. Il n'empêche que ce genre de passages, dans un récit, donne toujours une impression désagréable d'impromptu, d'intervention déplacée, de confusion entre l'espace de la représentation et l'espace privé de l'auteur ; à moins qu'ils n'aient eux aussi la nature d'un élément formel. Et c'est précisément dans le roman, parce qu'il est plus apte qu'aucune autre forme d'art à refléter le contenu intellectuel d'une époque, que l'on peut observer le mieux le difficile problème de leur intégration, en mesurant la complexité des superpositions et des imbrications qui cherchent quelquefois à le résoudre.
C'est donc un truisme d'affirmer que la parole du poète ou du romancier a une signification « élevée »; ce n'en est pas un de préciser que cette signification n'est pas la signification ordinaire « plus » cette élévation, mais une signification nouvelle qui ne se confond pas plus avec l'originelle qu'elle n'en est indépendante. La même remarque vaut pour les autres moyens d'expression, plus strictement formels, de la littérature : eux aussi communiquent quelque chose ; mais dans leur application, le rapport entre ce qu'ils communiquent, et ce qui reste en quelque sorte intransitivement lié au phénomène, s'inverse. On peut voir dans ce processus aussi bien l'adaptation de l'esprit à des domaines sur les quels la raison n'a pas de prise, que l'adaptation de ces domaines à la raison ; et la parole, dans cet usage soutenu ou élevé, est comme le javelot qui, pour atteindre son but, doit être lancé par la main, et ne revient pas en arrière. On en arrive donc tout naturellement à se demander quel est le but de ce jet ou, abandonnant les métaphores, quelle est la tâche de la littérature. Il n'est pas dans les intentions de cette étude de prendre position sur ce point ; mais il en ressort qu'elle présuppose l'existence d'un certain domaine de relations entre hommes et choses dont la littérature, précisément, rend compte, et auquel ses moyens sont adaptés. C'est intentionnellement que ce « compte rendu » n'a pas été décrit comme une expression subjective, mais dans son rapport avec l'objectivité présupposée. Autrement dit : en communiquant une expérience vécue, l'oeuvre littéraire communique une connaissance ; celle-ci n'est sans doute nullement la connaissance rationnelle de la vérité - bien qu'elle lui soit mêlée -, mais l'une et l'autre sont le résultat de processus orientés dans le même sens : c'est qu'il n'existe pas deux mondes, l'un rationnel et l'autre irrationnel, en dehors de lui, mais un seul monde, qui les contient tous deux.
Je voudrais conclure ces remarques, non par des réflexions générales, mais par un exemple très caractéristique, celui des formes primitives de la poésie. Il ressort en effet de la comparaison de la poésie archaïque avec des hymnes et rituels primitifs que les caractéristiques fondamentales de notre lyrisme n'ont pratiquement pas changé depuis les temps les plus reculés : la division du poème en strophes et en vers, les symétries, les parallélismes qui se retrouvent aujourd'hui encore dans les refrains et les rimes, l'usage de la répétition et même du pléonasme comme stimulant, l'insertion de mots, de syllabes ou de suites de lettres dépourvus de sens - c'est-à-dire mystérieux, magiques -, enfin le fait que le détail, phrase ou fragment de phrase, ne prend tout son sens que par sa situation dans l'ensemble. ( Même le rôle suspect de l'originalité y a son pendant, car ces danses et ces chants sont souvent le privilège d'un individu ou d'une communauté qui en gardent le secret ou le vendent fort cher! ) Or, ces vieux chants à danser sont des sortes d'instructions pour maintenir en mouvement le cours naturel et influencer les dieux ; leur fond dit ce qui doit être fait pour cela, leur forme détermine exactement, dans l'ordre, la manière de le faire. Leur forme est donc dictée par le déroulement de l'événement qui constitue leur fond ; et chacun sait que les primitifs, aujourd'hui encore, redoutent énormément, pour leurs conséquences présumées, les fautes de forme. A travers cet exemple et son explication sommaire, on voit que l'analyse scientifique de l'état primitif de l'art conduit à des conclusions tout à fait analogues à celles que l'on a tirées, indépendamment de ces recherches, de l'observation de son état actuel ; mais la comparaison offre l'avantage supplémentaire de rendre plus tangible que ne peut le faire l'analyse littéraire le lien essentiel entre fond et forme, qui est que tout « comment » signifie un « quoi ». L'oeuvre littéraire authentique, aujourd'hui encore, est une opération tendant à une « production », à une « magie symbolique », et non une répétition de la vie ou d'opinions sur la vie que l'on exprimerait mieux en dehors d'elle. Toutefois, tandis qu'à partir du « faiseur de pluie » primitif le côté « fond », avec les siècles, s'est mué en science et en technique et produit depuis longtemps sa forme propre, le côté « forme », s'il a aussi changé de sens en s'éloignant de la magie originelle, n'a pas produit de nouveau « fond » distinct. Le fond de l'oeuvre littéraire est resté plus ou moins son antique forme ; et bien que ce fond, dans le détail, puisse se lier à toutes sortes de buts changeants, la première tâche de la littérature authentique n'en est pas moins de chercher un avatar moderne à la foi, perdue depuis Orphée, en son pouvoir magique sur le monde.