REMARQUES POUR DES LECTEURS RÉCHAPPES DU DÉCLIN DE L'OCCIDENT ( SUITE )
VI
Les objections de la théorie de la connaissance ne sont évidemment recevables qu'une fois admise la nécessité de connaître. Mais connaît-on toujours ? Lire Emerson, Maeterlinck, Novalis - à qui j'ajouterai Nietzsche et, pour citer un contemporain, Rudolf Kassner - donne à l'esprit une impulsion très forte, mais on ne peut parler de connaissance, il manque là la convergence vers l'univocité, l'impression ne se laisse pas condenser en précipité ; on se trouve devant des transcriptions intellectuelles de quelque chose que l'homme peut certes s'approprier, mais ne peut exprimer que par d'autres transcriptions du même type.
La raison en est que les représentations, dans ce domaine, n'ont pas de signification constante, que toutes sont plus ou moins des expériences vécues, individuelles, que l'on ne comprend qu'à la condition de s'en rappeler d'analogues. Elles exigent chaque fois d'être revécues, ne le sont jamais que partiellement, et jamais définitivement comprises. C'est le cas de toutes les représentations qui reposent non sur les fondements solides du sensoriel et du pur rationnel, mais sur des sentiments et des impressions difficilement renouvelables. Bien entendu, toutes les manifestations de la vie pratique s'y rattachent : tout dialogue, toute entreprise de persuasion, toute décision, toute relation entre deux êtres reposent, comme on dit, sur des impondérables. Groupe-t-on ces représentations et ces contenus en ensembles de ce genre ( comme le font l'essai, l‘« opinion », la conviction « personnelle » ), on obtient des organismes compliqués, non moins fragiles, naturellement, que les combinaisons d'atomes complexes.
A peine entrés dans ce domaine, nous y voyons la logique détrônée. Plus une pensée y est située haut, plus la part du vécu l'emporte sur celle de l'intellect. C'est pourquoi je l'ai baptisé naguère le domaine « non ratioïde » (dans le volume 4 de la revue Summa où l'on trouvera quelques autres remarques occasionnelles à ce sujet ) ; mais cela n'est valable, il va sans dire, que dans le sens sus-mentionné. Au concept rigide se substitue la représentation respirante, à l'équation l'analogie, à la vérité la probabilité : la structure fondamentale n'est plus systématique, mais créatrice. Ce domaine comporte toute une gamme de nuances : de l'attitude quasi scientifique propre aux essais d'un Taine ou d'un Macaulay comme, d'ailleurs, à la plupart des historiens, jusqu'au pressentiment, à l'arbitraire ou à ces simples émetteurs d'impulsions que deviennent certains écrits d'aujourd'hui. De ce fait, le contenu de telles œuvres offre tantôt une convergence qui va presque jusqu'à l'univocité, tantôt des divergences confinant à l'absolu disparate et ne suscitant plus que des velléités de pensée et de vagues ébranlements de l'esprit.
Quiconque est familier de ces ouvrages sait ce que l'ordre, l'analyse, la comparaison, en un mot : la pensée est capable d'en tirer, bien que leur quintessence ainsi se perde; sait aussi tout ce qui se cache en eux de rationalité, sans même parler de celle, évidente, sans laquelle aucune expression n'est possible. ( Je fais abstraction des cas où l'entendement presque seul occupe soudain des domaines où ne régnait jusqu'alors que l'idée, ou même la littérature, comme pour la psychanalyse.) Si ce n'était, eu égard au malentendu qui oppose actuellement les réalisations du domaine non ratioïde à celles, purement rationnelles, de la science, un peu présomptueux, je dirais que l'intellect, là où il est privé, en quelque sorte, de ses aises, doit se montrer d'autant plus souple et, là où tout est fluide, d'autant plus strict dans ses distinctions et ses définitions. Ce malentendu entre l'esprit et l'entendement est funeste; toutes ces histoires de rationalisme et d'antirationalisme ne peuvent qu'embrouiller les problèmes humains essentiels ; le seul rêve que l'on puisse faire et où les pertes n'effacent pas les gains, c'est le sur-rationalisme.
On ne fait pas grand-chose pour éclaircir ces problèmes fondamentaux. Les philosophes ne sont guère enclins à explorer méthodiquement un domaine où les faits sont des événements vécus dont la plupart d'entre eux ne connaissent pas assez la diversité. Ainsi n'existe-t-il, à ma connaissance, aucune tentative d'analyse logique de l'analogie et de l'irrationnel. « Il y a une expérience scientifique et une expérience vivante, écrit Spengler, il y a entre vivre une chose et la connaître une différence trop souvent sous-estimée. » « Les comparaisons pourraient être le bonheur de la pensée historique [...]. La technique en devrait être étudiée sous l'influence d'une idée d'ensemble, donc jusqu'à la nécessité excluant toute idée de choix, jusqu'à la maîtrise logique. » J'admire ce projet passionné d'imposer à toute l'histoire universelle de nouveaux moules de pensée. S'il échoue, ce n'est pas seulement la faute de Spengler, cela tient aussi au défaut de tout travail préparatoire.
La raison en est que les représentations, dans ce domaine, n'ont pas de signification constante, que toutes sont plus ou moins des expériences vécues, individuelles, que l'on ne comprend qu'à la condition de s'en rappeler d'analogues. Elles exigent chaque fois d'être revécues, ne le sont jamais que partiellement, et jamais définitivement comprises. C'est le cas de toutes les représentations qui reposent non sur les fondements solides du sensoriel et du pur rationnel, mais sur des sentiments et des impressions difficilement renouvelables. Bien entendu, toutes les manifestations de la vie pratique s'y rattachent : tout dialogue, toute entreprise de persuasion, toute décision, toute relation entre deux êtres reposent, comme on dit, sur des impondérables. Groupe-t-on ces représentations et ces contenus en ensembles de ce genre ( comme le font l'essai, l‘« opinion », la conviction « personnelle » ), on obtient des organismes compliqués, non moins fragiles, naturellement, que les combinaisons d'atomes complexes.
A peine entrés dans ce domaine, nous y voyons la logique détrônée. Plus une pensée y est située haut, plus la part du vécu l'emporte sur celle de l'intellect. C'est pourquoi je l'ai baptisé naguère le domaine « non ratioïde » (dans le volume 4 de la revue Summa où l'on trouvera quelques autres remarques occasionnelles à ce sujet ) ; mais cela n'est valable, il va sans dire, que dans le sens sus-mentionné. Au concept rigide se substitue la représentation respirante, à l'équation l'analogie, à la vérité la probabilité : la structure fondamentale n'est plus systématique, mais créatrice. Ce domaine comporte toute une gamme de nuances : de l'attitude quasi scientifique propre aux essais d'un Taine ou d'un Macaulay comme, d'ailleurs, à la plupart des historiens, jusqu'au pressentiment, à l'arbitraire ou à ces simples émetteurs d'impulsions que deviennent certains écrits d'aujourd'hui. De ce fait, le contenu de telles œuvres offre tantôt une convergence qui va presque jusqu'à l'univocité, tantôt des divergences confinant à l'absolu disparate et ne suscitant plus que des velléités de pensée et de vagues ébranlements de l'esprit.
Quiconque est familier de ces ouvrages sait ce que l'ordre, l'analyse, la comparaison, en un mot : la pensée est capable d'en tirer, bien que leur quintessence ainsi se perde; sait aussi tout ce qui se cache en eux de rationalité, sans même parler de celle, évidente, sans laquelle aucune expression n'est possible. ( Je fais abstraction des cas où l'entendement presque seul occupe soudain des domaines où ne régnait jusqu'alors que l'idée, ou même la littérature, comme pour la psychanalyse.) Si ce n'était, eu égard au malentendu qui oppose actuellement les réalisations du domaine non ratioïde à celles, purement rationnelles, de la science, un peu présomptueux, je dirais que l'intellect, là où il est privé, en quelque sorte, de ses aises, doit se montrer d'autant plus souple et, là où tout est fluide, d'autant plus strict dans ses distinctions et ses définitions. Ce malentendu entre l'esprit et l'entendement est funeste; toutes ces histoires de rationalisme et d'antirationalisme ne peuvent qu'embrouiller les problèmes humains essentiels ; le seul rêve que l'on puisse faire et où les pertes n'effacent pas les gains, c'est le sur-rationalisme.
On ne fait pas grand-chose pour éclaircir ces problèmes fondamentaux. Les philosophes ne sont guère enclins à explorer méthodiquement un domaine où les faits sont des événements vécus dont la plupart d'entre eux ne connaissent pas assez la diversité. Ainsi n'existe-t-il, à ma connaissance, aucune tentative d'analyse logique de l'analogie et de l'irrationnel. « Il y a une expérience scientifique et une expérience vivante, écrit Spengler, il y a entre vivre une chose et la connaître une différence trop souvent sous-estimée. » « Les comparaisons pourraient être le bonheur de la pensée historique [...]. La technique en devrait être étudiée sous l'influence d'une idée d'ensemble, donc jusqu'à la nécessité excluant toute idée de choix, jusqu'à la maîtrise logique. » J'admire ce projet passionné d'imposer à toute l'histoire universelle de nouveaux moules de pensée. S'il échoue, ce n'est pas seulement la faute de Spengler, cela tient aussi au défaut de tout travail préparatoire.
VII
Quiconque a pris conscience que l'essentiel de la pensée peut être, selon l'objet, soit sa conceptualité, soit le caractère fluctuant du vécu, aura compris la distinction que Spengler n'est pas seul à faire entre connaissance vivante et connaissance morte, en dehors de toute mystique. Ce que l'on peut apprendre sur le mode scolaire, le savoir, l'ordre rationnel, les objets et les relations définissables conceptuellement, cela peut s'assimiler ou non, s'oublier ou non, se ranger dans notre cerveau ou en ressortir comme un cube équarri, égrisé avec soin : mais ces pensées-là, en un sens, sont mortes ; leur validité en dehors de nous, c'est le revers du sentiment. La précision, la justesse tuent ; ce qui se laisse définir, ce qui est concept, est mort : fossile, squelette. Dans le cadre de ses préoccupations, un rien-que-rationaliste n'aura probablement jamais l'occasion d'en faire l'épreuve. Mais dans les domaines de l'esprit où règne le principe : connaissance = remémoration - ou, comme je l'ai indiqué naguère, la trinité hégélienne : thèse-antithèse-synthèse, qui n'est justement pas valable dans le domaine ratioïde où il l'a appliquée -, c'est une expérience que l'on fait à tout moment. Là, le mot ne désigne rien de fixe. C'est un mot vivant, riche de significations et de relations intellectuelles tant qu'il est imprégné de volonté et de sentiment ; une heure plus tard, il ne vous dit plus rien, bien qu'il dise encore tout ce que peut dire un concept. Cette forme de pensée mérite bien d'être qualifiée de vivante.
VIII
Spengler écrit : « Analyser, définir, mettre en ordre, délimiter selon la cause ou l'effet, on peut le faire quand on veut. C'est un travail, l'autre chose est une création. La forme et la loi, l'analogie et le concept, le symbole et la formule ont des organes très différents. C'est le rapport entre vie et mort, engendrer et détruire, qui apparaît ici. L'entendement, le concept tue en "reconnaissant". Il fait du reconnu un objet figé, qui se laisse mesurer et diviser. La perception anime. Elle s'incorpore le singulier d'une unité vivante sentie. La poésie et la recherche historique sont apparentées, comme le calcul et la connaissance... L'artiste, l'historien authentique voit comment les choses deviennent. Il revit le devenir sous les traits de l'objet considéré. »
Ces remarques conduisent encore à une distinction étroitement liée à celle entre connaissance vivante et connaissance morte ou, comme dit Spengler, entre perception et connaissance : ce que j'ai appelé un jour la distinction entre causalité et motivation. La causalité cherche la règle à travers la régularité, et constate un enchaînement ; la motivation fait comprendre le motif en libérant l'impulsion qui pousse à agir, à sentir, à penser dans ce sens. On peut fonder là-dessus la distinction susmentionnée entre expérience scientifique et expérience vivante. Je noterai toutefois en passant que la confusion si fréquente entre psychologie scientifique et psychologie littéraire se retrouve souvent dans ces parages-là. Vers 1900, tous les écrivains voulaient être de « profonds psychologues » ; en 1920, « psychologue » est devenu une injure. C'est se battre avec des chimères. Car la psychologie causale n'a jamais beaucoup servi en art ; quant à ce que l'on nomme d'ordinaire psychologie, c'est simplement la connaissance des hommes et la capacité de motivation ; non pas la connaissance des hommes du maquignon, fondée sur une typologie, mais celle de l'homme à qui rien n'a été caché ou épargné.
Ces remarques conduisent encore à une distinction étroitement liée à celle entre connaissance vivante et connaissance morte ou, comme dit Spengler, entre perception et connaissance : ce que j'ai appelé un jour la distinction entre causalité et motivation. La causalité cherche la règle à travers la régularité, et constate un enchaînement ; la motivation fait comprendre le motif en libérant l'impulsion qui pousse à agir, à sentir, à penser dans ce sens. On peut fonder là-dessus la distinction susmentionnée entre expérience scientifique et expérience vivante. Je noterai toutefois en passant que la confusion si fréquente entre psychologie scientifique et psychologie littéraire se retrouve souvent dans ces parages-là. Vers 1900, tous les écrivains voulaient être de « profonds psychologues » ; en 1920, « psychologue » est devenu une injure. C'est se battre avec des chimères. Car la psychologie causale n'a jamais beaucoup servi en art ; quant à ce que l'on nomme d'ordinaire psychologie, c'est simplement la connaissance des hommes et la capacité de motivation ; non pas la connaissance des hommes du maquignon, fondée sur une typologie, mais celle de l'homme à qui rien n'a été caché ou épargné.
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