lundi 1 janvier 2007

Pour comprendre le contexte voir:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Oswald_Spengler
Oswald Spengler est pratiquement l’ancêtre de ce que l’on peut appeler aujourd’hui, le Post modernisme. Bizarrement oublié par leurs chantres.

ESPRIT ET EXPÉRIENCE
REMARQUES POUR DES LECTEURS RÉCHAPPES DU DÉCLIN DE L'OCCIDENT
Robert Musil ( 1921 )


I

Schiller dans l'essai Sur la mesure nécessaire dans l'emploi des belles formes : « L'arbitraire des Belles-Lettres dans la pensée est vraiment un grand mal. » Mais les chapitres mathématiques ont sur les autres l'avantage de faire tomber tout de suite le masque d'objectivité scientifique qu'arborent si volontiers, dans n'importe quel domaine des sciences, les littéraires. Spengler écrit : « [Telle ou telle chose] peut être moins apparente dans les parties populaires des mathématiques, mais les formations numériques supérieures auxquelles chacun d'eux [...] ne tarde pas à s'élever, comme le système décimal hindou, les groupes antiques des sections coniques, des nombres premiers et des polyèdres réguliers, ceux, en Occident, des corps numériques, les espaces multidimensionnels, les constructions hautement transcendantes de la théorie des transformations et de la théorie des ensembles, le groupe des géométries non euclidiennes... », etc. Cela fait si sérieux qu'un non-mathématicien se persuade aussitôt que seul un mathématicien peut parler ainsi. En réalité, cette énumération de Spengler évoque le zoologue qui classerait parmi les quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du 4e degré ! Spengler écrit également : «La conséquence de cette intuition grandiose des univers spatiaux symboliques est la conception dernière et définitive de la mathématique occidentale : celle qui élargit et spiritualise la théorie en la transformant en théorie des groupes. » Or, en fait, la théorie des groupes n'est nullement un élargissement de la théorie des fonctions. Et Spengler de définir encore : « les groupes sont... », seulement, ce qu'il définit, ce ne sont nullement des groupes, mais, sous certaines réserves, une « quantité », et sinon, rien de précis ! Définit-il une « quantité », à savoir « la teneur d'une quantité d'éléments de même nature », il se trompe, et croit tenir là la définition d'un corps numérique ! Il écrit encore : «Au contraire, dans la théorie des fonctions, le concept de transformation des groupes a une signification décisive, et le musicien confirmera qu'une partie essentielle de la composition moderne est faite de transformations analogues. » Mais la notion de transformation de groupes n'existe pas dans la théorie des fonctions ; seul existe l'objet intellectuel groupes-de-transformation, mais dans la théorie des groupes, et non dans celle des fonctions. Voilà un bon exemple à la fois de l'universalité et du style de la démonstration.

II

Sur la foi de tels exemples, on ne peut vraiment pas prétendre que je sois un maniaque de l'exactitude littérale. On le prétendra quand même. Car il existe dans les milieux, j'aimerais dire, et je dis : intellectuels ( mais je pense aux milieux littéraires ) un préjugé favorable à l'égard de tout ce qui est entorse aux mathématiques, à la logique et à la précision ; parmi les crimes contre l'esprit, on aime à les ranger au nombre de ces honorables crimes politiques où l'accusateur public devient, en fait, l'accusé. Soyons donc généreux. Spengler pense « à peu près », travaille à coups d'analogies : de la sorte, en un certain sens, on peut toujours avoir raison. Quand un auteur veut absolument donner de fausses dénominations aux concepts ou les confondre, le lecteur finit par s'y habituer. Il n'en faut pas moins maintenir, au minimum, un code, une relation quelconque, mais univoque, entre mot et pensée. Or, cela même fait défaut. Les exemples cités, choisis sans chercher bien loin entre beaucoup, ne sont pas des erreurs de détail, mais un mode de pensée !
Il existe des papillons jaune citron ; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon : Chinois nain ailé d'Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d'une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Chinois n'est qu'un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu'une infime partie des dernières et plus profondes découvertes de la technique, ce ne serait pas à moi d'examiner le premier la signification du fait que les papillons n'ont pas inventé la poudre : précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l'entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine.
Peu importe ce que l'on cherche à prouver ainsi ; j'ai choisi l'exemple des mathématiques, dont Spengler lui-même affirme qu'il est le seul à pouvoir corroborer sa démonstration, pour montrer quelle confiance celle-ci mérite.

III

Passons aux conclusions épistémologiques que tire Spengler de son examen de la physique.
Il affirme que « des mots comme ceux de grandeur, position, processus, changement d'état, représentent déjà des images spécifiquement occidentales [...] mais qui dominent complètement le caractère des faits scientifiques comme tels et leur manière d'être connus, sans parler des notions aussi compliquées que celles de travail, tension, quantité d'énergie, quantité de chaleur, probabilité, qui renferment chacune pour soi un véritable mythe naturel ».
« L'expérimentation, le maniement systématique de l'expérience est hautement dogmatique, et présuppose un aspect particulier de la nature. » « Le complexe fermé, hautement convaincant, des vérités irréfutables dépend, dans un sens très important, de l'évolution, des destins généraux, nationaux et particuliers. Chaque grand physicien dont la personnalité donne une direction et une couleur particulières à ses découvertes, chaque hypothèse, impensable sans un arrière-goût d'individualité, chaque problème qui tombe plutôt dans les mains de tel chercheur que dans celles de tel autre, représentent autant d'interventions du destin dans la formation de la doctrine. Qui le conteste ne comprend pas la grande part de relatif qu'il y a dans les moments absolus de la mécanique. »
Ces remarques de Spengler, compte non tenu de quelques ambiguïtés, sont entièrement justifiées. Le seul tort de l'auteur est de les croire nouvelles : elles sembleront familières à quiconque est tant soit peu informé des travaux d'épistémologie de ces cinquante dernières années.
Mais, quand il en déduit qu'il s'agit, dans les choix de la physique, de «problèmes de style... » ( « Il y a des systèmes de physique comme il y a des tragédies et des symphonies. On trouve ici, comme en peinture, des écoles, des traditions, des manières, des conventions...» ), il fait d'un gallus Matthiae un galimatias.
Spengler affirme qu'il n'y a pas de réalité. Que la nature est une fonction de la culture. Que les cultures sont la dernière réalité qui nous soit accessible. Que le scepticisme de notre dernière phase doit avoir un caractère historique. Mais pourquoi donc les haches du paléolithique et les leviers du temps d'Archimède ont-ils agi exactement comme aujourd'hui ? Pourquoi un vulgaire singe peut-il se servir d'un levier ou d'une pierre comme s'il connaissait la statique et la loi des solides, et une panthère déduire d'une trace la présence du gibier, comme si la causalité lui était familière ? Si l'on ne veut pas être obligé de supposer une « culture » commune au singe, à l'homme de l'âge de la pierre, à Archimède et à la panthère, on ne peut qu'admettre l'existence d'un régulateur commun extérieur aux sujets, c'est-à-dire une expérience susceptible d'extension et de perfectionnement, la possibilité d'une connaissance, une version quelconque de la vérité, du progrès, de l'essor; en un mot, ce mélange de facteurs subjectifs et objectifs de connaissance dont la distinction constitue justement le pénible travail de tri de l'épistémologie dont Spengler s'est dispensé, sans doute parce qu'il oppose décidément trop d'obstacles au libre envol de la pensée.
Spengler note quelque part que la connaissance n'est pas un simple contenu, mais un acte vivant ; qu'elle soit aussi un contenu, voilà ce qu'il néglige infiniment trop. Mais ce qui caractérise et détermine notre situation intellectuelle, c'est précisément la pléthore des contenus, l'hypertrophie de la science des faits ( faits moraux compris ), l'étalement de l'expérience à la surface de la nature, le désordre, à perte de vue, de tout ce dont on ne peut se débarrasser en le niant. Ou nous en périrons, ou nous le surmonterons en nous faisant une âme plus ferme. Raison de plus pour juger humainement absurde d'escamoter ce risque et cet espoir immenses en retirant aux faits, par un faux scepticisme, leur caractère de faits.

IV

Comme un grand nombre de lois naturelles sont le produit de mensurations spatiales, on voit quel succès ce serait pour l'auteur de parvenir à montrer que l'espace, dans chaque culture, non seulement est autrement vécu, mais qu'il est réellement autre : quelle meilleure preuve brandir en effet que la nature n'est qu'une fonction de la culture ?
De fait, Spengler prétend avoir dissipé « l'illusion d'un espace constant enveloppant tous les hommes, sur lequel on pourrait s'accorder conceptuellement sans réserves », et avoir révélé « qu'une étendue en soi... indépendante du sentiment spécifique de la forme du sujet connaissant » n'est qu'une « chimère ».
Il se réfère à l'existence de géométries non euclidiennes et en déduit qu'il y a plusieurs concepts de l'espace qui se définissent par cela même que ces géométries sont ou non valables pour eux. Appelons-les espaces mathématiques. Ils sont nés du fait que certaines propriétés de l'espace euclidien traditionnel ont été modifiées ; ajoutons que l'on peut tout de même les utiliser pour l'expression mathématique de faits physiques, donc réels. Mais là, d'ordinaire, on introduit une distinction : tout comme les autres symboles mathématiques, l'espace choisi pour la représentation n'est jamais d'abord qu'un pont conceptuel ouvert à des phénomènes qui se produisent dans un autre espace, celui de la réalité profane. Nommons-le l'espace empirico-métrique, puisqu'il n'est autre que l'espace de l'expérience où prédomine l'aspect mesure ; ce dont on se convaincra aisément en se rappelant qu'il existe, à côté de l'espace empirico-métrique et en un certain sens avant lui, d'autres espaces visibles, tangibles ou audibles à tous les degrés, de l'impression primaire à la perception pleinement consciente. Ces espaces sont rien moins qu'euclidiens : dans l'espace visuel, par exemple, les parallèles se coupent, la longueur dépend de la position relative des segments, les trois dimensions ne sont pas équivalentes, et il se produit des illusions spécifiques qui ne se révèlent souvent comme telles que par coïncidence avec des expériences d'un autre domaine sensoriel. Je n'ai pas l'intention de développer cela, ni de montrer comment, à partir de là, se constitue l'espace total de l'expérience, pourquoi il passe pour euclidien, et dans quelle mesure l'approfondissement de l'expérience mathématico-physique a raison de le mettre en doute. Il me suffit de constater que ce problème a fait l'objet de nombreux travaux d'épistémologie et de psychologie dont les conclusions, si elles ne fournissent pas encore la solution, la laissent du moins prévoir. Spengler a donc tout à fait raison d'affirmer qu'il existe une pluralité d'espaces mathématico-physiques ; mieux encore : la « pluralité des structures d'aperception variables » qu'il affirme existe bel et bien ; son seul tort est d'y voir un fondement de la théorie de l'espace. Là encore, il a pris le point de départ d'une réflexion pour son aboutissement. C'est une erreur qu'il aurait évitée s'il ne considérait pas les « sottes méthodes de la psychologie expérimentale » comme « un terrain de chasse pour cerveaux médiocres », donc indigne de lui, et les travaux d'épistémologie comme des « bagatelles pédantes ». Je laisse de côté les considérations analogues sur le temps, le « mystère de la spatialisation » au profit d'un ensemble plus vaste : dans le détail, en effet, c'est toujours la même image qui se répète.

V

Une remarque avant d'aller plus loin. On a invoqué à plusieurs reprises ici l'autorité de l'expérience.
Certains répondront en haussant les épaules : philosophie d'empi-ristes ! C'est-à-dire une orientation de la réflexion qui n'est justement, elle aussi, qu'une direction entre beaucoup, et qui ne saurait prétendre détenir à elle seule la vérité. Cette insistance sur le caractère de fait, Spengler l'écarterait négligemment comme un autre symptôme de la civilisation occidentale. Le chœur des défenseurs de l'esprit et des belles âmes, de Goethe - indûment enrégimenté - au dernier dadais et au dernier bigot venu, ressasse depuis longtemps à l'unisson l'affirmation, tout intuitive, qu'il n'est rien de plus pitoyable que l'empirisme.
Avant de répondre, je tiens à préciser que j'estimerais injuste à l'égard d'une œuvre qui a sa signification et sa vie propre ( c'est ainsi que je ressens celle de Spengler ) de commencer par en ridiculiser les faiblesses pour s'empresser ensuite de glisser sur le feu sa petite marmite personnelle, afin d'y faire mijoter sa supériorité et cela plus superficiellement encore que l'auteur, puisque le temps, la place et la conscience de mon importance me manquent ! Je précise donc que je ne juge pas ici le livre de Spengler, mais que je l'attaque. Je l'attaque par où il est typique ; par où il est superficiel. Attaquer Spengler, c'est attaquer l'époque dont il est issu et à laquelle il plaît, parce que ses fautes et celles de son époque se confondent. Mais on ne réfute pas une époque : je ne dis pas cela par agnosticisme, mais parce que aucun homme n'aurait le temps de s'y consacrer. On ne peut guère que lui surveiller les doigts et, de temps en temps, taper dessus.
L'expérience qui s'en charge, chez Spengler, n'a absolument rien à voir avec les distinctions de l'histoire de la philosophie. Aucun système de pensée ne peut être en contradiction avec l'expérience ou les justes conclusions que l'on en tire : en ce sens, toute philosophie sérieuse est un empirisme. Comment cerner avec précision le concept d'expérience, distinguer les éléments aprioristiques des éléments d'expérience au sens strict, et en quel sens il est permis de parler d'à priori, autant de débats complexes et qui ne sont pas près de finir. Mais si on peut les laisser de côté, c'est, entre autres raisons, parce que l'aversion généralisée dont on a parlé concerne non pas des travaux théoriques inconnus des profanes, mais une attitude d'esprit qui, favorisée par le succès des sciences naturelles depuis le XVIIIe siècle, gagne de plus en plus l'humanité civilisée. L'expérience qui compte pour les scientifiques - il y a bien eu des penseurs qui affirmaient avoir fait l'expérience de Dieu - est celle qui peut être garantie à chacun dans des circonstances déterminables. J'aimerais, non sans malignité, ajouter qu'il s'agit d'une expérience triviale. En ce sens, évidemment, l'empirisme rétrécit l'esprit. Obligé de bâtir à partir du bas et non plus du haut, en terrain accessible et sûr - les grandes pensées théoriques sont relativement rares -, l'exactitude, souvent, l'embourgeoisé un peu ; le premier mouvement va toujours au plus bas ; et comme le second, qui s'élèverait, réussit généralement moins bien, on finit par s'en tenir au premier. L'empirisme - quand il ne devient pas une des plus hautes vertus intellectuelles - suppose un certain flegme philosophique : on colle bout à bout des fragments d'expérience, en attendant qu'il en sorte, peut-être !, un système. On tourne en rond en se bornant à ranger des phénomènes dans des groupes d'autres phénomènes. Et si, dans une telle attitude, le besoin métaphysique n'est pas aussi négligé qu'on l'admet communément faute de voir au-delà des apparences, il faut reconnaître que la passion de la réduction y entraîne à des excès, et que certaines explications ne sont valables, pour ainsi dire, que dans les limites du jargon. Voilà ce qui peut justifier le combat contre l'étroitesse de l'esprit scientifique, de l'intellectualisme, du rationalisme, etc. Mais ne l'oublions pas : toute forme de pensée a son cortège de grotesques, et celui de l'adversaire est singulièrement plus long. Si l'empiriste est Lucifer précipité par Dieu dans l'abîme, songeons que l'argument principal en sa faveur est l'insuffisance de tous les anges philosophiques ! C'est pour montrer, en l'honneur d'une valeur plus haute, l'un de ces anges par mes soins déplumé, que j'ai choisi l'exemple de Spengler.

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