ET COMME RÉALITÉ ( Robert Musil in ESSAIS ), décembre 1921.
I
Au moment où je me risque à traiter la question du sentiment national comme une question, alors qu'elle ne semble se présenter, depuis 1914, que sous forme de réponse, d'affirmations ou de dénégations également passionnées et désinvoltes, et m'y risquant dans une phase extrêmement critique de notre histoire où il paraîtrait opportun d'écarter tous les doutes concernant le concept de nation, je dois reconnaître que, pour agir ainsi, je n'ai même pas l'excuse d'une nouvelle réponse que le prophète me pousserait à proclamer. En fait, je ne dispose que de réponses partielles, ou partiellement satisfaisantes. Mais c'est dans ce manque même, persistant en dépit des efforts multipliés pour y obvier, que je reconnais la nécessité d'aborder cette question non pas avec des convictions toutes faites, mais à partir de la perplexité évidente qui est la nôtre à tous, en dépit de toute phraséologie,devant elle.
II
Ceux qui nient carrément l'existence de la nation se rendent la tâche trop facile. Cet esprit qui, au nom de l'esprit, se proclame extraterritorial et supranational, pratique, en face du mépris et de la tyrannie qui pèsent sur nous tous, la politique de l'autruche il enfouit la tête dans le sable, ce qui n'empêchera pas les coulis qui nous visent tous de l'atteindre où ses plumes s'attachent.
Mais ce séparatisme individualiste de l'esprit néglige autre chose encore : la fameuse expérience de l'été 14 qui devait être le point de départ d'une grande époque - et ce rappel n'est nullement de pure ironie. Au contraire : ce qui fut d'abord balbutié, puis dégénéra en phrases creuses, à savoir que la guerre avait été une expérience étrange, non sans analogie avec l'expérience religieuse, renvoie incontestablement à un fait ; la dégénérescence ne prouve rien contre le caractère originel. Si ce fait s'est changé en phrases creuses, c'est selon le processus habituel, c'est-à-dire justement parce qu'on l'a qualifié d'expérience religieuse, l'affublant ainsi d'un masque archaïque au lieu d'analyser ce qui réveillait là avec une si singulière violence un monde d'images et de sentiments depuis longtemps assoupi ; on ne peut nier pourtant que l'humanité, à ce moment-là - et naturellement, tous les peuples de la même manière - n'ait été ébranlée par quelque chose d'irrationnel, d'insensé, mais d'énorme, quelque chose d'étranger au monde familier; quelque chose qui, du seul fait que sa nature vague ne se laissait ni saisir ni fixer, fut interprété, dès avant les désillusions proprement dites de la guerre, comme une hallucination ou un fantôme.
Or, cette expérience a comporté aussi le sentiment exaltant d'avoir pour la première fois quelque chose en commun avec tous les Allemands. On était devenu soudain une simple, une humble particule noyée dans un événement supra personnel ; tout enveloppé par la nation, on pouvait presque la palper; c'était comme si des caractères mythiques primitifs qui avaient dormi pendant des siècles à l'abri d'un mot se réveillaient soudain, aussi réels que les fabriques et les bureaux au matin. Il faut, pour oublier cela, une fois le sang-froid recouvré, avoir la mémoire bien courte, ou la conscience fort large. Même les rares individus qui ont voulu se soustraire à cette énorme pression n'ont pu le faire par une résistance passive, mais uniquement par contre-mines. Celui qui fut d'emblée contre la guerre dut l'être avec fanatisme : il crachait au visage de la nation, il la poignardait dans le dos, en ne prouvant ainsi ... qu'une fascination de signe contraire.
Veut-on maintenant réduire à rien le fait que des millions d'hommes qui n'avaient vécu jusqu'alors que pour leurs intérêts et dans une angoisse mal déguisée de la mort, se sont soudain allègrement offerts à mourir pour la nation? Il faudrait avoir une oreille bien mal préparée à l'écoute de la vie pour que la voix pacifiste de la conscience pût couvrir à elle seule cette voix de l'événement. Et même si des millions d'hommes devaient avoir sacrifié leur existence, le but de leur vie, leurs proches, tout leur capital d'héroïsme à une illusion : pourrait-on simplement, ensuite, comme on se réveille après une soûlerie, rentrer chez soi en prétendant que tout ne fut qu'ivresse, psychose, hallucination collective, mirage capitaliste, nationaliste, ou que sais-je? On ne le peut certainement pas sans refouler du même coup une expérience qui est loin d'être liquidée, et semer ainsi dans l'âme de la nation les germes d'une monstrueuse hystérie !
Mais ce séparatisme individualiste de l'esprit néglige autre chose encore : la fameuse expérience de l'été 14 qui devait être le point de départ d'une grande époque - et ce rappel n'est nullement de pure ironie. Au contraire : ce qui fut d'abord balbutié, puis dégénéra en phrases creuses, à savoir que la guerre avait été une expérience étrange, non sans analogie avec l'expérience religieuse, renvoie incontestablement à un fait ; la dégénérescence ne prouve rien contre le caractère originel. Si ce fait s'est changé en phrases creuses, c'est selon le processus habituel, c'est-à-dire justement parce qu'on l'a qualifié d'expérience religieuse, l'affublant ainsi d'un masque archaïque au lieu d'analyser ce qui réveillait là avec une si singulière violence un monde d'images et de sentiments depuis longtemps assoupi ; on ne peut nier pourtant que l'humanité, à ce moment-là - et naturellement, tous les peuples de la même manière - n'ait été ébranlée par quelque chose d'irrationnel, d'insensé, mais d'énorme, quelque chose d'étranger au monde familier; quelque chose qui, du seul fait que sa nature vague ne se laissait ni saisir ni fixer, fut interprété, dès avant les désillusions proprement dites de la guerre, comme une hallucination ou un fantôme.
Or, cette expérience a comporté aussi le sentiment exaltant d'avoir pour la première fois quelque chose en commun avec tous les Allemands. On était devenu soudain une simple, une humble particule noyée dans un événement supra personnel ; tout enveloppé par la nation, on pouvait presque la palper; c'était comme si des caractères mythiques primitifs qui avaient dormi pendant des siècles à l'abri d'un mot se réveillaient soudain, aussi réels que les fabriques et les bureaux au matin. Il faut, pour oublier cela, une fois le sang-froid recouvré, avoir la mémoire bien courte, ou la conscience fort large. Même les rares individus qui ont voulu se soustraire à cette énorme pression n'ont pu le faire par une résistance passive, mais uniquement par contre-mines. Celui qui fut d'emblée contre la guerre dut l'être avec fanatisme : il crachait au visage de la nation, il la poignardait dans le dos, en ne prouvant ainsi ... qu'une fascination de signe contraire.
Veut-on maintenant réduire à rien le fait que des millions d'hommes qui n'avaient vécu jusqu'alors que pour leurs intérêts et dans une angoisse mal déguisée de la mort, se sont soudain allègrement offerts à mourir pour la nation? Il faudrait avoir une oreille bien mal préparée à l'écoute de la vie pour que la voix pacifiste de la conscience pût couvrir à elle seule cette voix de l'événement. Et même si des millions d'hommes devaient avoir sacrifié leur existence, le but de leur vie, leurs proches, tout leur capital d'héroïsme à une illusion : pourrait-on simplement, ensuite, comme on se réveille après une soûlerie, rentrer chez soi en prétendant que tout ne fut qu'ivresse, psychose, hallucination collective, mirage capitaliste, nationaliste, ou que sais-je? On ne le peut certainement pas sans refouler du même coup une expérience qui est loin d'être liquidée, et semer ainsi dans l'âme de la nation les germes d'une monstrueuse hystérie !
III
Mais ceux qui nient l'idée de supranationalité se facilitent trop les choses eux aussi. Est-il besoin de le dire?
S'il n'en est pas besoin, pourquoi entend-on si rarement un accusateur s'élever contre la duperie dont nous avons été les victimes, à la fin de la guerre, grâce à Wilson et à son cheval de Troie, les Quatorze Points ? Sans doute étions-nous aux abois ; mais à l'instant où nous jetions ces armes devenues un objet de dégoût, étaitce la force ou la cajolerie qui les avait fait sauter de nos mains? Ne régnait-il pas comme un climat de Pâques universelles : prématurée comme une chaude journée de février, la conviction qu'une ère nouvelle s'ouvrait pour l'humanité? Mais cette attente aussi, mesurée au démenti atterrant qu'elle essuya, ne fut qu'ivresse, psychose, hallucination collective et mirage.
Nous avons donc vécu deux grandes illusions opposées, puis leur naufrage à toutes deux, et plus douloureusement que les autres nations : faut-il s'étonner que nous ayons été intellectuellement brisés? La haine farouche qui a éclaté au sein de la nation allemande entre les partisans et les adversaires du réveil des énergies, les appels contradictoires au soulèvement national style 1813 et au soulèvement international moscoutaire, le contraste entre les pacifistes encensant l'Entente et les assassinats perpétrés contre nos propres hommes politiques, entre les pleurs versés sur la perte de notre indépendance et les louches trafics avec l'étranger, la prolifération des mercantis, des dancings et de toutes sortes de réussites sinon illicites, du moins indécentes, enfin l'immense fatigue psychique et l'effritement de la nation en particules épuisées, moroses, soudain étrangères les unes aux autres : tout cela ne correspond pas seulement à la gravité des dommages matériels, mais manifeste un profond ébranlement de l'esprit.
S'il n'en est pas besoin, pourquoi entend-on si rarement un accusateur s'élever contre la duperie dont nous avons été les victimes, à la fin de la guerre, grâce à Wilson et à son cheval de Troie, les Quatorze Points ? Sans doute étions-nous aux abois ; mais à l'instant où nous jetions ces armes devenues un objet de dégoût, étaitce la force ou la cajolerie qui les avait fait sauter de nos mains? Ne régnait-il pas comme un climat de Pâques universelles : prématurée comme une chaude journée de février, la conviction qu'une ère nouvelle s'ouvrait pour l'humanité? Mais cette attente aussi, mesurée au démenti atterrant qu'elle essuya, ne fut qu'ivresse, psychose, hallucination collective et mirage.
Nous avons donc vécu deux grandes illusions opposées, puis leur naufrage à toutes deux, et plus douloureusement que les autres nations : faut-il s'étonner que nous ayons été intellectuellement brisés? La haine farouche qui a éclaté au sein de la nation allemande entre les partisans et les adversaires du réveil des énergies, les appels contradictoires au soulèvement national style 1813 et au soulèvement international moscoutaire, le contraste entre les pacifistes encensant l'Entente et les assassinats perpétrés contre nos propres hommes politiques, entre les pleurs versés sur la perte de notre indépendance et les louches trafics avec l'étranger, la prolifération des mercantis, des dancings et de toutes sortes de réussites sinon illicites, du moins indécentes, enfin l'immense fatigue psychique et l'effritement de la nation en particules épuisées, moroses, soudain étrangères les unes aux autres : tout cela ne correspond pas seulement à la gravité des dommages matériels, mais manifeste un profond ébranlement de l'esprit.
IV
Pour reprendre pied, il faut certes une âme lucide et ferme; s'il est vrai que ces illusions et leur effondrement nous ont affaiblis, et que nous souffrions essentiellement d'une sorte de vide psychique, nous n'avons rien de plus urgent à faire que de définir notre attitude à leur égard.
Comme elle est vaine, l'échappatoire puérile hélas! trop souvent entendue en Allemagne : « Ce n'est pas nous qui avons fait cela! Ce sont les empereurs, les généraux, les diplomates! » Nul doute : c'est bien nous qui l'avons fait : nous l'avons laissé faire; cela s'est fait sans que nous essayions de l'empêcher. Ce qui est vrai aussi de l'adversaire. Non moins vaine, cette autre et fréquente justification, selon laquelle nous aurions seulement manqué de fermeté et nous serions laissé tourner la tête. C'est oublier le but vraiment nouveau vers lequel la volonté avait alors tendu. Mais, relit-on dans la presse française l'histoire des négociations de Versailles, on voit s'élaborer sournoisement, non, presque machinalement, irrémédiablement, nécessairement, ce qui tendait à mettre en doute, comme on le fait d'ailleurs chez nous, cette volonté, à la rendre suspecte à la lumière d'expériences antérieures, à créer enfin une atmosphère où ce jeune germe ne pouvait que s'étioler. Versailles aura été pour la pensée politique européenne un miroir ardent. Pourtant, avant 1914, au cours de l'été 14, à Brest-Litovsk, au moment des Quatorze Points et à Versailles, l'individu était resté le même, en France comme en Allemagne. Simplement, il a subi les contradictions les plus effroyables sans se rendre compte, ou peu s'en faut, des transitions; simplement, il s'est révélé capable de tout, et il a laissé faire; avec l'illusion d'obéir à sa volonté propre, il a suivi, sans volonté, le mouvement. Oui, c'est nous qui l'avons fait, c'est eux qui l'ont fait ou plutôt, ce n'est personne, sinon cela.
Examinons donc ce qu'est « cela ».
Dire que la volonté de la collectivité n'est pas équivalente à la somme des volontés individuelles n'est pas nouveau; cette idée joue déjà un rôle important chez Lagarde, sinon plus tôt; depuis, elle a fait l'objet de nombreux débats et d'analyses approfondies. Même un scrutin direct n'exprime pas seulement la voix des consultés, mais aussi celle de l'appareil auquel ils sont soumis, la voix du peuple n'est donc pas lui tout court; elle est conditionnée par les divers appareils de la bureaucratie, des lois, des journaux, des institutions économiques et autres, sans oublier les réalisations en apparence les plus individuelles et pourtant partiellement dépendantes de la littérature. Un peuple est la somme de ses individus augmentée de leur organisation; et comme cette organisation mène, à bien des égards, une existence autonome, il en résulte - si l'on tient compte encore de l'élément extrêmement variable du climat de l'opinion à un moment donné - le « cela » en question. Dans les pages qui suivent, nous supposerons sa formation suffisamment connue, mais insuffisamment comprise. Il est étrange que l'on exploite si peu ces vérités pourtant établies; et si j'essayais de les énumérer ici, ce serait fort long et de médiocre profit.
Ce qu'il faut examiner en revanche avec les plus scrupuleuses précautions, au seuil de toute réforme, c'est le vêtement idéologique sous lequel ledit « cela » se présente.
Comme elle est vaine, l'échappatoire puérile hélas! trop souvent entendue en Allemagne : « Ce n'est pas nous qui avons fait cela! Ce sont les empereurs, les généraux, les diplomates! » Nul doute : c'est bien nous qui l'avons fait : nous l'avons laissé faire; cela s'est fait sans que nous essayions de l'empêcher. Ce qui est vrai aussi de l'adversaire. Non moins vaine, cette autre et fréquente justification, selon laquelle nous aurions seulement manqué de fermeté et nous serions laissé tourner la tête. C'est oublier le but vraiment nouveau vers lequel la volonté avait alors tendu. Mais, relit-on dans la presse française l'histoire des négociations de Versailles, on voit s'élaborer sournoisement, non, presque machinalement, irrémédiablement, nécessairement, ce qui tendait à mettre en doute, comme on le fait d'ailleurs chez nous, cette volonté, à la rendre suspecte à la lumière d'expériences antérieures, à créer enfin une atmosphère où ce jeune germe ne pouvait que s'étioler. Versailles aura été pour la pensée politique européenne un miroir ardent. Pourtant, avant 1914, au cours de l'été 14, à Brest-Litovsk, au moment des Quatorze Points et à Versailles, l'individu était resté le même, en France comme en Allemagne. Simplement, il a subi les contradictions les plus effroyables sans se rendre compte, ou peu s'en faut, des transitions; simplement, il s'est révélé capable de tout, et il a laissé faire; avec l'illusion d'obéir à sa volonté propre, il a suivi, sans volonté, le mouvement. Oui, c'est nous qui l'avons fait, c'est eux qui l'ont fait ou plutôt, ce n'est personne, sinon cela.
Examinons donc ce qu'est « cela ».
Dire que la volonté de la collectivité n'est pas équivalente à la somme des volontés individuelles n'est pas nouveau; cette idée joue déjà un rôle important chez Lagarde, sinon plus tôt; depuis, elle a fait l'objet de nombreux débats et d'analyses approfondies. Même un scrutin direct n'exprime pas seulement la voix des consultés, mais aussi celle de l'appareil auquel ils sont soumis, la voix du peuple n'est donc pas lui tout court; elle est conditionnée par les divers appareils de la bureaucratie, des lois, des journaux, des institutions économiques et autres, sans oublier les réalisations en apparence les plus individuelles et pourtant partiellement dépendantes de la littérature. Un peuple est la somme de ses individus augmentée de leur organisation; et comme cette organisation mène, à bien des égards, une existence autonome, il en résulte - si l'on tient compte encore de l'élément extrêmement variable du climat de l'opinion à un moment donné - le « cela » en question. Dans les pages qui suivent, nous supposerons sa formation suffisamment connue, mais insuffisamment comprise. Il est étrange que l'on exploite si peu ces vérités pourtant établies; et si j'essayais de les énumérer ici, ce serait fort long et de médiocre profit.
Ce qu'il faut examiner en revanche avec les plus scrupuleuses précautions, au seuil de toute réforme, c'est le vêtement idéologique sous lequel ledit « cela » se présente.
V
Sans doute y aurait-il peu de gens, interrogés de but en blanc, pour confondre nation et race (chacun sait, après tout, que les nations sont des mélanges de races); n'empêche que dans la vie, bizarrement mais spontanément, l'on appuie constamment le concept de nation sur celui de race, et qu'on le manie comme s'il était aussi univoque que celui de cube : voilà le phénomène qu'il y a lieu d'examiner. Loin de moi l'intention de m'étendre sur le problème racial; mais, pour déceler la signification éthique de l'idée de race, il faut commencer par en examiner la spécificité théorique.
Si, à partir d'un moment donné, les tables venaient à se multiplier par engendrement et non plus sur commande, nous verrions aussitôt naître des tables actuellement existantes - avec la même évidence qui nous fait reconnaître le Frison dans un Frison - les races des Rectangulaires-à-quatre-pieds, des Ovales-à-un-pied, et ainsi de suite. Il ne se serait rien passé d'exceptionnel, sinon que chaque couple de tables en engendrerait une troisième qui leur ressemblerait selon une certaine loi de dosage des caractères, et posséderait la propriété de se reproduire de la même façon. Le fait qu'une partie des caractères, durant des générations, ne peut être transmis que dans les germes sans se manifester ailleurs, ne change rien à celui que tout se passe exclusivement entre individus et sur des individus. Dans toute l'affaire, la race n'a rien à voir, hors qu'elle finit par être là, faute de pouvoir être nulle part ailleurs : de même que la pluie est là quand des gouttes tombent du ciel. La race n'a la possibilité d'accéder à l'être réel que par les individus, et n'a pas d'autres résultats que les leurs ; or, qu'est ce type d'existence, sinon une existence pensée, un concept collectif ? Les races existent, certes, mais ce sont les individus qui les font.
Si tel est bien l'état des choses, rien ne peut justifier son renversement, ce gauchissement quasi théologique selon lequel ce seraient les races qui font l'individu. C'est pourtant, on le sait, la formule usuelle.
Si on l'adopte, il ne reste pas davantage de l'homme que ce qui reste d'un bas une fois que toutes ses mailles ont filé'. Sans doute est-ce d'ordinaire pour la facilité de la compréhension que l'on définit un homme par son appartenance à un groupe - si ce peut être la famille X, pourquoi pas la race germanique?; aujourd'hui déjà, il nous semble presque naturel d'entendre Bismarck affirmer que « l'abattage des arbres n'est pas une spécialité germanique, mais slave », ou un critique juif prétendre, à propos du livre de Wassermann, Mein Weg als Deutscher und Jude , qu'« il est impossible à un Juif de devenir un authentique artiste allemand » : ce n'en est pas moins, et justement dans des cas sans conséquence, une dangereuse concession à des habitudes de pensée vicieuses. On connaît la littérature qui les a engendrées et qu'elles ont engendrée. Elle n'a pas pour sujet l'indice céphalique, la couleur des yeux et les proportions du squelette, détails qui n'intéressent pas grand monde, mais des propriétés telles que le sens religieux, l'équité, l'énergie politique, l'esprit scientifique, l'intuition, le talent artistique ou la tolérance, toutes choses dont nous saurions à peine dire en quoi elles consistent, et qu'elle accorde ou dénie, dans son mauvais latin d'anthropologue, aux prétendues races : croyant pouvoir instiller de la dignité à la nation par l'oreille en prenant devant elle, étrange ventriloque, la voix des millénaires.
On ne peut nier que cette maladie de la pensée ne constitue une bonne part de notre idéalisme national.
Il n'est pas difficile de voir où cela mènera. Rejeter toute la responsabilité du bien ou du mal non plus sur l'individu, mais sur la race, revient à se retrancher perpétuellement derrière autrui ; il s'ensuit non seulement un émoussement de la véracité et de la finesse intellectuelle, mais une dégénérescence des cellules germinales de la morale. Là où la vertu est nationalisée par prédestination, les vignes du Seigneur sont expropriées, et plus personne n'éprouve le besoin d'y travailler. On fait croire à l'individu qu'il a en lui tout ce qu'il faut, pour peu qu'il soit fidèle aux vertus de sa race ; notre bienheureuse Allemagne ne saurait être, moralement parlant, qu'un pays de Cocagne, où les vertus nous tombent toutes rôties dans la bouche
Il semble plus malaisé de comprendre l'origine de cette attitude. On parle d'antisémitisme, mais ce n'est guère qu'un autre mot pour le même phénomène ; l'essentiel est que se cache là derrière un idéalisme authentique, un cas typique de ce besoin régressif de ramener toute pensée à d'autres antérieures, éternelles, jugées sublimes, au lieu de la penser jusqu'au bout : en un mot, cela même qui passe ici pour l'idéalisme. Cette mentalité produit l'homme à formules strictes, à règles simples et sublimes qui le dispensent de l'aventure de l'esprit : le pharisien. Une habitude étrange et extrêmement dangereuse s'est implantée chez nous : celle de mépriser l'esprit au nom de l'esprit allemand. Nombre de nos compatriotes, et l'on serait tenté de dire les mieux intentionnés, sont devenus indifférents au contenu d'une oeuvre pour ne la juger plus que sur son origine et sa plus ou moins grande conformité à leur système de préjugés ; ainsi l'ampleur est elle mesurée à l'étroitesse, la diversité de l'esprit à un seul de ses produits ; l'attention s'est reportée des valeurs aux circonstances accessoires, de la réalité à l'hypothèse, et une prétention sectaire à tout savoir s'est emparée de gens plutôt faits pour être des suiveurs. Avec cela qu'on ne peut rattacher à une entité aussi primitive que la race autre chose que des vertus primitives, même les esprits qui peuvent se prévaloir du même sang que leurs juges finissent par se voir refuser l'intérêt de la nation s'ils n'écrivent pas comme M. Walter Bloem ou ne pensent pas comme M. Hilthy , c'est-à-dire s'ils ne sont pas loyaux, vaillants et chastes, et ne se contentent pas des cinq autres vertus de Sioux attribuées à la race allemande. Dans ce contexte idéaliste, l'idée de race est devenue pour la nation allemande, depuis tant d'années qu'elle en abuse. un véritable cancer.
Si, à partir d'un moment donné, les tables venaient à se multiplier par engendrement et non plus sur commande, nous verrions aussitôt naître des tables actuellement existantes - avec la même évidence qui nous fait reconnaître le Frison dans un Frison - les races des Rectangulaires-à-quatre-pieds, des Ovales-à-un-pied, et ainsi de suite. Il ne se serait rien passé d'exceptionnel, sinon que chaque couple de tables en engendrerait une troisième qui leur ressemblerait selon une certaine loi de dosage des caractères, et posséderait la propriété de se reproduire de la même façon. Le fait qu'une partie des caractères, durant des générations, ne peut être transmis que dans les germes sans se manifester ailleurs, ne change rien à celui que tout se passe exclusivement entre individus et sur des individus. Dans toute l'affaire, la race n'a rien à voir, hors qu'elle finit par être là, faute de pouvoir être nulle part ailleurs : de même que la pluie est là quand des gouttes tombent du ciel. La race n'a la possibilité d'accéder à l'être réel que par les individus, et n'a pas d'autres résultats que les leurs ; or, qu'est ce type d'existence, sinon une existence pensée, un concept collectif ? Les races existent, certes, mais ce sont les individus qui les font.
Si tel est bien l'état des choses, rien ne peut justifier son renversement, ce gauchissement quasi théologique selon lequel ce seraient les races qui font l'individu. C'est pourtant, on le sait, la formule usuelle.
Si on l'adopte, il ne reste pas davantage de l'homme que ce qui reste d'un bas une fois que toutes ses mailles ont filé'. Sans doute est-ce d'ordinaire pour la facilité de la compréhension que l'on définit un homme par son appartenance à un groupe - si ce peut être la famille X, pourquoi pas la race germanique?; aujourd'hui déjà, il nous semble presque naturel d'entendre Bismarck affirmer que « l'abattage des arbres n'est pas une spécialité germanique, mais slave », ou un critique juif prétendre, à propos du livre de Wassermann, Mein Weg als Deutscher und Jude , qu'« il est impossible à un Juif de devenir un authentique artiste allemand » : ce n'en est pas moins, et justement dans des cas sans conséquence, une dangereuse concession à des habitudes de pensée vicieuses. On connaît la littérature qui les a engendrées et qu'elles ont engendrée. Elle n'a pas pour sujet l'indice céphalique, la couleur des yeux et les proportions du squelette, détails qui n'intéressent pas grand monde, mais des propriétés telles que le sens religieux, l'équité, l'énergie politique, l'esprit scientifique, l'intuition, le talent artistique ou la tolérance, toutes choses dont nous saurions à peine dire en quoi elles consistent, et qu'elle accorde ou dénie, dans son mauvais latin d'anthropologue, aux prétendues races : croyant pouvoir instiller de la dignité à la nation par l'oreille en prenant devant elle, étrange ventriloque, la voix des millénaires.
On ne peut nier que cette maladie de la pensée ne constitue une bonne part de notre idéalisme national.
Il n'est pas difficile de voir où cela mènera. Rejeter toute la responsabilité du bien ou du mal non plus sur l'individu, mais sur la race, revient à se retrancher perpétuellement derrière autrui ; il s'ensuit non seulement un émoussement de la véracité et de la finesse intellectuelle, mais une dégénérescence des cellules germinales de la morale. Là où la vertu est nationalisée par prédestination, les vignes du Seigneur sont expropriées, et plus personne n'éprouve le besoin d'y travailler. On fait croire à l'individu qu'il a en lui tout ce qu'il faut, pour peu qu'il soit fidèle aux vertus de sa race ; notre bienheureuse Allemagne ne saurait être, moralement parlant, qu'un pays de Cocagne, où les vertus nous tombent toutes rôties dans la bouche
Il semble plus malaisé de comprendre l'origine de cette attitude. On parle d'antisémitisme, mais ce n'est guère qu'un autre mot pour le même phénomène ; l'essentiel est que se cache là derrière un idéalisme authentique, un cas typique de ce besoin régressif de ramener toute pensée à d'autres antérieures, éternelles, jugées sublimes, au lieu de la penser jusqu'au bout : en un mot, cela même qui passe ici pour l'idéalisme. Cette mentalité produit l'homme à formules strictes, à règles simples et sublimes qui le dispensent de l'aventure de l'esprit : le pharisien. Une habitude étrange et extrêmement dangereuse s'est implantée chez nous : celle de mépriser l'esprit au nom de l'esprit allemand. Nombre de nos compatriotes, et l'on serait tenté de dire les mieux intentionnés, sont devenus indifférents au contenu d'une oeuvre pour ne la juger plus que sur son origine et sa plus ou moins grande conformité à leur système de préjugés ; ainsi l'ampleur est elle mesurée à l'étroitesse, la diversité de l'esprit à un seul de ses produits ; l'attention s'est reportée des valeurs aux circonstances accessoires, de la réalité à l'hypothèse, et une prétention sectaire à tout savoir s'est emparée de gens plutôt faits pour être des suiveurs. Avec cela qu'on ne peut rattacher à une entité aussi primitive que la race autre chose que des vertus primitives, même les esprits qui peuvent se prévaloir du même sang que leurs juges finissent par se voir refuser l'intérêt de la nation s'ils n'écrivent pas comme M. Walter Bloem ou ne pensent pas comme M. Hilthy , c'est-à-dire s'ils ne sont pas loyaux, vaillants et chastes, et ne se contentent pas des cinq autres vertus de Sioux attribuées à la race allemande. Dans ce contexte idéaliste, l'idée de race est devenue pour la nation allemande, depuis tant d'années qu'elle en abuse. un véritable cancer.
VI
Mais, de toutes les enveloppes idéologiques dont se vêt la nation, la plus corporelle est encore l'État. On serait même tenté de dire qu'il est son véritable corps, s'il n'était, hélas ! davantage : son âme, ou peu s'en faut ! Voyez l'ancien Empire allemand, voyez aussi bien la Russie nouvelle. L'État est une capsule protectrice qui prolifère jusque dans les plis les plus reculés de l'organisme.
Il est curieux de constater avec quelle régularité quasi pendulaire ont alterné, dans l'histoire de la pensée, des Grecs à nos jours,, une surestimation et une dépréciation également excessives de l'État. Celui-ci est considéré tantôt comme le suprême Institut d'humanité, la quintessence de tous les biens, tantôt comme un Léviathan qui dévore toute réalité supérieure, chose nécessaire sans doute, mais comme peut l'être un mal. Il est clair que des contradictions aussi flagrantes ne peuvent être uniquement théoriques : sinon, un compromis se fût trouvé à la longue, comme dans tous les problèmes intellectuels. Elles apparaissent également indépendantes des principaux types de philosophies : la Grèce, le Moyen Âge catholique et le Siècle des Lumières on dû faire une place égale à l'une et à l'autre attitude. Si ce conflit ne peut être résolu, c'est vraisemblablement qu'il est lié à un contexte de sentiment ; mais, comme il apparaît non moins étranger aux plus fortes variations de notre sentiment du monde, il devrait renvoyer à une différence plus profonde encore : on est tenté de la chercher dans l'opposition de l'individuel et du social qui remonte, au-delà des sociétés humaines primitives, jusqu'à la société animale, et que chacun porte en lui. Chaque individu est partagé entre l'amour et la haine de la société, même si les circonstances de la vie oblitèrent souvent l'un de ces deux sentiments, ou les affaiblissent tous deux jusqu'à l'indifférence.
Or, cette attitude contradictoire de l'homme à l'égard de l'État s'exprime aussi dans le redoutable problème d'arithmétique suivant : si l'on refuse les outrances du racisme, les individus pris isolément sont tous, dans les différents États, à peu près semblables; les États eux-mêmes, en tant qu'appareils, se ressemblent tous. Néanmoins, l'addition « individus + État » produit ces oppositions funestes qui se libèrent dans les guerres et s'expriment, en temps de paix, par l'étrange rituel des ambassades -- notes, audiences, démarches --, si semblable à celui qui règle, dans la rue, les rencontres canines. Veut-on résoudre la contradiction qui fait que les mêmes hommes, organisés de la même façon, ne cessent de s'affronter, c'est dans la forme de leur organisation qu'il faut chercher son origine. Si l'on admet ce point de vue, l'examen le plus superficiel suffira pour constater que l'État est une sorte de peau racornie, de surface fermée qui rejette vers l'intérieur la plus grande partie des forces agissant sur elle, et n'en laisse sortir qu'une proportion bien moindre : un isolateur. La circulation des idées, les transports, l'organisation intellectuelle, la communauté religieuse, le socialisme même, tous ces «champs de force » sont beaucoup plus diffus à l'extérieur qu'à l'intérieur. C'est que l'État est à peu près seul à élaborer des
« organes » actifs : la nation n'en a presque pas; ceux qu'elle a sont, précisément, l'État. C'est pourquoi, dans la plupart des cas, celui-ci pense, sent, décide et agit pour les individus au moyen d'une procuration générale soustraite à tout contrôle; puisque le contrôle, si l'on prend le concept d'État en un sens assez large, c'est encore lui. Cet appareil de la prétendue volonté commune ne se compose pas seulement du gouvernement et des organes exécutifs, mais encore des partis et des diverses représentations d'intérêts. Il y a là une loi de formation générale, histologique en quelque sorte, selon laquelle les éléments de l'organisation ne sont eux-mêmes que des organisations : fait apparemment d'autant plus sensible que la démocratisation est plus poussée. La démocratie n'est pas la souveraineté du demos, mais celle de ses organisations partielles.
Or, quand un groupe agit à la place des individus, il demeure toujours un reste, sous forme de sacrifice ou d'épreuve ; à moins qu'un grand élan, l'engagement dans une entreprise particulière, quelque poussée de fièvre ne le balaient, ou ne le laissent pas accéder à la conscience. Dans des groupes aussi vastes, aussi peu homogènes et aussi sclérosés que les États, cela ne peut se produire qu'en des instants d'exaltation exceptionnelle ; d'ordinaire, quand l'État entre en contact avec l'individu, c'est plutôt pour « peser » sur lui. Ainsi peut-on ne pas être anti-étatiste, reconnaître pleinement la grande importance de l'État et n'en constater pas moins que, dans ces conditions, seule une idéologie irréaliste peut voir en lui le représentant des biens les plus hauts, parce que communs à tous, lui accorder du coup une sorte de supra-volonté ou voir en lui, sous quelque forme que ce soit, une école de perfectionnement de l'humanité. Cette idée est un héritage de l'État autoritaire qui avait trouvé refuge dans les slogans des éducateurs du jeune Reich allemand ; elle semble malheureusement en passe de resurgir dans le socialisme dont l'éthique paraît s'être réduite à un altruisme de confrérie. C'est encore un exemple de cet
« idéalisme-alibi » qui permet à l'homme incapable de donner de la dignité à sa vie personnelle d'en rejeter la charge sur son arrière-plan : la race, l'empereur, telle ou telle association, la sublimité de la loi morale ou tout autre prétexte.
Il est curieux de constater avec quelle régularité quasi pendulaire ont alterné, dans l'histoire de la pensée, des Grecs à nos jours,, une surestimation et une dépréciation également excessives de l'État. Celui-ci est considéré tantôt comme le suprême Institut d'humanité, la quintessence de tous les biens, tantôt comme un Léviathan qui dévore toute réalité supérieure, chose nécessaire sans doute, mais comme peut l'être un mal. Il est clair que des contradictions aussi flagrantes ne peuvent être uniquement théoriques : sinon, un compromis se fût trouvé à la longue, comme dans tous les problèmes intellectuels. Elles apparaissent également indépendantes des principaux types de philosophies : la Grèce, le Moyen Âge catholique et le Siècle des Lumières on dû faire une place égale à l'une et à l'autre attitude. Si ce conflit ne peut être résolu, c'est vraisemblablement qu'il est lié à un contexte de sentiment ; mais, comme il apparaît non moins étranger aux plus fortes variations de notre sentiment du monde, il devrait renvoyer à une différence plus profonde encore : on est tenté de la chercher dans l'opposition de l'individuel et du social qui remonte, au-delà des sociétés humaines primitives, jusqu'à la société animale, et que chacun porte en lui. Chaque individu est partagé entre l'amour et la haine de la société, même si les circonstances de la vie oblitèrent souvent l'un de ces deux sentiments, ou les affaiblissent tous deux jusqu'à l'indifférence.
Or, cette attitude contradictoire de l'homme à l'égard de l'État s'exprime aussi dans le redoutable problème d'arithmétique suivant : si l'on refuse les outrances du racisme, les individus pris isolément sont tous, dans les différents États, à peu près semblables; les États eux-mêmes, en tant qu'appareils, se ressemblent tous. Néanmoins, l'addition « individus + État » produit ces oppositions funestes qui se libèrent dans les guerres et s'expriment, en temps de paix, par l'étrange rituel des ambassades -- notes, audiences, démarches --, si semblable à celui qui règle, dans la rue, les rencontres canines. Veut-on résoudre la contradiction qui fait que les mêmes hommes, organisés de la même façon, ne cessent de s'affronter, c'est dans la forme de leur organisation qu'il faut chercher son origine. Si l'on admet ce point de vue, l'examen le plus superficiel suffira pour constater que l'État est une sorte de peau racornie, de surface fermée qui rejette vers l'intérieur la plus grande partie des forces agissant sur elle, et n'en laisse sortir qu'une proportion bien moindre : un isolateur. La circulation des idées, les transports, l'organisation intellectuelle, la communauté religieuse, le socialisme même, tous ces «champs de force » sont beaucoup plus diffus à l'extérieur qu'à l'intérieur. C'est que l'État est à peu près seul à élaborer des
« organes » actifs : la nation n'en a presque pas; ceux qu'elle a sont, précisément, l'État. C'est pourquoi, dans la plupart des cas, celui-ci pense, sent, décide et agit pour les individus au moyen d'une procuration générale soustraite à tout contrôle; puisque le contrôle, si l'on prend le concept d'État en un sens assez large, c'est encore lui. Cet appareil de la prétendue volonté commune ne se compose pas seulement du gouvernement et des organes exécutifs, mais encore des partis et des diverses représentations d'intérêts. Il y a là une loi de formation générale, histologique en quelque sorte, selon laquelle les éléments de l'organisation ne sont eux-mêmes que des organisations : fait apparemment d'autant plus sensible que la démocratisation est plus poussée. La démocratie n'est pas la souveraineté du demos, mais celle de ses organisations partielles.
Or, quand un groupe agit à la place des individus, il demeure toujours un reste, sous forme de sacrifice ou d'épreuve ; à moins qu'un grand élan, l'engagement dans une entreprise particulière, quelque poussée de fièvre ne le balaient, ou ne le laissent pas accéder à la conscience. Dans des groupes aussi vastes, aussi peu homogènes et aussi sclérosés que les États, cela ne peut se produire qu'en des instants d'exaltation exceptionnelle ; d'ordinaire, quand l'État entre en contact avec l'individu, c'est plutôt pour « peser » sur lui. Ainsi peut-on ne pas être anti-étatiste, reconnaître pleinement la grande importance de l'État et n'en constater pas moins que, dans ces conditions, seule une idéologie irréaliste peut voir en lui le représentant des biens les plus hauts, parce que communs à tous, lui accorder du coup une sorte de supra-volonté ou voir en lui, sous quelque forme que ce soit, une école de perfectionnement de l'humanité. Cette idée est un héritage de l'État autoritaire qui avait trouvé refuge dans les slogans des éducateurs du jeune Reich allemand ; elle semble malheureusement en passe de resurgir dans le socialisme dont l'éthique paraît s'être réduite à un altruisme de confrérie. C'est encore un exemple de cet
« idéalisme-alibi » qui permet à l'homme incapable de donner de la dignité à sa vie personnelle d'en rejeter la charge sur son arrière-plan : la race, l'empereur, telle ou telle association, la sublimité de la loi morale ou tout autre prétexte.
VII
L'attitude généralement adoptée par l'individu à l'égard d'une organisation aussi vaste que l'État, c'est le «laisser-faire » ; aussi bien ces mots sont-ils devenus l'une des formules clefs de notre époque. Les relations interhumaines composent aujourd'hui un tissu si vaste et si serré que nul regard, nulle volonté ne peut plus en embrasser que des parcelles, et que chacun de nous, sorti de son champ toujours plus restreint d'activité, est obligé de s'en remettre comme un enfant mineur à d'autres : jamais encore l'intellect des subordonnés ne fut aussi limité qu'aujourd'hui, où il crée tout. Qu'il le veuille ou non, l'individu est obligé de laisser faire, et ne fait rien. Anglais et Américains n'ont pas fait, mais ont laissé mourir de faim les enfants d'Europe centrale; nous-mêmes, quoique les auteurs des crimes de guerre, n'en avons pas fait, mais seulement laissé faire notre part. Veut-on changer cela, il faut d'abord en mesurer clairement la nécessité. Que ceux qui s'imaginent - ils sont assez nombreux, apparemment, et justement les plus zélés - que l'on pourrait réussir en substituant à la froide organisation la chaleur du coeur ouvrent n'importe quel journal du matin et y fassent le compte des souffrances et des malheurs qu'il serait possible quotidiennement d'éviter : s'ils voulaient ne pas laisser faire, s'ils avaient seulement la capacité de se le représenter concrètement, moins encore, de s'en faire seulement l'idée confuse que le mot « compassion » requiert de chacun... ils deviendraient fous ! Le pendant actif de ce laisser-faire, c'est le traitement sommaire, général, administratif des problèmes humains : le symbole de la relation indirecte entre l'homme et l'État, c'est le dossier. C'est la vie réduite à une substance sans odeur, sans saveur et sans poids, le bouton sur lequel on presse : ce geste entraîne-t-il mort d'homme, on ne l'a pas fait, puisque tout le champ de la conscience était rempli par la manipulation délicate du bouton. Le dossier, c'est le verdict de la Cour, l'attaque aux gaz de combat, la bonne conscience de nos bourreaux ; c'est le partage le plus funeste de l'homme en deux : la personne privée et le fonctionnaire. Mais le caractère indirect de cette relation représente, dans les circonstances actuelles, une hygiène apparemment indispensable.
L'homme simple corrige la disproportion qui en résulte en volant et en tournant le règlement comme il peut. De fait, il ne reste en dehors de ce système que des influences illégales ou jugées presque illicites : le libre-échange des biens, des opinions et de la vie. En dépit de toutes les entraves, il ne cesse de surgir des pensées qui finissent par faire dévier légèrement le cours de l'évolution ; les hérétiques agissent sur l'Église étatisée, et sur l'esprit étatisé les écrivains indépendants ; mais le principal contrepoids à l'organisation, ce sont encore les passions - parmi lesquelles, souveraine et régulatrice, la passion de l'argent. Au lieu de se borner à les condamner, on devrait comprendre qu'elles sont le correctif luciférien nécessaire à ce dieu très imparfait qu'est l'État. Augustin distinguait entre l'État et la civitas Dei, la sphère du royaume de Dieu où l'individu est soustrait aux atteintes de la communauté. Aujourd'hui, la cité dé Dieu se précipite au cinéma, voue son existence au shimmy et, à force de trafiquer sur les devises, pousse sans scrupules l'État au bord dé l'abîme. C'est, bien entendu, dé la dégénérescence ; mais il importé encore plus dé reconnaître que c'est aussi, d'autre part, le simple revers dé l'État, son complément inévitable, le fantôme de la victime humaine emmurée dans lés fondations de la cathédrale.
On ne pouvait trouver la nation dans la race, ni dans l'État; on l'y a cherchée néanmoins. La pensée allemande s'est appuyée tantôt sur dés chimères raciales, tantôt sur une philosophie du sacrifice à cette somme de toutes les sommes qu'était censé être l'État, en expiation d'une sorte de péché originel dé l'individu qui ne pouvait être obtenue que par l'anéantissement dans le Tout. A côté dé ces deux formules, il en existait une troisième, la cité de Dieu, à laquelle correspond une troisième hypothèse déjà mentionnée en passant, la nation comme esprit. Nos Cicérons disent : « Les biens idéaux supra-personnels, l'esprit de la communauté, les institutions issues de la volonté commune, la tradition culturelle commune - dont l'ensemble nommé État n'est qu'une partie - ont intégré la nation. » Sans vouloir contester une affirmation où entre beaucoup de vrai, on peut lui opposer une vue tout de même plus exacte. Y a-t-il un esprit commun aux universités et aux pénitenciers? Ces deux institutions abritent néanmoins les représentants des deux activités lés plus développées de nos jours. Y a-t-il un esprit commun à M. Anton Wildgans et à Nietzsche ? Il y en a sûrement un, mais si difficile à définir qu'il vaut mieux y renoncer. Concevons plutôt rassemblés là plusieurs millions d'individus qui, à l'intérieur d'un espace de temps singulièrement béant, ont fourré la tête dans un monde qu'ils comprennent dans une mesure et d'une façon très différentes, dont ils attendent des choses non moins différentes ; un monde dont ils ne voient et n'entendent qu'un grand vacarme absurde au sein duquel un son, de loin en loin, leur fait dresser l'oreille. Cette masse énorme, hétérogène, qui né peut ni s'imprimer quoi que ce soit profondément dans l'esprit, ni entièrement s'exprimer, dont la composition varie chaque jour selon celle des excitations qu'elle subit, cette masse hésitant entre solide et liquide, cette non-masse, ce rien dépourvu de sentiments, de pensées et de résolutions fixés, voilà, sinon la nation, du moins la substance qui l'alimente.
Cette substance même ne peut voir dans tout vêtement idéologique qu'un « nous » inauthentique ; un « nous » sans rapport avec la réalité. « Nous autres Allemands » : fiction d'une communauté entre manoeuvres et professeurs, mercantis et idéalistes, écrivains et cinéastes, qui n'existe pas. Le véritable « nous » s'exprime par la formule : nous ne nous sommes mutuellement de rien. Nous sommes des capitalistes, des prolétaires, des intellectuels, des catholiques... beaucoup plus liés, en fait, à nos intérêts particuliers - au delà de toute frontière - que les uns aux autres. Pour ce qui lui tient vraiment à coeur, le paysan allemand est plus proche du paysan français que du citadin allemand. Nous - chaque nation en elle-même - nous comprenons mal les uns les autres ; nous nous combattons ou nous flouons chaque fois que faire se peut. Sans doute parvient-on à nous ranger sous un même bonnet quand il s'agit de l'enfoncer sur la tête d'une autre nation : alors, oui, nous connaissons la félicité de l'expérience mystique communautaire ; mais il est permis de supposer que, si cette expérience est mystique, c'est parce qu'elle devient si rarement pour nous réalité. Cette vérité, encore une fois, vaut aussi pour les autres ; mais dans nos crises, nous avons, nous autres Allemands, l'avantage inappréciable de discerner plus clairement qu'eux la combinaison authentique ; c'est sur cette vérité que nous devrions fonder notre patriotisme, et non sur l'illusion que nous sommes le peuple de Goethe et de Schiller, ou celui de Voltaire et de Napoléon.
On garde toujours, en tout temps, un sentiment de coïncidence insuffisante entre la vie publique et la vie privée ; mais y a-t-il aucun événement de l'histoire publique qui puisse jamais être la vraie expression de celle-ci? Moi-même, en tant qu'individu, suisje cela que je fais, ou ce que je fais est-il un compromis, en vue de la réalisation, entre des forces inarticulées au fond de moi et des formes préexistantes et capables de transformation? Dans la relation avec le Tout, cette petite nuance prend une importance centuplée. Une association d'intérêts artificielle ne peut être maintenue, à moins d'une inertie obstinée, que s'il y a un intérêt commun à user de violence envers les autres, sans qu'il s'agisse nécessairement de celle de la guerre. Mais quand on dit qu'au moment où une guerre éclate, des phénomènes de suggestion collective sont en jeu, il faut l'entendre uniquement comme la rupture d'un ordre qui ne s'était pas assez préoccupé de ses tensions involontaires. Cet élan explosif dans lequel l'homme s'est libéré et, en sautant en l'air, a retrouvé son semblable, ce fut le reniement de l'existence bourgeoise, le choix du désordre au lieu de l'ordre ancien, le saut dans l'inconnu - quels qu'aient été les noms plus moraux dont on le baptisa. La guerre, c'est la fuite devant la paix.
L'homme simple corrige la disproportion qui en résulte en volant et en tournant le règlement comme il peut. De fait, il ne reste en dehors de ce système que des influences illégales ou jugées presque illicites : le libre-échange des biens, des opinions et de la vie. En dépit de toutes les entraves, il ne cesse de surgir des pensées qui finissent par faire dévier légèrement le cours de l'évolution ; les hérétiques agissent sur l'Église étatisée, et sur l'esprit étatisé les écrivains indépendants ; mais le principal contrepoids à l'organisation, ce sont encore les passions - parmi lesquelles, souveraine et régulatrice, la passion de l'argent. Au lieu de se borner à les condamner, on devrait comprendre qu'elles sont le correctif luciférien nécessaire à ce dieu très imparfait qu'est l'État. Augustin distinguait entre l'État et la civitas Dei, la sphère du royaume de Dieu où l'individu est soustrait aux atteintes de la communauté. Aujourd'hui, la cité dé Dieu se précipite au cinéma, voue son existence au shimmy et, à force de trafiquer sur les devises, pousse sans scrupules l'État au bord dé l'abîme. C'est, bien entendu, dé la dégénérescence ; mais il importé encore plus dé reconnaître que c'est aussi, d'autre part, le simple revers dé l'État, son complément inévitable, le fantôme de la victime humaine emmurée dans lés fondations de la cathédrale.
On ne pouvait trouver la nation dans la race, ni dans l'État; on l'y a cherchée néanmoins. La pensée allemande s'est appuyée tantôt sur dés chimères raciales, tantôt sur une philosophie du sacrifice à cette somme de toutes les sommes qu'était censé être l'État, en expiation d'une sorte de péché originel dé l'individu qui ne pouvait être obtenue que par l'anéantissement dans le Tout. A côté dé ces deux formules, il en existait une troisième, la cité de Dieu, à laquelle correspond une troisième hypothèse déjà mentionnée en passant, la nation comme esprit. Nos Cicérons disent : « Les biens idéaux supra-personnels, l'esprit de la communauté, les institutions issues de la volonté commune, la tradition culturelle commune - dont l'ensemble nommé État n'est qu'une partie - ont intégré la nation. » Sans vouloir contester une affirmation où entre beaucoup de vrai, on peut lui opposer une vue tout de même plus exacte. Y a-t-il un esprit commun aux universités et aux pénitenciers? Ces deux institutions abritent néanmoins les représentants des deux activités lés plus développées de nos jours. Y a-t-il un esprit commun à M. Anton Wildgans et à Nietzsche ? Il y en a sûrement un, mais si difficile à définir qu'il vaut mieux y renoncer. Concevons plutôt rassemblés là plusieurs millions d'individus qui, à l'intérieur d'un espace de temps singulièrement béant, ont fourré la tête dans un monde qu'ils comprennent dans une mesure et d'une façon très différentes, dont ils attendent des choses non moins différentes ; un monde dont ils ne voient et n'entendent qu'un grand vacarme absurde au sein duquel un son, de loin en loin, leur fait dresser l'oreille. Cette masse énorme, hétérogène, qui né peut ni s'imprimer quoi que ce soit profondément dans l'esprit, ni entièrement s'exprimer, dont la composition varie chaque jour selon celle des excitations qu'elle subit, cette masse hésitant entre solide et liquide, cette non-masse, ce rien dépourvu de sentiments, de pensées et de résolutions fixés, voilà, sinon la nation, du moins la substance qui l'alimente.
Cette substance même ne peut voir dans tout vêtement idéologique qu'un « nous » inauthentique ; un « nous » sans rapport avec la réalité. « Nous autres Allemands » : fiction d'une communauté entre manoeuvres et professeurs, mercantis et idéalistes, écrivains et cinéastes, qui n'existe pas. Le véritable « nous » s'exprime par la formule : nous ne nous sommes mutuellement de rien. Nous sommes des capitalistes, des prolétaires, des intellectuels, des catholiques... beaucoup plus liés, en fait, à nos intérêts particuliers - au delà de toute frontière - que les uns aux autres. Pour ce qui lui tient vraiment à coeur, le paysan allemand est plus proche du paysan français que du citadin allemand. Nous - chaque nation en elle-même - nous comprenons mal les uns les autres ; nous nous combattons ou nous flouons chaque fois que faire se peut. Sans doute parvient-on à nous ranger sous un même bonnet quand il s'agit de l'enfoncer sur la tête d'une autre nation : alors, oui, nous connaissons la félicité de l'expérience mystique communautaire ; mais il est permis de supposer que, si cette expérience est mystique, c'est parce qu'elle devient si rarement pour nous réalité. Cette vérité, encore une fois, vaut aussi pour les autres ; mais dans nos crises, nous avons, nous autres Allemands, l'avantage inappréciable de discerner plus clairement qu'eux la combinaison authentique ; c'est sur cette vérité que nous devrions fonder notre patriotisme, et non sur l'illusion que nous sommes le peuple de Goethe et de Schiller, ou celui de Voltaire et de Napoléon.
On garde toujours, en tout temps, un sentiment de coïncidence insuffisante entre la vie publique et la vie privée ; mais y a-t-il aucun événement de l'histoire publique qui puisse jamais être la vraie expression de celle-ci? Moi-même, en tant qu'individu, suisje cela que je fais, ou ce que je fais est-il un compromis, en vue de la réalisation, entre des forces inarticulées au fond de moi et des formes préexistantes et capables de transformation? Dans la relation avec le Tout, cette petite nuance prend une importance centuplée. Une association d'intérêts artificielle ne peut être maintenue, à moins d'une inertie obstinée, que s'il y a un intérêt commun à user de violence envers les autres, sans qu'il s'agisse nécessairement de celle de la guerre. Mais quand on dit qu'au moment où une guerre éclate, des phénomènes de suggestion collective sont en jeu, il faut l'entendre uniquement comme la rupture d'un ordre qui ne s'était pas assez préoccupé de ses tensions involontaires. Cet élan explosif dans lequel l'homme s'est libéré et, en sautant en l'air, a retrouvé son semblable, ce fut le reniement de l'existence bourgeoise, le choix du désordre au lieu de l'ordre ancien, le saut dans l'inconnu - quels qu'aient été les noms plus moraux dont on le baptisa. La guerre, c'est la fuite devant la paix.
VIII
A strictement parler, dans toutes les versions qu'on en a données, la nation est une fiction.
Il n'est pas agréable d'en convenir en un temps où d'autres nations s'enflent d'illusions et nous ont imposé, à nous citoyens de langue allemande, la solidarité de la privation des droits, de la condition d'exploités et d'esclaves. On objectera donc qu'il vaudrait mieux, dans les circonstances présentes, même si le patriotisme, la nation et autres entités du même ordre sont des illusions, ne pas le dire. Indépendamment de la question de savoir si la nation existe ou non, l'hypothèse qu'elle existe a sa valeur ; peut-être même faudrait-il évoquer sa présence d'autant plus suggestivement que son unité, en pratique, est douteuse ! Ce sera l'avis, notamment, de ceux qui voient dans la nation un idéal réalisable uniquement à long terme et qu'il faut rappeler de temps en temps au peuple pour que celui-ci se purifie à sa vue. Mais un tel idéal, qui n'a jamais vraiment épanoui ses influences purifiantes que les jours de fête, pour ainsi dire, ou en des occasions telles que les mobilisations générales, fait penser à une maison où le locataire ne dormirait que la semaine des quatre jeudis, préférant coucher, le reste du temps, dans les prés marécageux d'à côté ; un idéal qui agit ainsi ne saurait être particulièrement indiqué ou bénéfique.
Oui, on peut le dire : tous les cas que nous avons passés en revue jusqu'ici n'ont été que des cas particuliers d'un mauvais usage de l'idéal. De même que l'on n'a pas conçu l'hypothèse de la race sous forme progressive, comme un but à atteindre, mais sous forme régressive, comme un fétiche mystique, on a sublimé l'État en le soustrayant au désir irrespectueux de le considérer comme aménageable, à l'instar d'un quelconque appartement ; et le concept de nation n'a pas été reconnu, institutivement, comme une matière à informer, mais proclamé, constitutivement, comme un donné dont l'expression seule serait imparfaite. Cette façon d'user de tous nos idéaux est probablement une séquelle des temps où il était encore difficile de faire respecter les règles les plus simples autrement qu'en les déclarant tabous. Notre éthique actuelle porte encore la marque du tabou préhistorique. Nous attribuons à nos idéaux l'inamovibilité et l'inaltérabilité des idées platonico-pythagoriciennes ; et quand la réalité ne s'y conforme pas, nous n'hésitons pas à définir comme le critère même de l'idéalité cette «impureté» de leur réalisation. Nous essayons de rapprocher la courbe difficilement calculable de l'être du rigide polygone que dessinent les points fixes de notre morale, en brisant sans cesse d'angles nouveaux la ligne droite de nos principes, sans jamais parvenir pour autant à coïncider avec cette courbe. Il se peut que la vie intérieure ait le même besoin de points d'appui solides que la pensée ; mais ceux-ci, sous leur forme d'idéaux, nous ont conduits à un seuil que l'on ne saurait guère dépasser. Il faut en effet - chacun le sait - imposer à chaque idéal, pour le rapprocher du réel, tant de restrictions et d'amendements qu'il finit par n'en plus rien rester. Quand un fond blanc est entièrement couvert de taches sombres, le moment n'est pas loin où la pensée travaillera avec un fond sombre taché de blanc ; dans le domaine éthique, on n'en est pas encore là, il s'en faut. Cette façon de « pactiser » avec la réalité est malheureusement juste le contraire de ce que nos idéalistes considèrent comme l'idéalité. J'appelle idéalisme le fait de former la réalité selon des idées - et idéalisme au second degré seulement, le fait de se soumettre à ces idées imposées jusqu'à ce que soit atteint le degré suivant de réalisation ; dès lors, si la vie ne se soumet pas à un système d'idéaux, je ne puis reconnaître en eux beaucoup d'idéalisme. Il faudrait comprendre une bonne fois que si la vie ne se soumet pas, ce n'est pas simple insubordination d'écolier ; c'est que les idéaux eux-mêmes sont fautifs.
Une morale soucieuse aujourd'hui de dépasser le simple ravaudage, je veux dire une morale simplement « civilisatrice » comportant le sacrifice de ce bel atavisme qu'est la Kultur - dont le rejet peut se déduire, accessoirement, de ce qui précède-, doit se bâtir sur cette informité que la civilisation européenne et l'extraordinaire développement de ses échanges nous ont imposée. Je crois que les expériences faites depuis 1914 auront appris à la plupart d'entre nous que, du point de vue éthique, l'homme est une réalité pratiquement sans forme, étrangement malléable, capable de tout, dans laquelle bien et mal peuvent pencher d'un côté et de l'autre aussi loin que l'aiguille d'une balance ultrasensible. Cela ne fera probablement que s'aggraver, et les hommes échapperont de plus en plus aux bornes éthiques, d'ailleurs presque impuissantes, que l'on a dressées autour d'eux. Car il est permis de se représenter l'homme, à l'origine, comme une créature indifféremment bonne ou mauvaise, c'est-à-dire égoïste ou sociale - sans parler de la bonne dose d'égoïsme que comporte le social; mais les intérêts auxquels il est mêlé de nos jours sont si nombreux, le monde qui l'entoure si étanche, le corps social si mauvais conducteur des stimuli intellectuels qu'au moment de l'action n'influe jamais sur lui qu'une part infime des déterminants éthiques possibles. C'est pourquoi tout événement éthique, aujourd'hui, s'il est réellement vécu, présente plusieurs « côtés » : bon de l'un, mauvais de l'autre, il est, d'un troisième côté, quelque chose dont on ne sait s'il faut le juger bon ou mauvais. Le bien apparaît non plus comme une constante, mais comme une fonction variable. Il tient seulement à la lourdeur de la pensée que nous n'ayons pas trouvé, pour exprimer cette fonction, de formule logique qui satisfasse au besoin d'univocité sans étouffer l'ambivalence des faits : les mœurs n'en souffriraient pas plus que les mathématiques ne sont mortes quand on a découvert que le même nombre pouvait être le carré de deux nombres différents.
Il n'est pas agréable d'en convenir en un temps où d'autres nations s'enflent d'illusions et nous ont imposé, à nous citoyens de langue allemande, la solidarité de la privation des droits, de la condition d'exploités et d'esclaves. On objectera donc qu'il vaudrait mieux, dans les circonstances présentes, même si le patriotisme, la nation et autres entités du même ordre sont des illusions, ne pas le dire. Indépendamment de la question de savoir si la nation existe ou non, l'hypothèse qu'elle existe a sa valeur ; peut-être même faudrait-il évoquer sa présence d'autant plus suggestivement que son unité, en pratique, est douteuse ! Ce sera l'avis, notamment, de ceux qui voient dans la nation un idéal réalisable uniquement à long terme et qu'il faut rappeler de temps en temps au peuple pour que celui-ci se purifie à sa vue. Mais un tel idéal, qui n'a jamais vraiment épanoui ses influences purifiantes que les jours de fête, pour ainsi dire, ou en des occasions telles que les mobilisations générales, fait penser à une maison où le locataire ne dormirait que la semaine des quatre jeudis, préférant coucher, le reste du temps, dans les prés marécageux d'à côté ; un idéal qui agit ainsi ne saurait être particulièrement indiqué ou bénéfique.
Oui, on peut le dire : tous les cas que nous avons passés en revue jusqu'ici n'ont été que des cas particuliers d'un mauvais usage de l'idéal. De même que l'on n'a pas conçu l'hypothèse de la race sous forme progressive, comme un but à atteindre, mais sous forme régressive, comme un fétiche mystique, on a sublimé l'État en le soustrayant au désir irrespectueux de le considérer comme aménageable, à l'instar d'un quelconque appartement ; et le concept de nation n'a pas été reconnu, institutivement, comme une matière à informer, mais proclamé, constitutivement, comme un donné dont l'expression seule serait imparfaite. Cette façon d'user de tous nos idéaux est probablement une séquelle des temps où il était encore difficile de faire respecter les règles les plus simples autrement qu'en les déclarant tabous. Notre éthique actuelle porte encore la marque du tabou préhistorique. Nous attribuons à nos idéaux l'inamovibilité et l'inaltérabilité des idées platonico-pythagoriciennes ; et quand la réalité ne s'y conforme pas, nous n'hésitons pas à définir comme le critère même de l'idéalité cette «impureté» de leur réalisation. Nous essayons de rapprocher la courbe difficilement calculable de l'être du rigide polygone que dessinent les points fixes de notre morale, en brisant sans cesse d'angles nouveaux la ligne droite de nos principes, sans jamais parvenir pour autant à coïncider avec cette courbe. Il se peut que la vie intérieure ait le même besoin de points d'appui solides que la pensée ; mais ceux-ci, sous leur forme d'idéaux, nous ont conduits à un seuil que l'on ne saurait guère dépasser. Il faut en effet - chacun le sait - imposer à chaque idéal, pour le rapprocher du réel, tant de restrictions et d'amendements qu'il finit par n'en plus rien rester. Quand un fond blanc est entièrement couvert de taches sombres, le moment n'est pas loin où la pensée travaillera avec un fond sombre taché de blanc ; dans le domaine éthique, on n'en est pas encore là, il s'en faut. Cette façon de « pactiser » avec la réalité est malheureusement juste le contraire de ce que nos idéalistes considèrent comme l'idéalité. J'appelle idéalisme le fait de former la réalité selon des idées - et idéalisme au second degré seulement, le fait de se soumettre à ces idées imposées jusqu'à ce que soit atteint le degré suivant de réalisation ; dès lors, si la vie ne se soumet pas à un système d'idéaux, je ne puis reconnaître en eux beaucoup d'idéalisme. Il faudrait comprendre une bonne fois que si la vie ne se soumet pas, ce n'est pas simple insubordination d'écolier ; c'est que les idéaux eux-mêmes sont fautifs.
Une morale soucieuse aujourd'hui de dépasser le simple ravaudage, je veux dire une morale simplement « civilisatrice » comportant le sacrifice de ce bel atavisme qu'est la Kultur - dont le rejet peut se déduire, accessoirement, de ce qui précède-, doit se bâtir sur cette informité que la civilisation européenne et l'extraordinaire développement de ses échanges nous ont imposée. Je crois que les expériences faites depuis 1914 auront appris à la plupart d'entre nous que, du point de vue éthique, l'homme est une réalité pratiquement sans forme, étrangement malléable, capable de tout, dans laquelle bien et mal peuvent pencher d'un côté et de l'autre aussi loin que l'aiguille d'une balance ultrasensible. Cela ne fera probablement que s'aggraver, et les hommes échapperont de plus en plus aux bornes éthiques, d'ailleurs presque impuissantes, que l'on a dressées autour d'eux. Car il est permis de se représenter l'homme, à l'origine, comme une créature indifféremment bonne ou mauvaise, c'est-à-dire égoïste ou sociale - sans parler de la bonne dose d'égoïsme que comporte le social; mais les intérêts auxquels il est mêlé de nos jours sont si nombreux, le monde qui l'entoure si étanche, le corps social si mauvais conducteur des stimuli intellectuels qu'au moment de l'action n'influe jamais sur lui qu'une part infime des déterminants éthiques possibles. C'est pourquoi tout événement éthique, aujourd'hui, s'il est réellement vécu, présente plusieurs « côtés » : bon de l'un, mauvais de l'autre, il est, d'un troisième côté, quelque chose dont on ne sait s'il faut le juger bon ou mauvais. Le bien apparaît non plus comme une constante, mais comme une fonction variable. Il tient seulement à la lourdeur de la pensée que nous n'ayons pas trouvé, pour exprimer cette fonction, de formule logique qui satisfasse au besoin d'univocité sans étouffer l'ambivalence des faits : les mœurs n'en souffriraient pas plus que les mathématiques ne sont mortes quand on a découvert que le même nombre pouvait être le carré de deux nombres différents.
IX
Cette morale qui serait à la hauteur des faits de notre vie; il va sans dire que nous ne l'avons pas. Toutefois, notre conscience d'une transition exige dès maintenant que nous traitions l'État et la nation non plus comme des idéaux, mais simplement comme des objets sommés de répondre à leurs fins. Mais de ces fins qui changent avec le temps, personne ne peut rien dire de concluant, sinon que l'on doit laisser à la civilisation le soin de les élaborer à partir d'elle-même. Mais cela signifie, si l'on adopte le «pessimisme optimiste» qui convient - sans s'imaginer que le mythe, l'intuition ou l'idéal classique puissent être d'aucun secours à une génération de constructeurs et de vendeurs de machines, sans estimer non plus les énergies qui bouillonnent jusque dans les excès de cette civilisation -, cela signifie qu'il faut laisser aux hommes, dans la mesure compatible avec la vie en commun, le soin de se chercher eux-mêmes leur voie et d'obéir à leurs intérêts propres. N'est-ce pas là d'ailleurs un principe que nous appliquons dès l'école maternelle? Puisqu'il s'est révélé produire de meilleurs élèves, il est grand temps de l'étendre aux adultes. Prolétaires, capitalistes, ichtyologues, peintres, etc., voilà dès aujourd'hui des associations internationales naturelles - même si elles ne représentent, dans l'ensemble linguistique national, que des sous-associations. On commence lentement à prendre conscience que la vie économique constitue un tout international, et que c'est pure myopie que de pratiquer une politique économique égoïstement nationale au lieu de faire de l'organisation du travail en gros ; et faut-il donner des preuves du caractère effectivement international des intérêts intellectuels ? Dans les conférences diplomatiques censées résoudre les différends des États, la disproportion entre la dépense et le résultat est si énorme que l'on en vient fatalement à juger ces méthodes incapables de faire progresser d'un pas l'évolution ; et la Société des Nations, sous sa forme actuelle de banquets d'États, apparaît de plus en plus comme une farce. Mais renverser l'État ne se pourrait qu'au prix d'une révolution mondiale : le programme d'organisation de la vie après cette mort de l'ordre ancien est-il prêt, ou n'attend-on pas plutôt que l'évolution., à travers une longue réflexion révolutionnaire, vous décharge de la responsabilité d'une décision ? Quoi qu'il en soit, rien ne peut gêner davantage une articulation naturelle de la société humaine que d'élever au-dessus de l'homme ces deux idéaux : l'État et la nation. La seule issue est de travailler à favoriser l'évolution qui se poursuit en dehors d'eux, d'éveiller et de maintenir vivante la conviction de leur désuétude.
On objectera que, partout où des associations internationales cherchent à s'imposer, de très gros intérêts matériels se cachent derrière ; et que toute organisation nécessitant de grands moyens ne peut être mise sur pied qu'à condition de faire entrevoir de grands succès matériels. Il suffit d'ailleurs d'un coup d'oeil sur la politique intérieure pour constater qu'aucune entreprise désintéressée ne prospère, que seuls les intérêts les plus palpables parviennent à unir les hommes ; sans parler, dans nos partis politiques, -des liaisons perverses qui permettent à de vieilles beautés idéales de se faire entretenir par des besoins matériels. On finit par penser que même l'ordre juridique interne qui est à l'origine de toute civilisation n'a pu être établi qu'imposé d'abord par la force, et que le bolchevisme aussi croit devoir faire de la force le soutien de l'idée. Il se peut que la forme de vie authentiquement moderne dont il est question ici ne puisse elle aussi être atteinte sans recourir à la force. Mais les idées, plutôt que de montrer à l'avenir une voie, ne font que lui suggérer une direction; elles sont des filets que l'on jette sur l'avenir pour le capturer et que celui-ci, s'il les déchire par endroits, ne détruit jamais entièrement. Quel est donc l'avenir qui nous attend ? Sera-ce un rétablissement progressif de notre ancienne corpulence qui nous console des torts subis ? Une revanche, en l'absence - puisqu'on nous en a privés - de tout but politique? Ou bien: l'invention d'un but de politique mondiale? Quand la guerre a éclaté, l'Église s'est récusée, le socialisme s'est récusé, tous deux sous la pression d'une idéologie de l' « ou bien... ou bien » qui n'était en fait qu'une pseudoidéologie. Le peuple qui fera le premier pas hors de l'impasse de l'impérialisme nationaliste vers une nouvelle possibilité d'ordre mondial et qui saura donner cet élan d'avenir à toutes ses initiatives aura bientôt le leadership du monde et pourra faire triompher ses voeux légitimes. Aujourd'hui, personne ne peut encore tracer avec précision la voie à suivre; ce qu'il faut, c'est créer sans retard l'état d'esprit qui permette de s'y engager.
On objectera que, partout où des associations internationales cherchent à s'imposer, de très gros intérêts matériels se cachent derrière ; et que toute organisation nécessitant de grands moyens ne peut être mise sur pied qu'à condition de faire entrevoir de grands succès matériels. Il suffit d'ailleurs d'un coup d'oeil sur la politique intérieure pour constater qu'aucune entreprise désintéressée ne prospère, que seuls les intérêts les plus palpables parviennent à unir les hommes ; sans parler, dans nos partis politiques, -des liaisons perverses qui permettent à de vieilles beautés idéales de se faire entretenir par des besoins matériels. On finit par penser que même l'ordre juridique interne qui est à l'origine de toute civilisation n'a pu être établi qu'imposé d'abord par la force, et que le bolchevisme aussi croit devoir faire de la force le soutien de l'idée. Il se peut que la forme de vie authentiquement moderne dont il est question ici ne puisse elle aussi être atteinte sans recourir à la force. Mais les idées, plutôt que de montrer à l'avenir une voie, ne font que lui suggérer une direction; elles sont des filets que l'on jette sur l'avenir pour le capturer et que celui-ci, s'il les déchire par endroits, ne détruit jamais entièrement. Quel est donc l'avenir qui nous attend ? Sera-ce un rétablissement progressif de notre ancienne corpulence qui nous console des torts subis ? Une revanche, en l'absence - puisqu'on nous en a privés - de tout but politique? Ou bien: l'invention d'un but de politique mondiale? Quand la guerre a éclaté, l'Église s'est récusée, le socialisme s'est récusé, tous deux sous la pression d'une idéologie de l' « ou bien... ou bien » qui n'était en fait qu'une pseudoidéologie. Le peuple qui fera le premier pas hors de l'impasse de l'impérialisme nationaliste vers une nouvelle possibilité d'ordre mondial et qui saura donner cet élan d'avenir à toutes ses initiatives aura bientôt le leadership du monde et pourra faire triompher ses voeux légitimes. Aujourd'hui, personne ne peut encore tracer avec précision la voie à suivre; ce qu'il faut, c'est créer sans retard l'état d'esprit qui permette de s'y engager.
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