mardi 15 décembre 2009

lundi 23 juin 2008

Conférence sur l'Éthique

Le seul texte rédigé et exposé en forme de L. Wittgenstein ( 1929 )

Conférence sur l'Éthique

Avant d'aborder le sujet proprement dit, qu'il me soit permis de faire quelques remarques préliminaires. Je sens que je vais avoir de grandes difficultés à vous communiquer ce que je pense et je crois possible d'atténuer quelques unes de ces difficultés en vous les exposant d'emblée. La première, que j'ai à peine besoin de mentionner, c'est que l'anglais n'est pas ma langue maternelle et que de ce fait mon expression manque souvent de la précision et de la finesse qui seraient requises lorsque l'on traite un sujet difficile. Tout ce que je puis faire est de vous demander de rendre ma tâche plus facile en essayant de saisir ce que je veux dire, en dépit des fautes dont je me rendrai sans cesse coupable à l'encontre de la grammaire anglaise. Il y a aussi cette deuxième difficulté que je voudrais mentionner : probablement ce que nombre, d'entre vous attendez de cette conférence, en venant m'écouter, est-il légèrement inexact. Pour vous mettre sur la voie en cette matière, je vais vous dire en quelques mots les raisons que j'ai eues de choisir le sujet que j'ai choisi : Lorsque votre précédent secrétaire m'a fait l'honneur de me demander une conférence pour votre société, j'ai pensé en premier lieu qu'il me serait certainement agréable de le faire, et, en second lieu, que si je devais avoir l'occasion de parler devant vous, je devrais vous parler de quelque chose dont il m'intéresserait vivement de vous donner communication, et non pas faire un mauvais usage de cette occasion en vous offrant, disons, une conférence de logique. Je dis « mauvais usage » parce que, pour vous exposer une question scientifique, il me faudrait non pas un exposé d'une heure, mais une série complète de conférences. Une autre solution possible aurait été de vous faire ce que l'on appelle une conférence de vulgarisation — c'est-à- dire une conférence destinée à vous faire croire que vous comprenez quelque chose qu'en fait vous ne comprenez pas — et de satisfaire à ce que je crois être l'un des désirs les plus bas de nos contemporains, cette curiosité superficielle qui porte sur les toutes dernières découvertes de la science. Rejetant ces options, j'ai décidé de vous entretenir d'un sujet qui, dans sa généralité, me paraît être important, espérant pouvoir vous aider par là à tirer au clair vos idées en cette matière (même si vous deviez être en désaccord total avec ce que je vais en dire). Ma troisième et dernière difficulté qui est en fait le lot de la plupart des conférences philosophiques de quelque longueur — réside dans le fait que l'auditeur est incapable de voir à la foie le chemin qu'on lui fait prendre et le but auquel celui-ci mène. C'est-à-dire qu'il pensera ou : « Je comprends tout ce que dit le conférencier, mais à quoi diable veut-il en venir? », ou bien : « Je vois ou il veut en venir, mais comment diable va-t-il y arriver? » A nouveau tout ce que je puis faire est de vous demander d'être patients et d'espérer qu'à la fin vous verrez aussi bien le chemin que ce à quoi il mène.

Commençons maintenant. Je traite, comme vous le savez, de l'éthique et j'adopterai l'explication que le professeur Moore a donnée de ce terme dans ses Principia Ethica. Il dit : « L'éthique est l'investigation générale de ce qui est bien. » Je vais maintenant utiliser ce terme dans un sens un peu plus large, en fait dans un sens qui inclut ce qui est, je crois, la partie essentielle de ce qu'on appelle communément esthétique. Et, pour vous faire voir aussi clairement que possible ce que je pense être le sujet propre de l'éthique, je vous soumettrai un certain nombre d'expressions plus ou moins synonymes, telles que l'on puisse toutes les substituer à la définition ci-dessus ; en les énumérant, je cherche à produire le même type d'effet que Galton lorsqu'il photographiait sur la même plaque sensible un certain nombre de visages différents afin d'obtenir une image des traits typiques qu'ils avaient en commun. Et de même qu'en vous montrant une photographie collective ainsi obtenue, je pourrais vous faire voir ce qu'est typiquement, disons, le visage d'un Chinois, de même j'espère qu'en parcourant la liste des synonymes que je vais vous soumettre, il vous sera loisible de voir les traits caractéristiques qu'ils ont en commun, traits caractéristiques qui sont ceux de l'éthique. Ainsi, au lieu de dire : « L'éthique est l'investigation de ce qui est bien », je pourrais avoir dit qu'elle est l'investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j'aurais pu dire encore que l'éthique est l'investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d'être vécue, ou de la façon correcte de vivre. Je pense qu'en examinant toutes ces phrases, vous en tirerez une idée approximative de ce dont l'éthique s'occupe. Or la première chose qui nous frappe dans toutes ces expressions, c'est que chacune d'elles est en fait employée dans deux sens très différents. Je les appellerai d'une part le sens trivial ou relatif, et d'autre part le sens éthique ou absolu. Par exemple, si je dis : voilà une bonne chaise, cela signifie que cette chaise sert à certaine fin prédéterminée, et le mot bon que nous employons ici n'a de signification que dans la mesure où cette fin est déjà préétablie. En fait, le mot bon dans le sens relatif signifie tout simplement : qui satisfait à un certain modèle prédéterminé. Ainsi quand nous disons de quelqu'un qu'il est un bon pianiste, nous entendons par là qu'il peut jouer de la musique d'ut certain degré de difficulté avec un certain degré de dextérité. Et, similairement, si je dis qu'il ait important pour moi de ne pas m'enrhumer, j'entende par là que le rhume produit dans ma vie certain dérangements qu'il est possible de décrire ; et si je dis que c'est là la route correcte, j'entends par là que c'est la route correcte pour atteindre un certain but. Employées de cette façon, ces expressions ne suscitent pas de difficultés ni de problèmes graves. Mais ce n'est pas là la façon dont l'éthique les emploie. Supposons que, si je savais jouer au tennis l'un d'entre vous, me voyant jouer, me dise : « Vous jouez bien mal » et que je lui réponde : « Je sais que je joue mal, mais je ne veux pas jouer mieux », tout ce que mon interlocuteur pourrait dire serait : « Ah bon, dans ce cas, tout va bien. » Mais supposez que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge extravagant, qu'il vienne me dire : « vous vous conduisez en goujat » et que je réponde : « Je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire », pourrait-il dire alors : « Ah bon, dans ce cas tout va bien »? Certainement pas ; il dirait : « Eh bien, vous devez vouloir mieux vous conduire. » Là, vous avez un jugement de valeur absolu, alors que celui de l'exemple antérieur était un jugement relatif. Dans son essence, la différence entre ces deux types de jugement semble manifestement consister en ceci : Tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits et peut par conséquent être formulé de telle façon qu'il perd toute apparence de jugement de valeur : Au lieu de dire : « C'est là la route correcte pour Granchester », j'aurais pu dire tout aussi bien : « C'est là la route correcte que vous avez à prendre si vous voulez arriver à Granchester dans les délais les plus courts »; « Cet homme est un bon coureur » signifie tout bonnement qu'il parcourt un certain nombre de kilomètres en un certain nombre de minutes, etc. Ce que je veux soutenir maintenant, bien que l'on puisse montrer que tout jugement de valeur relative se ramène à un simple énoncé de faits, c'est qu'aucun énoncé de faits ne peut être ou ne peut impliquer un jugement de valeur absolue. Permettez-moi de l'expliquer ainsi : supposez que l'un d'entre vous soit omniscient, et que par conséquent il ait connaissance de tous les mouvements de tous les corps, morts ou vivants, de ce monde, qu'il connaisse également toutes les dispositions d' esprit de tous les êtres humains à quelqu' époque qu'ils aient vécu, et qu'il ait écrit tout ce qu'il connaît dans un gros livre ; ce livre contiendrait la description complète du monde. Et le point où je veux en venir, c'est que ce livre ne contiendrait rien que nous appellerions un jugement éthique ni quoi que ce soit qui impliquerait logiquement un tel jugement. Naturellement, il contiendrait tous les jugements de valeur relatifs, toutes les propositions scientifiques vraies, et en fait toutes les propositions vraies qui peuvent être formulées. Mais tous les faits décrits seraient en quelque sorte au même niveau, et de même toutes les propositions seraient au même niveau. Il n'y a pas de proposition qui, en quelque sens absolu, soit sublime, importante ou triviale. Sans doute quelques-uns parmi vous en conviendront, se souvenant de ce que dit Hamlet : « Rien n'est bon, rien n'est mauvais, c'est la pensée qui crée le bon ou le mauvais. » Mais ceci à nouveau pourrait donner naissance à un malentendu. Les paroles d'Hamlet semblent impliquer que le bon et le mauvais, bien que n'étant pas des qualités du monde extérieur, sont des attributs de nos états d'esprit. Au contraire, ce que je veux, dire, c'est qu'un état d'esprit ( dans la mesure ou nous entendons par cette expression un fait que nous pouvons décrire ) n'est ni bon ni mauvais dans un sens éthique. Par exemple, si nous lisons dans notre livre du monde la description d'un meurtre, avec tous ses détails physiques et psychologiques, la pure description de ces faits ne contiendra rien que nous puissions appeler une proposition éthique. Le meurtre sera exactement au même niveau que n'importe quel autre événement, exemple la chute d'une pierre. Assurément, la lecture de cette description pourrait provoquer en nous la douleur, la colère ou toute autre émotion, ou nous pourrions lire quelle a été la douleur ou colère que ce meurtre a suscitée chez les gens qui en ont eu connaissance, mais il y aura là seulement des faits, des faits, — des faits mais non de l'éthique. Aussi me faut-il dire que si je m'arrête à considérer ce que l'éthique devrait être réellement, à supposer qu'une telle science existe, le résultat me semble tout à fait évident. Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l'éthique ; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d'un sujet intrinsèquement sublime et d'un niveau supérieur à tous autres sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore : si un homme pouvait écrire un livre sur l'éthique qui fût réellement un livre sur l'éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde. Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens — signification et sens naturels. L'éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits ; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d'eau que la valeur d'une tasse, quand bien même j'y verserais un litre d'eau. J'ai dit que dans la mesure où il s'agit de faits et de propositions, il y a seulement valeur relative, justesse, bien relatifs. Avant de poursuivre, permettez-moi de l'illustrer par un exemple assez parlant. La route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a prédéterminé de façon arbitraire et il est tout à fait clair pour chacun de nous qu'il n'y a pas de sens à parler d'une route correcte en dehors d'un tel but prédéterminé. Voyons maintenant ce que nous pourrions bien entendre par l'expression : « la route absolument correcte ». Je pense que ce serait la route que chacun devrait prendre, mû par une nécessité logique, dès qu'il la verrait, ou sinon il devrait avoir honte. Similairement, le bien absolu, si toutefois c'est là un état de choses susceptible de description, serait un état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la réalisation, indépendamment de ses goûts et inclinations, ou dont on se sentirait coupable de ne pas poursuivre la réalisation. Et je tiens à dire qu'un tel état de choses est une chimère. Aucun état de choses n'a en soi, ce que j'appellerais volontiers le pouvoir coercitif d'un juge absolu. Car nous tous — y compris moi-même — qui sommes tentés malgré tout d'employer des expressions telles que « bien absolu », « valeur absolue », qu'avons-nous dans l'esprit et que cherchons-nous à exprimer ? Chaque fois que j'essaie pour mon compte d'arriver à quelque clarté sur ce point, il est naturel que j'évoque les cas dans lesquels j'aurais certainement employé ces expressions, ce qui me met dans la situation dans laquelle vous seriez si ma conférence devait porter, par exemple, sur la psychologie du plaisir. Votre réaction serait alors de chercher à évoquer des situations typiques dans lesquelles vous ressentez constamment du plaisir. Car, ayant par devers vous cette situation à l'esprit, tout ce que je vous dirais deviendrait concret et en quelque sorte contrôlable. L'un d'entre vous choisirait peut-être comme son exemple-type la sensation qu'il éprouve en se promenant par un beau jour d'été. C'est bien dans cette situation que je suis si je veux m'arrêter à considérer ce que je désigne en esprit par valeur éthique ou valeur absolue. Et, ce qui arrive toujours dans mon cas, c'est l'idée d'une expérience particulière qui se présente à moi, idée qui de ce fait, est en un sens mon expérience par excellence ; c'est la raison pour laquelle, en m'adressant à vous, je vais faire de cette expérience mon exemple privilégié. ( Comme je viens de le dire, il s'agit là d'une affaire purement personnelle et quelqu'un d'autre pourrait trouver des exemples différents et plus frappants ! ) Je vais décrire cette expérience de façon à vous amener à évoquer, si possible, des expériences identiques ou similaires et ainsi à nous donner une base commune pour notre investigation. Je crois que le meilleur moyen de la décrire, c'est de dire que lorsque je fais cette expérience, je m'étonne de l'existence du monde. Et je suis alors enclin à employer des phrases telles que « comme il est extraordinaire que quoi que ce soit existe », ou « comme il est extraordinaire que le monde existe ! » Sans m'arrêter sur cela, je poursuivrai par cette autre expérience que je connais également et qui sera sans doute familière à nombre d'entre vous : celle que l'on pourrait appeler l'expérience de se sentir absolument sûr. Je désigne par là cette disposition d'esprit où nous sommes enclins à dire : « j'ai la conscience tranquille, rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il arrive. » Permettez-moi maintenant de m'arrêter à ces expériences, car je crois qu'elles présentent précisément ces caractéristiques que nous cherchons à élucider. La première chose que j'ai à en dire, c'est que l'expression verbale que nous leur donnons est un non-sens ! Si je dis : « je m'étonne de l'existence du monde », je fais un mauvais emploi du langage. Expliquons-le : cela a un sens parfaitement clair et correct de dire que je m'étonne de quelque chose qui arrive, nous comprenons tous ce que cela signifie de dire que je m'étonne de la taille d'un chien quand il est plus gros que tous ceux que j'ai jamais vus, ou que je m'étonne de tout ce qui est extraordinaire — dans le sens habituel qu'a ce mot. Dans tous ces cas, je m'étonne que se produise une chose dont j'aurais pu concevoir qu'elle ne se produirait pas. Je m'étonne de la taille de ce chien parce que j'aurais pu concevoir, pour un chien, une taille différente — la taille normale — de laquelle je ne me serais pas étonné. Dire « je m'étonne que telle ou telle chose se produise » n'a de sens que si l'on peut imaginer sa non-production. Dans ce sens, on peut s'étonner, disons, de l'existence d'une maison, quand on la voit sans y être allé depuis longtemps, alors que l'on avait imaginé qu'elle avait été démolie entre-temps. Mais c'est un non-sens de dire que je m'étonne de l'existence du monde, parce que je ne peux pas imaginer qu'il n'existe pas. Naturellement je pourrais m'étonner que le monde qui m'entoure soit tel qu'il est. Par exemple, si je faisais cette expérience en voyant le ciel bleu, je pourrais m'étonner que le ciel soit bleu, par opposition au cas où il est nuageux. Mais ce n'est pas là ce que je désigne en esprit. Je m'étonne du fait qu'il y a du ciel, quel qu'il soit. On pourrait être tenté de dire que ce dont je m'étonne est une tautologie, c'est-à-dire que le ciel soit bleu ou qu'il ne soit pas bleu. Mais c’est tout simplement un non-sens de dire que l'on s'étonne d'une tautologie. Et ceci s'applique à l'autre expérience que j'ai mentionnée, celle de sécurité absolue. Nous savons tous ce que cela veut dire, dans la vie ordinaire, qu'être en sécurité. Je suis en sécurité dans ma chambre quand je ne peux pas être écrasé par un autobus. Je suis en sécurité si j'ai déjà eu la coqueluche et par conséquent ne puis plus l'attraper. Être en sécurité signifie essentiellement qu'il est physiquement impossible que certaines choses m'arrivent, et par suite c’est un non-sens de dire que je suis en sécurité, quoi que ce soit qui arrive. A nouveau ici il y a mauvais emploi du mot « sécurité » comme, dans l'autre exemple, il y avait mauvais emploi du mot « existence » ou « étonnement ». Ceci dit, je veux vous faire bien comprendre qu'il y a certain type caractéristique d'emploi abusif du langage qui se retrouve à travers toutes nos expressions religieuses et éthiques. Toutes ces expressions, prima facie, semblent être simplement des simulacres. Ainsi il semble que lorsque nous utilisons le mot « correct » dans un sens éthique, bien que ce que nous désignons par là en esprit ne soit pas correct au sens banal du terme, il y ait quelque chose de similaire; et quand nous disons « cet homme est bon », quoique le mot bon ne signifie pas ici ce qu'il signifie dans la phrase « c'est un bon joueur de football », il semble qu'il y ait quelque similitude. Quand nous disons « la vie de cet homme avait une valeur », nous ne l'entendons pas dans le sens où nous parlerions de bijoux de valeur, mais il semble qu'il y ait quelque espèce d'analogie. En ce sens, tous les termes religieux semblent être employés comme simulacres et allégoriquement. Car lorsque nous parlons de Dieu et disons qu'il voit tout, lorsque nous nous agenouillons pour le prier, tous les termes que nous employons, toutes nos actions semblent être partie d'une vaste allégorie fort raffinée qui le représente comme un être humain doté d'un large pouvoir, dont nous nous efforçons de capter la grâce, etc. Mais cette allégorie décrit aussi l'expérience dont je viens de parler. Car la première de ces expériences est exactement, je crois, celle à laquelle on fait allusion lorsqu'on dit que Dieu a créé le monde ; et on a décrit l'expérience de sécurité absolue lorsqu'on a dit que l'on se sent en sécurité entre les mains de Dieu. Troisième expérience du même genre, celle du sentiment de culpabilité s'est trouvée également décrite par la phrase selon laquelle Dieu réprouve notre conduite. Ainsi paraissons-nous employer constamment des simulacres dans le langage de l'éthique comme dans celui de la religion. Mais un simulacre doit être le simulacre de quelque chose. Et si je puis décrire un fait par le biais d'un simulacre, je dois aussi être en mesure de laisser là le simulacre et de décrire les faits sans recourir à lui. Mais dès que nous essayons de laisser le simulacre de côté dans le cas qui nous occupe et de nous en tenir à énoncer les faits qui subsistent derrière lui, nous trouvons qu'il n'y a pas de faits de ce genre. Aussi ce qui apparaissait au premier abord comme un simulacre semble-t-i1 être maintenant pur non-sens. Et cependant, pour ceux qui les ont faites, pour moi par exemple, les trois expériences dont je vous ai parlé ( j'aurais pu, en citer d'autres en complément ) semblent en un certain sens avoir une valeur absolue, intrinsèque. Mais du moment que je dis qu'elles sont expériences, elles sont sûrement des faits ; elles se sont produites en un lieu et moment donnés, elles ont duré un certain temps bien défini, et par conséquent sont susceptibles d'être décrites. Ainsi, étant donné ce que j'ai dit il y a quelques minutes, dois-je admette, que c'est un non-sens de dire qu'elles ont une valeur absolue. Et je vais donner à cette remarque une pointe encore plus vive en disant : « C'est là le paradoxe qu'une expérience, un fait, semble avoir une valeur surnaturelle. » Or il y a une voie que je serais tenté de prendre pour parer à ce paradoxe. Permettez-moi de revenir sur notre première expérience, celle qui consistait à s'étonner l'existence du monde, et de la décrire d'une façon légèrement différente ; nous savons tous ce qui dans le train ordinaire de la vie, serait appelé un miracle. De toute évidence, c'est simplement un évènement tel que nous n'avons jamais rien vu encore de semblable. Supposons maintenant qu'un tel évènement se produise. Imaginez le cas où soudain une tête de lion pousserait sur les épaules de l'un d'entre vous, qui se mettrait à rugir. Certainement ce serait là quelque chose d'aussi extraordinaire que tout ce que je puis imaginer. Ce que je suggérerais alors, une fois que vous vous seriez remis de votre surprise, serait d'aller chercher un médecin, de faire procéder à un examen scientifique du cas de cet homme et, si ce n'étaient les souffrances que cela entraînerait, j'en ferais faire une vivisection. Et à quoi aurait abouti le miracle ? Il est clair en effet que si nous voyons les choses de cet œil, tout ce qu'il y a de miraculeux disparaît ; à moins que ce que nous entendons par ce terme consiste simplement en ceci : un fait qui n'a pas encore été expliqué par la science, ce qui à son tour signifie que nous n'avons pas encore réussi à grouper ce fait avec d'autres à l'intérieur d'un système scientifique. Ceci montre qu'il est absurde de dire « la science a prouvé qu'il n'y a pas de miracles ». En vérité, l'approche scientifique d'un fait n'est pas l'approche de ce fait comme miracle. En effet vous pouvez bien imaginer n'importe quel fait, il n'est pas en soi miraculeux, au sens absolu de ce terme. Car nous constatons maintenant que nous avons employé le mot « miracle » dans un sens relatif et aussi dans un sens absolu. Et je vais maintenant décrire l'expérience qui consiste à s'étonner de l'existence du monde en disant : c'est l'expérience de voir le monde comme un miracle. Je suis alors tenté de dire que la façon correcte d'exprimer dans le langage le miracle de l'existence du monde, bien que ce ne soit pas une proposition du langage, c'est l'existence du langage même. Mais que signifie alors le fait que l'on perçoive de ce miracle à certains moments et non à d’autres ? Car tout ce que j'ai dit en faisant passer l'expression du miraculeux d'une expression par les moyens du langage à l'expression par l'existence du langage, tout ce que j'ai fait a été à nouveau de dire que nous ne pouvons pas exprimer ce que nous voulons exprimer et que tout ce que nous disons du miraculeux absolu demeure non-sens. A tout ceci, nombre d'entre vous croiront sans doute trouver une réponse qui semble parfaitement claire. Vous direz : Eh bien, si certaines expériences nous incitent constamment à leur attribuer une qualité que nous appelons valeur ou importance absolue ou éthique, cela montre tout bonnement que ce que nous désignons en esprit quand nous employons ces mots n'est pas non-sens, cela montre que ce que nous désignons en esprit, en disant qu'une expérience a une valeur absolue, n'est après tout qu'un fait parmi d'autres, et que tout se réduit à ceci : nous n'avons pas encore réussi à trouver l'analyse logique correcte de ce que nous désignons en esprit par nos expressions éthiques et religieuse. Quand je suis en butte à cette objection, je vois aussitôt en toute clarté, comme dans un éclair de lumière, non seulement qu'aucune description que je saurais concevoir ne ferait l'affaire pour décrire ce que je désigne en esprit par valeur absolue, mais encore que je rejetterais ab initio n'importe quelle description porteuse de sens qui pourrait m'être suggérée en raison du fait qu'elle est signifiante. Ce qui revient à dire ceci : je vois maintenant que si ces expressions n'avaient pas de sens, ce n'est pas parce que les expressions que j'avais trouvées n'étaient pas correctes, mais parce quo leur essence même était de n'avoir pas de sens. En effet tout ce à quoi je voulais arriver avec elles, c'était d’aller au delà du monde, c'est-à-dire au-delà du langage signifiant. Tout ce à quoi je tendais — et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique ou la religion — c'était d'affronter les bornes du langage. C'est parfaitement, absolument, sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l'éthique ne peut pas être science. Ce qu'elle dit n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens. Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l'esprit de l'homme, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision.

Ludwig Wittgenstein.

lundi 29 octobre 2007

mercredi 1 août 2007

La boucle dans la boucle est bouclée

La barbarie commence à un

Quand la presse bourgeoise

découvre les atrocités hitlériennes


LES JOURNAUX REGORGENT DE DÉTAILS sur les macabres découvertes
faites par les Alliés dans les camps de concentration allemands. Il n'est pas douteux, d'ailleurs, que c'est encore pire que ce que les plus pessimistes pouvaient craindre. Dans la longue liste des carnages qu'accompagne l'histoire universelle, les dirigeants du Troisième Reich effacent jusqu'aux plus sinistres souvenirs, tant par le nombre de leurs victimes que par la nouveauté des procédés mis en oeuvre pour les exterminer.
Mais dans la stupeur horrifiée dont témoigne le monde civilisé, n'y at-il pas quelque chose, sinon de simulé, du moins de bien tardif ? Jusqu'à quel point les horreurs constatées ont-elles été une découverte ?
Car les chiffres hallucinants qu'on allègue ne changeraient rien au problème s'il était démontré que les nazis, bien avant d'opérer sur les masses profondes des déportés de tous les pays, se livraient déjà aux fantaisies sadiques, longuement décrites partout, sur leurs adversaires allemands ou juifs. Tous ceux qui s'intéressèrent depuis 1933 aux événements d'Allemagne connaissent de longue date la lugubre résonance de noms comme Dachau ou Oranienburg, que le grand public apprend seulement aujourd'hui (1). La guerre n'a fait que permettre l'extension et l'industrialisation d'un système qui avait déjà fait ses preuves alors que Hitler et les siens n'étaient pas encore partis à la conquête du monde
Les infamies qu'on révèle aujourd'hui étaient déjà pratiquées - sur une échelle moindre, c'est entendu, mais tout de même largement -, alors que la plupart des « indignés » et des « soulevés d'horreur » de maintenant voulaient les ignorer, quand ils ne s'en constituaient pas les apologistes.
Les malheureux Français qui réchappèrent des abattoirs hitlériens voudront-ils prendre garde que leur trop célèbre compatriote Schneider, que toutes les eaux lustrales de la Résistance ne parviendront jamais à laver, n'est peut-être pas sans responsabilité dans les traitements inhumains qu'ils subirent à Buchenwald, à Mathausen, dans cent lieux de crime et de mort, puisqu'il est avéré qu'il facilitera l'avènement du Führer par les grasses subventions versées par le truchement de la Skoda.
Nous autres, anarchistes, il semble que nous témoignions d'une surprise moins grande que l'ordinaire des hommes quant aux monstruosités que des bourreaux, quels qu'ils soient, peuvent commettre sur des êtres sans défense, qu'un État assassin, sous prétexte de vindicte sociale ou patriotique, a livrés à leur rage sadique. C'est d'abord que l'histoire de notre mouvement nous a beaucoup enseigné à ce sujet. Et en second lieu qu'il n'est pas besoin d'entasser des Pélions sur des Ossas de cadavres pour que se fasse jour notre protestation. Pour nous, la barbarie commence à un.
La barbarie nazie n'est que le cas le plus parfait et le plus extensif d'un phénomène tristement universel. Les fous sanguinaires du Troisième Reich auront innové en. ceci surtout qu'ils ont travaillé sur de plus grandes quantités humaines et qu'ils ont emprunté à l'industrie moderne ou à la « science » de nouvelles techniques d'anéantissement. Aux caprices individuels et aux sauvageries élémentaires, vieilles comme le monde, de tous les chaouchs décharnés, ils ont ajouté les ressources infinies des chimistes et des vivisecteurs.
Les SS - ce personnel de haute qualification dans lequel on a vu, sans étonnement, un maréchal soviétique prétendre distinguer le bon du mauvais grain - ont trouvé aussi des renforts appréciables dans différents pays d'occupation. Le fait doit être souligné, pour montrer ce qu'il y a d'imprudent dans les tentatives d'établir une hiérarchie morale des races. Darnand ne vaut pas mieux que Himmler et la vermine milicienne a pu s'épanouir au soleil de France avec la même facilité qu'elle se serait épanouie en Thuringe ou en Poméranie.

A. P
Le Réveil anarchiste, mai 1945



1. Dès 1934 était paru en traduction française le premier témoignage sur l'univers concentrationnaire nazi du journaliste et député socialiste au Reichstag Gerhart Seger ( 1896-1967 ), Oranienburg 1933 ( réédition La Pensée sauvage, 1984 ), où fut torturé et assassiné l'écrivain et anarchiste Erich Mühsam. [ndlr]

mardi 10 juillet 2007

Une boucle dans la boucle : annexe. André PRUDHOMMEAUX

L’ORDRE RÈGNE EN ALLEMAGNE

Le bilan de douze ans de « bolchevisation »
du prolétariat allemand

I. DE MAX HOLZ À VAN DER LUBBE

L’homme qui retrouve l'Allemagne ouvrière après avoir perdu contact pendant plusieurs années ne peut être qu'effrayé par les progrès à rebours de l'idéologie et de l'initiative dans les masses mêmes les plus radicalisées de ce pays. Il semble que le développement permanent de la passivité et de l'égarement dans le peuple soit l'effet de la diffusion lente d'un venin mortel. De cette transformation lente il est possible qu'un Allemand ne s'aperçoive pas. Mais l'étranger n'en est que mieux placé pour en mesurer les effets et pour en démêler les causes, trop familières, trop quotidiennes peut-être pour être aperçues de près.
En mars 1921, l'Allemagne centrale était agitée par les secousses profondes de la guerre civile (l). C'est là que, pourchassées, affamées, mais non pas vaincues, les avant-gardes révolutionnaires menaient une guérilla héroïque face aux automitrailleuses et aux lance-bombes de Severing (2), face aux mercenaires de la Schupo. Le soutien de la population ouvrière, qui les armait, les renseignait et les cachait de son mieux, était leur seul atout en face de la réaction triomphante. Et cependant, ils la tenaient en échec, rendant coup pour coup, sang pour sang, feu pour feu, expropriation pour expropriation. N'était la passivité des autres parties de l'Allemagne, ils auraient peut-être vaincu, avec le point d'appui de la Lena-Werke, l'usine géante du trust chimique IG Farben, qui avait été occupée par ses milliers d'ouvriers en armes et avait retourné un moment contre l'ennemi de classe sa puissance industrielle formidable !...
À la fin, les braves combattants du KAP (3), dont la mobilisation de solidarité autour des insurgés avait été immédiate et sans réserve, furent écrasés, et les sbires de la bourgeoisie allemande eurent la joie de saisir celui qu'on appelait leur chef. Max Holz, le « général rouge », un homme de courage et d'initiative (4). Il fut traîné devant les tribunaux et flétri comme assassin, incendiaire et bandit par une bourgeoisie à laquelle son nom seul donnait encore la colique. Son attitude fut inébranlable et nous donnerons quelque jour le texte du réquisitoire dont il frappa, du haut du « banc d'infamie » où il se trouvait enchaîné, la société dont il était l'ennemi. Qu'il suffise de savoir que sa hautaine attitude, la menace dont son nom restait entouré, la solidarité du prolétariat lui épargnèrent la peine de mort. Il fut condamné au bagne. Le parti communiste ( IIIe Internationale), qui était loin d'avoir joué un rôle brillant dans une action qu'il avait étourdiment déclenchée sans pouvoir y faire bonne figure, s'empressa du moins de saluer en Max Holz, membre de l'organisation tant calomniée des « communistes ouvriers » ( antiparlementaristes spontanéistes ), un lutteur prolétarien authentique, aussi désintéressé qu'énergique, et digne de devenir un symbole de la résistance ouvrière.
La direction du parti employa même les avantages que lui assuraient des caisses inépuisables et un réseau complet d'organisations légales pour s'acquérir le monopole d'une campagne d'opinion menée autour de Max Holz et pour suborner moralement le bagnard glorieux qui, lors de sa libération, il y a trois ou quatre années, adhéra à l'Internationale de Moscou.

* * *

Entre l'internement de Max Holz et sa libération, le PC allemand avait franchi toute la distance qui sépare un parti encore jeune - tiraillé entre la base et le sommet, fortement concurrencé par les organisations d'extrême gauche, et agité des velléités les plus diverses - et une socialdémocratie numéro deux, hiérarchisée, caporalisée de la base au sommet, étroitement intégrée dans la politique nationale, dans la légalité bourgeoise, dans le système parlementaire et syndical de l'État allemand. Désormais, les seules offensives auxquelles avaient recours le PCA, fort de la sympathie de millions de petits bourgeois nationalistes, de milliers de schupos et d'innombrables fonctionnaires russophiles, c'était l'offensive à coup de bulletins de vote, avec pavoisement du « grand Berlin rouge » et parades à grand orchestre dans tous les boulevards et les parcs concédés à cette fin par la police. Celle-ci faisait alterner le maximum de libéralisme électoral avec le maximum de fermeté contre toute grève, manifestation ou mobilisation interdites ; et, comme la direction du PCA faisait aux ouvriers un devoir sacré de respecter ces limites légales, il était facile au gouvernement de restreindre celles-ci à volonté, à coup de décrets-lois, jusqu'au complet étouffement des masses. La seule condition pour cela était le maintien de la discipline « bolchevique » sur les éléments radicalisés de la classe ouvrière, et cette condition, à de rares exceptions près, se trouva généralement remplie.
En quelques cas, cependant, la pression économique et politique de la dictature bourgeoise fut si brutale, si provocante, la situation faite aux ouvriers si intolérable que la direction du mouvement échappa aux cadres du parti : il se produisit des conflits armés, des recours à l'action directe. Les mercenaires de von Papen, de Hitler et de Seldte apprirent à leurs dépens, tout aussi bien que les administrateurs de la compagnie berlinoise de transports en commun, à quel point des ouvriers allemands exaspérés, unis dans un front de classe par-dessus les partis et décidés à en finir, peuvent être dangereux pour les colonnes massives des massacreurs fascistes, pour les escouades des schupos et pour le pesant matériel des tramways et autobus fonctionnant sous la protection de l'État. En dernier lieu, ce furent les brusques réveils d'Altona, Breslau et Cologne, fenêtres crachant la mitraille, barricades sommaires, quartiers entiers se défendant à coups de bouteilles, à coups de briques, à coups de chaises cassées contre l'invasion de la « peste brune » ou contre les cosaques de Zorgiebel (5). Mouvements de résistance hélas isolés, sans lendemain !
Quel fut le rôle du parti communiste et de ses annexes, légales ou non, dans ces explosions de révolte spontanée? Absolument nul, lorsqu'il ne fut pas négatif. Sans doute des adhérents au parti y ont joué un rôle méritoire. Mais ce fut pour encourir les foudres de leur centrale ou celle des fonctionnaires locaux. Même après que Heinz Neumann (6), qui fut pour ce fait dégommé de son poste de chef idéologique du bolchevisme allemand, eut, imprudemment laissé échapper ce conseil à ses troupes : « Frappez l'ennemi partout où vous le trouverez », les actes de résistance ou de représailles opposés par des ouvriers isolés à la terreur fascisto-policière furent impitoyablement réprimés dans le sein du parti et de ses dépendances. On fit mieux : dès qu'une dépêche de presse annonçait quelque casse dans le camp de la police et de la réaction, la presse communiste, sans se livrer à la moindre enquête, mettait l'affaire sur le dos de la provocation et demandait une fois de plus à la classe ouvrière de lutter avant tout contre ses propres chefs, contre sa propre combativité, contre les « méthodes anarchistes », et en général contre toute activité non ordonnée, dirigée et encadrée par le parti.

(À suivre...)

Le Libertaire, n'390 17-24 mars 1933


Une seule écluse était ouverte périodiquement à l'initiative, au brûlant désir d'action, à toutes les virtualités comprimées de la masse : l'agitation électorale. Alors, par un pacte tacite entre le gouvernement et le « parti des masses ouvrières », toute liberté était donnée de déployer emblèmes, symboles, affiches et défilés monstres. Une orgie d'étamine rouge s'étalait sur les façades des maisons. Une orgie de peinture rouge barbouillait murailles, chaussées et trottoirs ; les tracts et les journaux jonchaient la terre, en telle quantité qu'il fallait centupler les équipes de balayeurs municipaux. La propagande, avec ses brochures et ses discours en plein air, envahissait journellement chaque rue, chaque cour, chaque atelier, chaque maison ouvrière. Troncs électoraux ! Défilés électoraux, quatre par quatre, au pas et en uniforme, les rangs impeccables pivotant sur eux-mêmes à chaque tournant de rue, bannières et clairons au vent ! Réunions électorales, où affluaient des centaines de milliers d'hommes, des dizaines de milliers de figurants en costume, et qui se dissipaient ensuite sans un cri, sans un geste, après une débauche de proclamations, de serments et de chants révolutionnaires ! Prodiges d'organisation, ces fêtes, ces exhibitions de chants allégoriques, ces choeurs parlants sillonnant sur des camions les artères des villes, ces équipes de propagandistes parcourant jusqu'aux moindres recoins des campagnes ! Prodiges d'illusion, cette attente nerveuse du succès, qui faisait tenir debout, des journées et des nuits entières, sans répit, d'innombrables chômeurs au ventre creux, qui soulevaient d'espoir toute une jeunesse fanatique, prête à donner son dernier sou, sa dernière bouchée de pain, le dernier battement de son cœur pour le triomphe de son parti, de sa « conception du monde », de son numéro fétiche ( les partis en période électorale sont désignés par des numéros ), du dernier espoir qu'elle mettait dans sa vie, dans sa croyance en un chef, en un idéal, en un salut quelconque ! Qui n'a pas vu s'agiter le communisme allemand en période électorale ne comprendra jamais à quel point ce combat imaginaire, chez un peuple épris de mystique et de discipline, peut être un équivalent psychologique, une répétition, un succédané de la révolution. C'est là que se décharge en des saturnales de démagogie militariste le besoin d'action collective, d'épanouissement vital, de révolte torrentielle qui s'écrase des années durant dans le coeur des masses allemandes. Sans les élections, cette soupape de sûreté de la dictature, l'explosion aurait depuis près de quinze ans envoyé au diable la bourgeoisie allemande (7).
Mais la social-démocratie lassalienne et marxiste n'a pas pour rien fait subir au peuple travailleur allemand soixante-quinze ans de profitable dressage politique. Les antiparlementaristes, fils des Spartakistes berlinois et des communards de Munich, ne sont pas écoutés et moins que jamais en période électorale. Il leur manque aujourd'hui l'audace nécessaire pour opposer aux méthodes parlementaires d'autres méthodes effectives, immédiatement applicables. Ils attendent que les masses aient épuisé les désillusions du parlementarisme, alors que six crises ministérielles et présidentielles, déclenchant coup sur coup six crises d'hystérie électorale, n'ont fait que raffermir de façon inouïe et l'arbitraire du pouvoir central et la participation aux élections ( qui atteint presque 100 % ) ! Ils ne comprennent pas que si les ouvriers allemands se ruent derrière le premier « grand chef » venu, et laissent tomber une grève de classe comme celle des transports berlinois, pour se jeter les uns contre les autres et courir aux urnes, ce n'est pas parce qu'ils peuvent attendre longtemps encore un changement social mais parce qu'ils sont trop pressés, et qu'il n'y a personne pour leur montrer aujourd'hui un plus court chemin révolutionnaire que le fameux « plan de quatre ans » d'Adolf Hitler - lequel laisse bien loin derrière lui le plan de cinq ans stalino-soviétique !
Et pourtant, il y en a un, celui que les anarchistes et les insurgés illettrés des faubourgs et des campagnes espagnoles montrent actuellement aux opprimés de l'Europe entière : la lutte directe insurrectionnelle et expropriatrice, oeuvre des individus, puis des groupes, puis des masses, agissant sous leur propre contrôle, avec les préparations et les liaisons strictement indispensables, mais hors de toute responsabilité de parti. Cette lutte-là est la seule qui puisse rendre deux coups pour un, paralyser la réaction, même lorsqu'elle n'aboutit pas au triomphe révolutionnaire, égarer la fureur policière par une mobilité insaisissable, éduquer les classes travailleuses par l'exemple, par la collaboration directe des avant-gardes et des populations opprimées, leur apprendre à tolérer l'action subversive, puis à l'admettre, puis à la favoriser, puis à y participer, puis à la mener pour leur propre compte, réparer de façon efficace les brèches et les pertes subies ( d'ailleurs relativement minimes : 200 hommes pour toute l'Espagne après deux années de lutte ; en quinze jours, les Spartakistes allemands trop « disciplinés » ont perdu 15 000 hommes ) ; enfin, préparer les forces morales nécessaires pour l'avènement d'une société « où le libre développement de chacun soit la condition du libre développement de tous » (Marx).
Max Holz était de ceux qui ont frayé la route à cette émancipation de l'individu par la vie subversive qui est bien en effet la condition de l'émancipation des masses. Mais où sont les Max Holz de l'Allemagne d 'à-présent ? Dans les sections d'assaut de Hitler, où ont échoué beaucoup de prolétaires égarés, dégoûtés par l'inaction criminelle des partis marxistes ? Dans le parti communiste où on les tient étroitement bridés, pour les lâcher de préférence sur des opposants au parti, sur des ouvriers socialistes, ou même sur des hitlériens d'occasions, au sort desquels ne s'intéresseront, et pour cause, ni la police ni la maison brune (8) ? Dans les cimetières où sont étendus déjà tant de braves coeurs qui avaient combattu pour la révolution ? Dans les bas-fonds du quartier Alexanderplatz et dans les bouges de Hambourg, où leur vie de hors-la-loi échoue dans l'abrutissement écoeurant du bordel et du cabaret ? Sans doute, beaucoup, lisant journellement les communiqués de « victorieuse résistance » du parti communiste allemand, où l'on ne voit qu'arrestations complaisamment énumérées, locaux du parti occupés sans coup férir, assassinats d'ouvriers exécutés sans le moindre risque, pillages accomplis de sang-froid, incendies de maisons ouvrières, organisations et assemblées entières jetées d'un seul bloc en prison, saisies d'adresses et de matériel illégal par dizaines de tonnes, suppression de journaux, et les décrets de répression s'accumulant sur les actes d'arbitraire et de terrorisme - oui, sans doute, beaucoup de militants énergiques se sentent désarmés, déshonorés, désespérés, par la veulerie générale, par celle de leur parti. Ils pensent : « Il n'y a plus rien à faire », et c'est avec un rictus de désespoir qu'ils lisent dans la presse « communiste » comment le député Torgler « s'est rendu volontairement à la prison pour s'y faire arrêter, accompagné de son avocat, le social-démocrate Rosenfeld (9) », ou bien comment l'ambassade soviétique « a obtenu de la police » ( hitlérienne ) qu'elle vienne protéger la vie des citoyens soviétiques immigrés contre les fureurs des fascistes ( hitlériens ), « geste qui, de la part du ministère de l'Intérieur, n'a été qu'une simple comédie » (sic)... Peutêtre se demandent-ils si ce n'est pas dans l'intérêt bien entendu de « l'ordre public » que Hitler accorde encore une existence légale au parti communiste et à une partie de sa presse, de même qu'il continue de s'appuyer sur le Parlement.

( A suivre... )
Le Libertaire, n'391 24-31 mars 1933


Au milieu de l'inconcevable passivité des partis de gauche, dans la déroute générale des organisations ouvrières, tandis que les ouvriers communistes terrorisés par les raids fascistes et par la psychose de la « provocation » se tenaient cois - retentit tout à coup la nouvelle : « Le Reichstag brûle ! » Et malgré toute l'éducation écrasante imprimée aux cerveaux prolétariens par l'État et la discipline de parti, bien des cœurs se mirent à battre plus vite. Enfin quelque chose ! Une riposte, un signe, un geste de défi ! ...
Peu après, toute l'Europe apprenait qu'un jeune homme sans veston et sans chemise avait été arrêté comme il s'échappait du Reichstag. Il était pourvu d'un passeport hollandais au nom de Marinus Van der Lubbe et d'une vieille carte du parti communiste de Hollande (10). Il déclarait avoir cessé tous rapports avec l'Internationale de Moscou depuis plusieurs années et rallié à cette époque un groupement d'études révolutionnaires, le Groupe des communistes internationaux. Mais il avait agi seul, « sans que personne n'ait inspiré ou connu son projet », et le mobile qui l'avait guidé était « la haine du capitalisme international ». Ces déclarations avaient été faites, ajoutèrent certaines feuilles, « avec un calme et une netteté d'autant plus impressionnants que l'arrêté avait été visiblement fort malmené lors de son arrestation et devait s'attendre à bien pire encore ». Les commentaires de presse ajoutaient que l'incendie avait été provoqué par six ou sept foyers différents constitués de tampons d'étoffe arrachés par Lubbe à ses vêtements et imbibés de pétrole. La salle des séances avait été complètement détruite malgré les efforts des pompiers.
Seuls subsistaient, épargnés par les flammes et se faisant vis-à-vis, une statue de l'empereur Guillaume et un drapeau républicain noir, rouge, or, divinités jumelles de ce sanctuaire désinfecté du parlementarisme allemand. Ce que la presse ne disait pas, c'est la panique féroce des classes dirigeantes. Persuadées que ce geste n'était que le signal d'une série d'autres attentats, et finalement d'une révolte générale des masses, les maîtres fascistes du pays se jetèrent à corps perdu dans une répression sans mesure. Même leur ombre les inquiétait et ils ne parvenaient à se raisonner qu'en emprisonnant pêle-mêle catholiques, socialistes, communistes, intellectuels et ouvriers.
Le triomphe populaire dont devait s'entourer l'avènement de Hitler et son prochain plébiscite se démasquait d'avance comme une vulgaire parodie. Le parti du massacre se dévoilait dans toute sa repoussante nudité, et Hugenberg lui-même devait reconnaître « Goering a complètement perdu la tête. »
Par malheur, le spectacle donné par les partis ouvriers, par les partis « marxistes » était à peine moins répugnant. Bien loin de nourrir la flamme de rébellion et de prendre appui sur la réprobation universelle dont s'entourait le parti du massacre pour jouer leur va-tout les armes à la main, les « marxistes » firent tout pour reporter cette même réprobation sur « l'acte de vandalisme » commis contre le Reichstag et pour jeter toute la responsabilité de la répression sur les épaules du « provocateur Van der Lubbe » !!! La psychose de la provocation, un instant rompue, reprenait ainsi son empire sur les masses. De résistance à main armée, il n'était plus question, le mot d'ordre général était : « Sauve qui peut ! » D'Allemagne, le refrain absurde était répété de proche en proche par toutes les feuilles de gauche : Van der Lubbe, « nazi camouflé », avait agi pour nuire « au succès électoral » des partis démocratiques le 6 mars et pour légitimer la répression contre le prolétariat allemand. Personne ne parut s'aviser de ceci : il n'y a qu'une chose qui puisse « légitimer » la réaction qui s'abat à l'heure actuelle sur l'Allemagne, et c'est justement la passivité et la veulerie avec laquelle les partis « marxistes » se sont inclinés depuis plus de dix ans sous tous les coups de botte de cette même réaction.

* * *

Il était fort heureux en vérité, que Van der Lubbe se trouvât là pour endosser tous les crimes de tous les partis allemands. Le « crime du Reichstag » est devenu ainsi le crime des crimes, le pêché auprès duquel chacun apparaît blanc comme neige. Le parti hitlérien présente Lubbe comme l'instigateur d'un plan de destruction par incendie, massacre et empoisonnement qui résume en soi tous les « complots bolcheviks » présents, passés et futurs. Le parti communiste charge Lubbe de la responsabilité de tous les crimes commis par la réaction sur les ouvriers et les militants « marxistes », puisque ces crimes ont été « provoqués par lui ». Dès lors, les nazis ne sont plus coupables qu'en fonction de leurs rapports supposés avec Van der Lubbe, ils sont les « complices de Van der Lubbe » et ne peuvent se défendre qu'en prétendant que « les vrais complices de Van der Lubbe sont les communistes et les marxistes ». Il existe donc, dans toute l'Allemagne, un seul homme qui a eu une conduite humaine, virile, indépendante, et tous les autres sont d'accord pour rejeter sur lui leurs infamies, leurs lâchetés, leurs atrocités, leurs souillures. Il existe un homme qui n'a pas de sang sur les mains, et qui n'a jamais plié : aux crapuleux assassinats nocturnes, aux tortures infligées, dans des caves, à des hommes désarmés, il a opposé une destruction purement matérielle, celle d'une Bastille de laideur et d'esclavage bâtie sur les cadavres de 1870-1871, alimentée des cadavres de tout un peuple que les parlementaires allemands ont envoyé à la tuerie, en 1914, à l'unanimité. À la lâcheté de ceux qui pleurnichent, supplient ou crient à la provocation lorsqu'on leur tend une arme pour se défendre, il a répondu par l'emblème du courage, de la vie, de la liberté : la flamme, le feu de joie, le flambeau, le phare ! Voilà pourquoi cet homme est en prison, au secret, dans les griffes d'un ennemi acharné à lui arracher des aveux du « complot », des listes de « complices ». Voilà pourquoi il s'acharne à répéter : « J'ai agi seul : je ne connais pas Torgler, ni Thaelmann (12), ni personne : personne ne m'a aidé, personne n'est avec moi, je n'ai qu'un seul chef, et qu'un seul parti : moi-même. Je n'ai qu'un seul ennemi : le capitalisme international. » Et pourtant, chacune de ses paroles est trahie, truquée, salie par la presse « ouvrière » internationale, qui essaye en dépit de toute bonne foi et de toute logique de la présenter comme un « aveu » que « le provocateur Lubbe » a été contraint de faire. Contraint par quoi ? je le demande, alors que toutes les forces de la persuasion, de la corruption, de la menace, de la torture sont employées vainement pour arracher à Lubbe le nom d'un seul « complice ».

* * *

Quels sont les arguments que l'on invoque pour « prouver » les rapports de Van der Lubbe avec les nazis ?
Il est impossible d'en donner une réfutation complète. Chaque jour apporte une preuve nouvelle ! Mais cette preuve « accablante » et « irréfutable » est remplacée le lendemain par une autre bien plus forte, bien plus « sensationnelle », bien. plus « renversante ». Finalement, on ne peut mieux faire que de récapituler tant bien que mal, sans même les discuter, les différentes « révélations » qui ont été présentées, jour après jour, dans les colonnes de L'Humanité, avec un échantillon des sophismes qu'on y accolait pour en déduire, inévitablement, la même conclusion calomnieuse. La seule énumération de ces « arguments » suffit à faire lever les épaules ; la voici, provisoirement complète, sauf erreur ou omission :
1. Van der Lubbe n'est pas allemand. « Il fallait un homme venant d'on ne sait où pour que ses antécédents ne puissent être contrôlés. »
2. « Van der Lubbe n'est pas Van der Lubbe. C'est un nazi camouflé dont l'identité reste inconnue. »
3. Van der Lubbe avait gardé en sa possession un passeport hollandais et une vieille carte du parti communiste hollandais. « Il est donc un agent de la police hollandaise prêté à Hitler. »
4. « Le passeport de Van der Lubbe n'a pas été rédigé par les autorités hollandaises. C'est un faux passeport. Donc la carte est également fausse et tout cela est une machination des nazis pour camoufler un des leurs. »
5. Il est exact que Van der Lubbe a appartenu au parti communiste de Hollande, mais il en a été exclu en 1931 « pour son attitude hostile au parti et sa conduite provocante ». « Il est donc clair qu'il a mis le feu au Reichstag dans un but de provocation. »
6. « Ce n'est pas Van der Lubbe qui a mis le feu au Reichstag mais la section d'assaut n° 17 de Berlin-Moabit. Des nazis l'auraient avoué à des communistes. »
7. Van der Lubbe avait déjà essayé de mettre le feu au château impérial de Potsdam juste avant de s'attaquer au Reichstag. Il n'avait pas réussi. « C'est louche : il a réussi avec le Reichstag et pas avec le château impérial : cela prouve ses sympathies pour Guillaume II. »
8. Van der Lubbe aurait déjà été démasqué par des nazis auprès desquels il essayait de se faire passer pour membre du parti hitlérien. « Cela prouve justement qu'il était bien un hitlérien. »
9. Par contre, Van der Lubbe n'essaye pas de passer pour un communiste IIIe Internationale. Il nie toute relation avec les bolchevisants et la social-démocratie.
« Donc, il ne peut être qu'un agent d'Hitler et de Deterding. (13) »
10. Confronté avec Torgler et d'autres communistes emprisonnés comme ses complices supposés, il nie les avoir jamais rencontrés, ou avoir quoi que ce soit de commun avec eux. « Mais la preuve qu'il est un mouchard, c'est que les nazis lui ont promis 50 000 marks et la liberté pour sa besogne de trahison et ont offert 20 000 marks à qui découvrirait ses complices. »

On ne peut prétendre en finir en une fois avec les révélations sensationnelles de L'Humanité sur l'affaire Lubbe. Nous l'avons vu : il en sort une par jour. Les unes sont des évidences archiconnues, établies par Lubbe lui-même dès le premier jour et d'où l'on tire des conséquences ridicules. Les autres sont de pures fantasmagories ou de lâches insinuations - « On lui a promis de l'argent » ; « Il voulait se faire nazi » - récoltées, paraît-il, chez les nazis eux-mêmes. Si cet amas de sophismes et de faux témoignages mêlés à quelques vérités défigurées avait été examiné de sang-froid par le prolétariat international, il est probable que Van der Lubbe serait aujourd'hui considéré comme un second Max Holz et les racontars de la presse comme une fable ignoble et grotesque.
Il est grotesque, en effet, de supposer que Hitler aurait éprouvé le besoin de donner le signal d'une guerre civile au moment où il était acclamé comme le sauveur du pays et où ses adversaires se terraient sans résistance, utilisant la seule arme du bulletin de vote.
Il est grotesque de supposer que, voulant donner ce signal, il se soit adressé à un étranger, exclu des organisations bolchevistes, alors qu'il a sous la main, en Allemagne, tant de mouchards, de lâches et de renégats inscrits ou non au parti communiste allemand.
Il est grotesque de supposer que la police hitlérienne aurait fabriqué grossièrement un passeport hollandais, alors qu'elle pouvait faire à n'importe qui des papiers d'identité allemands revêtus de tous les cachets officiels et qu'elle disposait des archives saisies dans les locaux communistes allemands.
Il est grotesque d'appeler mouchard un homme qui a agi seul, qui n'a pas avoué un seul complice, qui a répudié toute communauté de vue avec le bolchevisme et la social-démocratie et qui a gardé devant les tentatives de corruption ou d'intimidation de ses adversaires une attitude inébranlable, persistant à affirmer à la fois sa parfaite indépendance d'action et sa haine du capitalisme international.

( À suivre...)

NDLR [du Libertaire]. Nous ne partageons pas le point de vue de notre camarade A. P Il nous apparaît au contraire que Van der Lubbe est bien un agent d'Hitler.
Le Libertaire, n'392 31 mars-7 avril 1933


1. Sur la période 1918-1921 en Allemagne, lire, d'André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, Spartacus, 1949; Philippe Bourrinet, La Gauche hollandaise, . [ndlr]
2. Homme d'État social-démocrate, Carl Severing (1875-1952) négocia un compromis afin de dissoudre l'Armée rouge fondée pour s'opposer au putsch raté d'extrême droite de Kapp ( 13-17 mars 1920 ). Il fut ensuite ministre de l'Intérieur du gouvernement de Prusse. [ndlr]
3. En fait, le KAPD ( Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands - parti communiste ouvrier d'Allemagne ). Fondé à Berlin début avril 1920 par l'opposition du KPD, il regroupait environ 40 000 membres, soit les quatre cinquièmes du KPD d'avant la scission, en majorité des ouvriers et des jeunes chômeurs prêts à l'action insurrectionnelle, mais aussi des artistes expressionnistes regroupés autour de la revue Die Aktion et des intellectuels comme le pédagogue et publiciste Otto Rühle ou le poète néerlandais Herman Gorter. ( Sur les positions politiques du KAPD, lire le « Programme du parti communiste ouvrier d'Allemagne » ( mai 1920 ), . ) [ndlr]
4. Originaire d'un milieu modeste, engagé volontaire dès août 1914, Max Holz ( 1889-1933 ) fut révolté par la guerre et s'intéressa aux idées socialistes. En 1918, il s'engagea avec passion dans le mouvement des conseils, fonda un comité de chômeurs puis adhéra au KPD. En mars 1920, il participa à la résistance armée au putsch de Kapp, mettant sur pied une Armée rouge et refusant de désarmer après la fin de la grève générale. Exclu pour indiscipline, il fut accueilli dans les cercles du KAPD et, l'année suivante, il dirigea « l'action de mars ». Arrêté à Berlin après l'échec du soulèvement ouvrier, il fut jugé et condamné à la prison à perpétuité. Revenu au KPD en 1922, il bénéficia d'une amnistie en 1928; mais, après une tournée triomphale lors de sa libération, qui en faisait le communiste allemand le plus populaire, il fut envoyé en Union soviétique. En 1933, il se noya dans des conditions obscures aux environs de Nijni-Novgorod - une rumeur circulant sur son assassinat par la Guépéou. Lire Max Holz, Un rebelle dans la révolution. Allemagne 1918-1921, texte traduit, présenté et annoté par Serge Cosseron, Spartacus, 1988; ainsi que sa notice dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international ( Allemagne ), Éditions ouvrières, 1990, p. 249-250. [ndlr]
5. Carl Zôrgiebel (1876-1961) était l'adjoint d'Albert Grzesinski ( 1879-1947 ), ministre de l'Intérieur social-démocrate de Prusse en 1926. En 1929, à Berlin, il noya dans le sang une manifestation du 1er mai interdite par la police. [ndlr]
6. Rédacteur à Die Rote Fahne à partir de 1922, représentant du KPD à Moscou en 1925, Heinz Neumann ( 1902-1937 ? ) fut considéré comme l'« homme à tout faire » de Staline après qu'il eut endossé la responsabilité de l'insurrection manquée de Canton en 1927. Revenu en Allemagne l'année suivante, il joua un rôle décisif dans la « stalinisation » de son parti d'origine. S'étant opposé à la ligne stalinienne en 1931, il fut envoyé en Union soviétique en avril 1932. Après deux missions à l'étranger, il fut arrêté le 27 avril 1937 et probablement exécuté peu après ( Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 363-364 ). Sa compagne Margarete Buber-Neumann fut arrêtée en juin 1938, déportée à Karaganda, dans le Kazakhstan, puis livrée aux nazis durant l'hiver 1939-1940 et internée au camp de Ravensbrück. ( Lire Charles Jacquier, « Margarete Buber-Neumann ou la double expérience des camps », suivi de Margarete Buber-Neurnann, « Qui est pire? Satan ou Belzébuth? » [1950], Commentaire, printemps 1998, n° 81, p. 235-244; et Margarete Buber-Neumann, « Âmes mortes au xxe siècle » [1949], Agone, 2001, n° 25, p. 165-169.) [ndlr]
7. La périodicité des élections et l'intensité des campagnes électorales a suivi à peu de choses près le rythme de la misère et de l'énervement des masses allemandes jusqu'à atteindre une périodicité tri semestrielle pendant l'hiver 1932-1933. Voici, pour les seules élections de novembre 1932, l'effort fourni par l'organisation communiste allemande sur le terrain électoral : « 25 000 réunions électorales, dont 2 500 à Berlin ; 30 millions de tracts légaux et 2 millions de tracts illégaux ; 700 000 affiches grand format et 1 million et demi de plus petites ; 1 million et demi de brochures nouvelles, sans compter les anciennes et 300 000 au moins fournies par les organisations amies ; 7 millions d'exemplaires d'éditions spéciales de nos journaux, en plus des 6 millions de Rote Fahne sur Versailles et de 200 000 feuilles illégales, etc., etc. » ( L'Humanité, 24 novembre 1932). [nda].
8. En juillet 1930, les nazis achètent le palais Barlow à Munich pour en faire la centrale de leur parti, sous le nom de « Braunes Haus [Maison brune] » - d'autres villes eurent ensuite leurs maisons brunes. [ndlr]
9. Président du groupe parlementaire communiste au Reichstag, Ernst Torgler ( 1893-1963 ), fort de son innocence et faisant preuve d'une belle naïveté, se livra à la police le 28 février 1933 après avoir appris par la radio qu'il était soupçonné de l'incendie. Accusé et emprisonné, il refusa de suivre les consignes données par le parti pour sa défense au cours du procès qui s'ensuivit. Acquitté faute de preuves, il resta néanmoins en prison jusqu'en 1936. Il avait été exclu du KPD l'année précédente. ( Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 477. ) [ndlr]
10. Ouvrier du bâtiment, Marinus Van der Lubbe ( 1909-1934 ) milita dès l'adolescence au sein de la section des jeunesses du parti communiste de Leyde ( PaysBas ) avant de rompre en 1931 avec la ligne officielle pour se consacrer aux luttes des chômeurs tout en sympathisant avec les communistes de conseils. En 1932, il fonda un éphémère journal des chômeurs, prônant l'autonomie des luttes et l'auto-organisation des sans-emploi. Dans la soirée du 27 février 1933, il fut arrêté à l'intérieur du Reichstag en flammes et revendiqua aussitôt son acte de protestation individuel contre un monument symbolique. D'un côté, les nazis l'accusèrent d'être un agent communiste, tandis qu'un décret instaurait l'état d'urgence et que des milliers d'opposants étaient arrêtés. De l'autre, l'Internationale communiste le dénonça comme un provocateur nazi et mit en marche sa machine propagande pour répandre la calomnie. Cette double accusation donna naissance à l'« un des mensonges les plus étonnants qui devaient entrer dans l'histoire de nos jours » (Paul Barton, « Marinus Van der Lubbe ou le mythe dans l'histoire » [1959], Agone, 2001, n° 25, p. 177-195; lire également Marinus Van der Lubbe, Carnets de route de l'incendiaire du Reichstag, textes présentés et annotés par Yves Pages et Charles Reeve, Verticales, 2003, p. 87-258; Nico Jassies, Marinus Van der Lubbe et l'incendie du Reichstag, Éditions antisociales, 2004, p. 9-79.) [ndlr]
11. En 1919, après avoir été le directeur des usines Krupp, Alfred Hugenberg ( 1865-1951 ) fondait un parti conservateur, le Deutschnationale Volkspartei. Durant la république de Weimar, il construisit un empire de presse favorable à la droite et à l'extrême droite avant de devenir le ministre de l'Économie du premier gouvernement de Hitler. [ndlr]
12. Originaire de Hambourg, Ernst Thaelmann ( 1886-1944 ) exerça divers métiers portuaires avant d'émigrer en Amérique. Revenu dans sa ville natale en 1903, il adhéra au SPD et au syndicat des Transports. Licencié en 1914 et mobilisé l'année suivante ( il fut blessé deux fois ), il adhéra au KPD en 1920. Membre du présidium de l'Internationale communiste, il fut, à partir de 1924, l'artisan de la bolchevisation du parti, dont il devint le président et le candidat aux élections présidentielles de 1925. Arrêté le 3 mars 1933 dans la banlieue de Berlin, il fut transféré de prison en prison avant d'être assassiné le 18 août 1944 au camp de Buchenwald sur ordre de Himmler ( Dictionnaire biographique.... op. cit., p. 470-472). [ndlr]
13. Industriel hollandais qui ne cachait pas son admiration pour Hitler, sir Henry Deterding ( 1866-1939 ) était directeur général de la Royal Dutch Petroleum Company aux Pays-Bas, qui fusionna en 1907 avec The Shell Transport & Trading Company Ltd., de Londres, pour former la Royal Dutch/Shell. ( Lire « Les alliés d'Hitler », Le Crapouillot, juillet 1933, p. 61-62. ) [ndlr]

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dimanche 20 mai 2007

LA BOUCLE EST BOUCLEE : DERNIER EXTRAIT DE ROBERT MUSIL

DE LA BÊTISE

Conférence prononcée à Vienne

le 11 et répétée le 17 mars 1937
à l'invitation du Werkbund autrichien


Mesdames et Messieurs,

Quelqu'un qui entreprend de parler de la bêtise court aujourd'hui le risque de subir quelque avanie : on peut l'accuser de prétention, ou de vouloir troubler le cours de l'évolution historique. J'ai écrit moi-même il y a quelques années déjà : « Si la bêtise ne ressemblait pas à s'y méprendre au progrès, au talent, à l'espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. » C'était en 1931 ; et nul ne s'avisera de contester que le monde, depuis, n'ait vu encore nombre de progrès et de perfectionnements ! Ainsi est-il devenu peu à peu impossible d'ajourner la question : « Qu'est-ce, au juste, que la bêtise ? »
Je voudrais également ne pas oublier de dire qu'en ma qualité d'écrivain, je connais la bêtise depuis plus longtemps encore, que nous avons même eu plus d'une fois des rapports collégiaux ! Au demeurant, dès qu'un homme naît à la littérature, il se voit opposer une résistance presque indéfinissable et qui semble pouvoir prendre toutes les formes : que ce soit une forme personnelle, comme, par exemple, celle, toujours digne, du professeur d'histoire littéraire qui, habitué à viser à des distances incalculables, manque désastreusement la cible dans l'actualité ; que ce soit une forme plus générale, diffuse, comme l'altération du jugement critique par le jugement commercial, depuis que Dieu, dans sa bonté - dont les voies nous demeurent obscures - a prêté langage humain même aux auteurs de films. J'ai déjà décrit ici ou là certains de ces phénomènes ; refaire ou compléter ce bilan n'est pas nécessaire ( et ce serait une tâche probablement impossible, avec l'actuelle tendance de toutes choses au grossissement ) ; il suffira de relever comme un fait indéniable que le manque de sens artistique d'un peuple ne s'exprime pas seulement dans les mauvaises époques et sous forme grossière, mais aussi dans les bonnes et sous toutes les formes, à telle enseigne qu'entre la répression ou l'interdit et les doctorats honoris causa, l'attribution des chaires universitaires et les distributions de prix, il n'y a qu'une différence de degré.
Je me suis toujours douté que cette résistance multiforme d'un peuple qui se pique d'aimer l'art à la création et à toute finesse d'esprit n'était que de la bêtise, peut-être une variété particulière de bêtise, une bêtise esthétique et peut-être aussi affective ; se manifestant de telle sorte, en tout cas, que ce que nous appelons « bel esprit » pourrait être qualifié aussi bien de « belle bêtise » ; aujourd'hui encore, je ne vois guère de raisons de changer d'avis. Sans doute ne peut-on ramener à la bêtise tout ce qui altère un dessein aussi pleinement humain que celui de l'art ; il faut aussi - les expériences de ces dernières années en particulier l'ont montré - faire leur part aux diverses variétés de veulerie. Mais il ne faudrait pas objecter que le concept de bêtise n'a rien à voir ici, sous prétexte qu'il concerne l'entendement et non les sentiments dont l'art, tout au contraire, relève. Ce serait une erreur. Même la jouissance esthétique est à la fois jugement et sentiment. Et vous me permettrez non seulement de rappeler, après ce grand axiome emprunté à Kant, que celui-ci parle d'une capacité de jugement esthétique et de jugements de goût, mais encore de répéter l'antinomie à laquelle il aboutit ainsi :
Thèse : Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts, car, sinon, l'on en pourrait discuter ( trancher par la preuve ).
Antithèse : Il se fonde sur des concepts, sinon, l'on ne pourrait même pas en discuter ( chercher une unanimité ).
Là-dessus, j'ai envie de poser une question : n'y aurait-il pas, à la base de la politique et du chaos de la vie en général, un jugement et une antinomie analogues ? Et ne peut-on s'attendre à trouver, là où jugement et raison sont chez eux, leurs soeurs et sœurettes, les différentes formes de la bêtise ? Sur leur importance, je n'insisterai pas davantage. Érasme de Rotterdam a noté, dans un livre délicieux, resté frais comme au premier jour, l'Éloge de la folie, qu'il est de certaines bêtises sans lesquelles l'homme ne verrait même jamais le jour !
Nous pouvons nous faire quelque idée du pouvoir, énorme autant qu'éhonté, de la bêtise sur nous, en voyant l'aimable conspiration de surprise qui accueille généralement celui qui prétend, alors qu'on lui faisait confiance, évoquer ce monstre par son nom. J'ai commencé par en faire sur moi l'expérience ; je n'ai pas tardé à en avoir la confirmation historique le jour où, parti à la recherche de prédécesseurs dans l'étude de la bêtise - dont je n'ai rencontré qu'un petit nombre d'ailleurs, les sages préférant apparemment traiter de la sagesse ! -, j'ai reçu d'un érudit de mes amis le texte d'une conférence de 1866 dont l'auteur est Joh. Ed. Erdmann, élève de Hegel et professeur à Halle. Cette conférence, intitulée De la bêtise, commence en effet par évoquer les rires qui avaient salué son annonce ; et depuis que je sais que même un hégélien peut y être exposé, je suis convaincu qu'il y a quelque chose de particulier dans cette attitude de l'homme envers celui qui veut traiter de la bêtise -, et la certitude d'avoir ainsi provoqué un pouvoir psychologique puissant et profondément ambigu me remplit de perplexité.

Je préfère donc avouer d'emblée ma faiblesse devant ce problème : c'est que j'ignore ce qu'elle est. Je n'ai pas découvert de théorie de la bêtise à l'aide de laquelle je pourrais entreprendre de sauver le monde ; je n'ai même pas trouvé, à l'intérieur des limites de la réserve scientifique, un seul chercheur qui en ait fini son objet, pas même le témoignage d'une unanimité qui se serait établie tant bien que mal à son sujet dans l'analyse de phénomènes analogues. Peut être cela tient-il à mon manque d'information ; mais il est plus probable que la question : « Qu'est-ce que la bêtise ? » est aussi peu naturelle à la pensée moderne que la question : « Qu'est-ce que le beau, ou le bien, ou l'électricité ? » 1e désir de préciser cette notion et de trouver à cette question préliminaire à toute existence une réponse aussi pondérée que possible n'en reste pas moins vif ; c'est pourquoi, un beau jour, moi aussi, j'ai voulu pouvoir répondre à la question de savoir ce qu'est la bêtise « en réalité », et non plus sous quelle forme elle s'étale, ce qui serait plutôt du devoir et du ressort de mon métier. Et dès lors que je me refusais l'aide de la littérature et que celle de la science m'était refusée, j'ai essayé de m'y prendre tout à fait naïvement, comme on est tenté de le faire en pareil cas, en étudiant simplement l'usage du mot « bête » et des mots apparentés, en examinant les exemples les plus usuels et en m'efforçant de confronter mes observations. Malheureusement, ce genre de méthode ressemble toujours un peu à la chasse aux papillons : on peut bien suivre un instant sans le perdre des yeux l'objet que l'on croit observer, mais comme il ne tarde pas à survenir d'ailleurs, et par les mêmes zigzags, d'autres lépidoptères tout semblables, on ne sait bientôt plus si c'est toujours le même qu'on poursuit. C'est ainsi que les exemples de la famille bêtise ne permettront pas toujours de s'assurer si leur parenté est vraiment originelle ou seulement extérieure, et si l'on n'est pas passé par mégarde de l'un à l'autre ; et il ne sera pas tellement aisé de les rassembler tous sous un même chapeau, dont on puisse dire qu'il est vraiment fait pour une tête vide.

En pareil cas, la façon dont on commence est à peu près indifférente ; commençons donc n'importe comment, mais de préférence peut-être par le problème initial, qui est que quiconque veut parler de la bêtise ou tirer quelque profit de tels propos doit partir de l'hypothèse qu'il n'est pas bête lui-même ; c'est-à-dire proclamer qu'il se juge intelligent, bien que cela même passe généralement pour une marque de bêtise ! Or, si l'on se demande pourquoi il en va ainsi, la première réponse qui vous vient à l'esprit semble couverte d'une couche de poussière domestique ancestrale, puisqu'elle affirme que la prudence commande de ne pas se montrer intelligent. Cette prudence méfiante, aujourd'hui tout d'abord presque incompréhensible, date probablement d'un temps où il était réellement plus intelligent, pour le plus faible, de ne pas être jugé tel ! La bêtise, au contraire, endort la méfiance ; elle « désarme », comme on le dit encore aujourd'hui. On retrouve quelques traces de ce genre de finauderie dans certains rapports de dépendance où les forces sont à tel point inégales que le plus faible essaie de s'en tirer en se faisant passer pour plus bête qu'il n'est ; ainsi, par exemple, dans ce qu'on appelle les ruses de Normand, le commerce des domestiques avec leurs maîtres plus habiles à parler, les rapports du soldat avec l'officier, de l'élève avec le maître et de l'enfant avec ses parents. Le faible qui ne peut pas irrite moins le détenteur du pouvoir que celui qui ne veut pas. La bêtise le met même « au désespoir », ce qui est indéniablement un état de faiblesse !
Le fait que l'intelligence le met volontiers « en cuirasse » [ lui échauffe la bile ] cadre parfaitement avec cela. Sans doute l'apprécie-t-on chez l'homme servile, mais à la condition qu'elle soit associée à un dévouement absolu. Dès l'instant où ce certificat de bonne conduite lui fait défaut et qu'il n'est plus certain qu'elle serve les intérêts du maître, plutôt qu'intelligence, on la baptisera immodestie, insolence, malice ; et l'on dirait souvent, alors, qu'elle porte, à tout le moins, atteinte à l'honneur et à l'autorité du maître, même quand elle ne menace pas réellement sa sécurité. On le voit bien à l'école, où l'on traite plus rudement un élève doué mais indocile qu'un rétif par apathie. En morale, cela nous a valu l'idée qu'une volonté est d'autant plus mauvaise qu'est meilleure la conscience contre laquelle elle agit. La justice elle-même n'est pas restée entièrement à l'abri de ce préjugé personnel : un crime perpétré avec intelligence est condamné plus sévèrement, comme « raffiné » et « cruel ». En politique enfin, chacun peut aller chercher ses exemples où il les trouve.

Mais la bêtise aussi - c'est l'objection sans doute inévitable ici -, bien loin qu'elle apaise toujours, peut irriter. Pour être bref, disons qu'elle excite ordinairement l'impatience, mais aussi, dans des circonstances extraordinaires, la cruauté ; et les excès odieux de cette cruauté maladive que l'on désigne couramment sous le nom de sadisme ne montrent que trop souvent, dans le rôle des victimes, des imbéciles. Cela vient évidemment de ce qu'ils sont pour les cruels des proies plus faciles ; mais semble également lié au fait que l'incapacité à résister qui émane de toute leur personne excite l'imagination comme l'odeur du sang le fauve, et l'entraîne dans une sorte de désert où la cruauté « va trop loin » du seul fait, ou peu s'en faut, qu'elle ne se heurte nulle part à des limites. Il y a là un trait de souffrance dans celui qui inflige la souffrance, une faiblesse insérée dans sa brutalité ; et, bien que l'indignation privilégiée de la compassion empêche généralement de le voir, il faut à la cruauté, comme à l'amour, deux partenaire qui se conviennent ! Analyser cela serait certes une tâche importante dans une humanité aussi tourmentée que l'actuelle par sa : « lâche cruauté envers les faibles » - selon la définition probablement la plus courante du sadisme ; mais si l'on ne veut pas perdre de vue le but ici poursuivi, et eu égard à notre première petite collection d'exemples, ce qui a été dit de ce sujet risque déjà d'apparaître comme une digression ; dont on se contentera de retenir, pour l'essentiel, qu'il peut être bête de se prétendre intelligent, mais pas toujours intelligent de passer pour bête. Pas moyen d'en tirer aucune généralisation ; ou la seule admissible serait que le plus intelligent que nous ayons à faire en ce monde est de nous y faire remarquer le moins possible ! Et de fait, c'est là un trait qui a été tiré assez souvent sous le mot sagesse. Mais plus souvent encore, on n'a fait de cette conclusion - qui porte à la sauvagerie - qu'un usage timide ou purement symbolique ; après quoi la réflexion nous entraînerait dans le domaine des conseils de modestie ou d'autres commandements plus vastes encore, sans d'ailleurs nous faire sortir entièrement de ceux de la bêtise et de l'intelligence.
La crainte de paraître bête comme celle de heurter les convenances font que nombre d'hommes qui se jugent intelligents se gardent bien de le dire. Et s'ils se voient contraints néanmoins d'en parler, ils recourent à des périphrases, du genre : « Je ne suis pas plus bête qu'un autre. » Mais on préfère encore énoncer, sur un ton aussi neutre et objectif que possible, cette remarque « Je crois pouvoir dire que j'ai une intelligence normale. » D'autres fois, la conviction d'être intelligent ressurgit par la bande, comme dans la phrase idiomatique : « Je ne me laisse pas rendre bête ! » La chose est d'autant plus remarquable que ce n'est pas seulement l'individu privé qui se juge, dans le secret de son coeur, extraordinairement intelligent et bien doté, mais que l'homme public aussi dit ou fait dire de lui, dès qu'il en a le pouvoir, qu'il est suprêmement intelligent, éclairé, noble, souverain, gracieux, élu de Dieu et voué à un destin historique. Il va même jusqu'à le dire d'un autre, pour peu que le reflet de celui-ci ajoute à son propre éclat. Nous en trouvons dans des titres comme Votre Majesté, Votre Éminence, Votre Excellence ou Votre Grâce les traces fossilisées et à peu près définitivement mortes ; mais cela retrouve pleine vitalité aujourd'hui chaque fois que l'homme parle en qualité de masse. Une certaine couche inférieure des classes moyennes - intellectuellement et moralement parlant - surtout, affiche à cet égard une prétention proprement indécente dès qu'elle se manifeste à l'abri d'un parti, d'une nation, d'une secte ou même d'une tendance artistique et se sent habilitée à dire « nous » au lieu de « je ».

Sous une réserve qui va de soi et peut donc être négligée, cette prétention peut aussi avoir nom vanité ; et il règne en fait aujourd'hui sur l'âme de nombreux États et nations des sentiments parmi lesquels la vanité occupe indéniablement une place privilégiée ; or, il y a depuis toujours entre bêtise et vanité un lien étroit - ce qui nous fournit peut-être une indication. Quelqu'un de bête paraît souvent vaniteux, déjà, du seul fait qu'il n'a pas l'intelligence de le cacher ; mais cela même ne serait pas nécessaire, au fond, parce que la parenté de la vanité et de la bêtise est d'ordre direct : quelqu'un de vaniteux donne l'impression qu'il produit moins qu'il ne le pourrait - comme une machine dont la vapeur s'échappe au mauvais endroit. Le vieil adage : « Vanité et bêtise poussent sur la même tige » ne veut pas dire autre chose, tout comme l'expression : la vanité « aveugle ». Ce que nous associons à la notion de vanité est bien l'attente d'une production moindre, l'autre sens du mot « vain » étant tout proche d' « inutile ». Et cette moindre production est attendue même là où il y a tout de même production : vanité et talent aussi sont assez souvent liés ; mais nous avons alors l'impression que la production pourrait être supérieure, si le vaniteux lui-même n'y faisait obstacle. Cette représentation, si tenace, d'une production inférieure apparaîtra d'ailleurs plus loin comme la représentation la plus générale que nous nous fassions de la bêtise.
Mais si l'on évite le comportement vaniteux, ce n'est pas, on le sait, parce qu'il peut être bête, c'est surtout parce qu'il heurte les convenances. « Qui se loue s'emboue », dit un vieux proverbe ; et cela signifie que fanfaronner, trop parler de soi et trop se vanter est jugé non seulement inintelligent, mais inconvenant. Si je ne me trompe, les exigences que cela blesse font partie des nombreux et divers commandements de réserve destinés à ménager le contentement de soi, en présupposant que celui-ci est aussi grand en autrui qu'en vous-même. Mais ces commandements sur les distances à observer condamnent également l'usage des mots trop directs, ils règlent les formules de salutation, interdisent de contredire sans s'en être excusé ou de commencer une lettre par le mot « je »; en bref, ils exigent le respect de certaines règles afin d'éviter trop de familiarité - c'est-à-dire de proximité. Ils ont pour tâche d'aplanir et d'harmoniser les contacts, de faciliter l'amour de soi comme celui du prochain et d'assurer au commerce des hommes, en quelque sorte, une température moyenne ; ce genre de prescriptions se retrouvent dans toutes les sociétés, plus encore, même, dans les primitives que dans les très civilisées, et ne sont même pas ignorées de celle, muette, des animaux, comme il est aisé de le déceler dans nombre de leurs cérémonials. Or, ce souci de distance interdit non seulement de se louer soi-même, mais aussi de louer autrui à l'excès. Dire à quelqu'un, en face, qu'il est un génie ou un saint serait presque aussi énorme que de l'affirmer de soi ; se barbouiller le visage ou s'arracher les cheveux ne vaudrait guère mieux, pour notre goût actuel, qu'insulter autrui. On se contente d'insinuer que l'on n'est pas plus bête ou plus mauvais qu'un autre, comme on l'a déjà noté plus haut !
Évidemment, ce qui est proscrit lorsque l'ordre règne, ce sont les propos sans mesure et sans moeurs. Et, après avoir parlé de la vanité dont les peuples et les partis font étalage aujourd'hui à force de se croire éclairés, il faut maintenant ajouter que la majorité épicurienne - exactement comme l'individu mégalomane dans ses rêves éveillés - a monopolisé non seulement la sagesse, mais encore la vertu, et se trouve brave, noble, invincible, pieuse et belle ; d'autant que les hommes, dans le monde actuel, ont tendance, dès lors qu'ils sont en nombre, à se permettre tout ce qui leur est interdit en tant qu'individus. Du coup, à voir ces privilèges du « nous » devenu grand, on a l'impression que le travail de civilisation et de domestication croissantes de l'individu doit être compensé par une décivilisation proportionnelle des nations, des États et des confréries politiques ; ce qui se manifeste là publiquement n'est rien d'autre qu'un trouble de l'équilibre affectif antérieur, au fond, à l'opposition du moi et du nous, de même qu'à toute évaluation morale. Mais est-ce encore - nous demandera-t-on - de la bêtise, cela a-t-il encore le moindre rapport avec elle ?
Chers auditeurs ! Personne n'en doute. Mais permettez-nous plutôt, avant de répondre, de reprendre haleine à l'aide d'un exemple qui n'est pas sans agrément ! Nous tous, mais plus particulièrement nous autres hommes, et avant tout les écrivains célèbres, nous connaissons ce type de dame qui brûle de nous confier le roman de sa vie et dont l'âme semble avoir été constamment dans une situation intéressante sans jamais aboutir à l'heureuse issue qu'elle attend peut-être, justement, de nous. Cette dame est-elle bête ? Quelque chose, dans l'abondance de nos impressions, nous chuchote généralement que oui. Mais la politesse, et l'équité aussi bien, commandent d'admettre qu'elle ne l'est pas complètement, ni toujours. Elle parle beaucoup d'elle-même, et beaucoup tout court. Elle tranche, avec décision, de tout. Elle est vaniteuse et indiscrète. Elle nous fait souvent la leçon. D'ordinaire, elle n'est pas tout à fait en règle avec sa vie amoureuse ; et la vie, en général, ne lui réussit pas trop bien. Mais n'y a-t-il pas d'autres variétés humaines auxquelles tout cela, ou presque, s'applique aussi exactement ? Beaucoup parler de soi, par exemple, est aussi un défaut des égoïstes, des anxieux et même d'une certaine catégorie de mélancoliques. Et tous ces traits s'appliquent parfaitement à la jeunesse ; où c'est presque un phénomène de croissance entre d'autres que de beaucoup parler de soi, être vaniteux, donneur de leçons, pas en règle avec la vie, en un mot, de montrer exactement les mêmes défauts d'intelligence et de convenance - sans être pour autant bête ou, du moins, plus bête qu'il n'est naturel à quelqu'un qui, précisément, n'est pas encore devenu intelligent !
Mesdames, Messieurs ! Les jugements de la vie quotidienne et de son anthropologie mettent le plus souvent dans le mille, mais également, d'ordinaire, à côté. Ils n'ont pas été formés en vue d'une véritable doctrine ; ils ne font en fait que représenter des mouvements d'assentiment ou de refus de l'esprit. L'exemple précédent montre donc simplement que quelque chose peut être bête sans l'être nécessairement, que la signification du mot change avec le contexte, et que la bêtise est étroitement entretissée avec autre chose, sans que dépasse nulle part le fil qui permettrait, si l'on tirait dessus, de défaire d'un coup toute l'étoffe. La génialité même est indissolublement liée à la bêtise ; et l'interdiction, sous peine de passer pour bête, de trop parler de soi, l'humanité a su la tourner de façon originale : en inventant l'écrivain. Lui, a le droit, au nom du sens de l'humain, de raconter qu'il a bien mangé, que le soleil brille dans le ciel, il a le droit de s'extérioriser, de divulguer des secrets, de faire des confidences, de livrer brutalement des bilans personnels - du moins nombre d'entre eux y tiennent-ils ! -; tout cela comme si l'humanité s'autorisait là exceptionnellement tout ce qu'elle s'interdit ailleurs. De la sorte, elle parle inlassablement d'elle-même et se trouve avoir raconté déjà des millions de fois, grâce aux écrivains, les mêmes histoires et les mêmes aventures, sans en retirer pour elle le moindre progrès ou gain de sens. Ne serait-elle pas là, dans l'usage qu'elle fait de sa littérature et la docilité de celle-ci à cet usage, suspecte à son tour, après tout, de bêtise ? Quant à moi, je ne tiens nullement la chose pour impossible !
Il existe en tout cas, entre les champs d'application de la bêtise et de l'immoralité - ce mot compris au sens large, aujourd'hui peu usuel, qui équivaut à peu près à ignorance de ce qu'est l'esprit plutôt qu'inintelligence - un mélange complexe d'analogies et de différences. Et ces liens sont sans aucun doute proches de ce que Johann Eduard Erdmann a exprimé dans un passage célèbre de la conférence susmentionnée en affirmant que la brutalité était « la pratique de la bêtise ». Il écrit : « Les paroles [...] ne sont pas la seule, manifestation d'un état d'esprit. Celui-ci se traduit aussi par des actes. Il en va de même de la bêtise. " Faire des bêtises " - la pratique de la bêtise, donc - ou la bêtise en action, c'est ce que nous appelons la brutalité. » Or, cette affirmation convaincante nous apprend en particulier que la bêtise est une faute contre le sentiment - puisque la brutalité en est une ! Ce qui nous ramène tout droit dans la direction de ce « trouble de l'équilibre affectif » auquel on avait pu faire allusion plus haut sans lui trouver d'explication. Il reste que l'explication que suppose la phrase d'Erdmann ne coïncide pas non plus parfaitement avec la vérité ; car, sans parler du fait qu'elle concerne uniquement l'individu brutal, non dégrossi, opposé à l'homme « éduqué » et n'englobe nullement toutes les applications de la bêtise, la brutalité n'est pas simplement une bêtise, ni la bêtise simplement une brutalité ; c'est pourquoi, dans le rapport de l'affect et de l'intelligence tels qu'ils se retrouvent combinés dans la « bêtise appliquée », il reste encore beaucoup de choses à élucider. C'est à quoi il faut maintenant en venir, et qu'on ne saurait mieux faire, là encore, qu'à l'aide d'exemples.

Tient-on à mieux cerner les contours du concept de bêtise, il faut avant tout assouplir le jugement selon lequel la bêtise serait uniquement ou par excellence un manque d'intelligence ; comme on l'a déjà noté d'ailleurs en montrant que la représentation la plus courante que nous nous en faisons semble être celle de l'abdication devant les tâches les plus diverses, donc celle d'un manque physique et intellectuel en général. Nos patois nous en fournissent un exemple frappant : le mot qui désigne un dur d'oreille - donc un défaut physique - est derisch ou terisch, c'est-à-dire tôrisch [fou], mot pas très éloigné de « bête ». Au demeurant, c'est tout à fait dans le même sens qu'est pris d'ordinaire, populairement, le reproche de bêtise. Quand un champion sportif a une défaillance au moment décisif, il dit volontiers ensuite : « J 'ai perdu la tête », ou « Je ne sais pas où j'avais la tête », bien que le rôle de la tête en boxe ou en natation reste assez difficile à préciser. De même, dans un groupe d'enfants ou une confrérie sportive, quiconque se montre maladroit, fût-il un Hôlderlin, est taxé de bêtise. De même encore, en affaires, celui qui n'est ni rusé ni sans scrupules passe-t-il souvent pour bête. Dans l'ensemble, ces espèces-là de bêtise correspondent à des espèces d'intelligence antérieures à celles officiellement en honneur de nos jours ; par exemple, si mes renseignements sont exacts, les anciens Germains mettaient non seulement les représentations morales, mais même les concepts d'instruction, d'expérience et de sagesse, autrement dit les concepts intellectuels, en rapport avec la guerre et le combat. Ainsi donc, chaque intelligence a sa bêtise, et la psychologie animale elle-même a pu découvrir, dans ses tests d'intelligence, qu'à chaque « type de performance » correspond un autre « type de bêtise ».
Celui qui chercherait le concept d'intelligence le plus général serait donc amené par ces analogies à adopter celui de « capacité » ; de sorte que tout homme incapable pourrait à l'occasion être qualifié de bête. En fait, il en va ainsi même quand la capacité relative à une certaine bêtise n'est pas expressément qualifiée d'intelligence. L'espèce de capacité qui passe au premier plan et prête pour un temps son contenu aux concepts d'intelligence et de bêtise dépend des formes de vie. Aux époques d'insécurité personnelle, la ruse, la force, l'acuité des sens et l'adresse physique imprégneront le concept d'intelligence ; aux époques plus intellectuelles - et il faut ajouter, avec les réserves hélas nécessaires, bourgeoises -, c'est l'activité cérébrale qui s'y substitue. Plus exactement, c'est l'activité supérieure de l'esprit qui le devrait ; mais le cours des choses a entraîné la prépondérance du seul entendement, qui s'inscrit sur le visage vide et sous le front dur de l'homme affairé ; ainsi s'explique que, de nos jours, intelligence et bêtise, comme s'il n'en pouvait aller autrement, concernent uniquement l'entendement et la mesure de ses capacités, bien que ce soit quelque peu partial.
Le concept général d'incapacité, lié au mot « bête » - dans le sens aussi bien d'incapacité totale que de n'importe quelle incapacité particulière - implique donc aussi une conséquence frappante : c'est que les mots « bête » et « bêtise », parce qu'ils signifient incapacité en général, peuvent remplacer à l'occasion n'importe quel mot destiné à en désigner une particulière. C'est une des raisons pour lesquelles le reproche réciproque de bêtise est aujourd'hui si répandu. (A un autre égard, c'est aussi la cause de la difficulté que l'on rencontre à le définir, comme nos exemples l'ont montré.) Songeons un instant aux annotations qui couvrent les marges des plus ambitieux romans restés assez longtemps dans le circuit presque anonyme des bibliothèques de prêt : on constatera que le jugement du lecteur enfin seul avec l'auteur s'exprime de préférence par le mot bête ! ou ses équivalents : stupide !, absurde !, bêtise insondable !, etc. Telles sont aussi les premières formulations de l'indignation qui s'exprime dans les salles de théâtre ou les galeries de peinture quand l'homme affronte en masse un créateur qui le choque. Et ce serait également le lieu de parler du mot kitsch qui, parmi les artistes eux-mêmes, est la traduction privilégiée des premières réactions ; sans que l'on puisse, à ma connaissance du moins, le définir ni expliquer son emploi, à moins de recourir au verbe verkitschen qui signifie, dans l'usage dialectal, « céder au-dessous du prix » ou « brader ». Kitsch désignerait donc une marchandise de camelote ou de rebut ; et je crois volontiers que l'on retrouverait ce sens, transposé bien entendu sur le plan de l'esprit, chaque fois que le terme est employé inconsciemment à bon droit.
Dès lors que la camelote, les soldes prennent essentiellement, dans ce mot, le sens de marchandise « incapable », sans valeur pratique, et que l'incapacité et l'absence de valeur pratique forment également la base de l'emploi du mot « bête », il est à peine exagéré d'affirmer que nous sommes enclins à qualifier tout ce qui ne nous convient pas - surtout quand nous prétendons, à part cela, l'estimer hautement « culturel » - de « plus ou moins bête ». Et, pour définir ce « plus ou moins », il est significatif que l'usage des termes de bêtise soit inséparable d'un autre, qui englobe les expressions non moins imparfaites du vulgaire et du moralement choquant ; ce qui reporte une seconde fois notre attention sur le destin commun des notions de « bêtise » et d' « inconvenance ». Parmi les jugements critiques sur l'art ou sur la vie tout à fait bruts et non dégrossis, on trouve en effet non seulement le mot kitsch, formule esthétique d'origine intellectuelle, mais des exclamations de type moral telles que « cochonnerie !- », « dégoûtant ! », « ignoble ! », « morbide ! », « scandaleux ! ». Il se peut néanmoins que ces expressions impliquent encore, même utilisées indistinctement, un effort intellectuel et quelque nuance de sens ; aussi finiton par leur substituer en dernier ressort l'exclamation déjà presque inarticulée : « d'une vulgarité ! » qui peut remplacer toutes les autres et se partager l'empire du monde avec son pendant « d'une bêtise ! ». Si ces deux formules peuvent le cas échéant se substituer à toutes les autres, c'est évidemment que « bête » a pris l'acception d'incapable en général, et « vulgaire » celle d'inconvenant en général. Épions les jugements des humains les uns sur les autres, aujourd'hui : il apparaîtra que l'autoportrait de l'humanité, tel qu'il se constitue clandestinement à partir de photographies de groupes réciproques, est fait exclusivement de variations sur ces deux termes disgracieux.
Peut-être, vaut-il la peine d'y réfléchir. Indubitablement, tous deux représentent le niveau le plus bas d'un jugement encore à l'état d'ébauche, la critique encore totalement informe de quelqu'un qui sent que quelque chose ne va pas sans pouvoir dire quoi. Le recours à ces deux mots est la traduction la plus simpliste qui se puisse d'un refus, c'est le commencement d'une riposte, mais aussi, déjà, sa fin. Il y a là un aspect « court-circuit », et on le comprendra mieux si l'on songe que « bête » et « vulgaire », quel que puisse être leur sens, s'emploient aussi comme injures. Car la signification des injures, on le sait, dépend moins de leur teneur que de leur usage ; c'est ainsi que nombre d'entre nous, qui aiment les ânes, se sentent offensés d'être traités comme tels. L'injure n'assume pas l'image qu'elle évoque, mais un mélange d'images, de sentiments et d'intentions qu'elle ne peut que signaler, mais absolument pas traduire. Notons en passant qu'elles partagent ce caractère avec les mots à la mode et les mots étrangers, ce qui explique que ceux-ci paraissent indispensables alors même qu'on pourrait fort bien leur trouver des équivalents. C'est pour cette raison aussi qu'il y a dans les injures un élément irritant - insaisissable - qui doit coïncider avec leur intention bien plus qu'avec leur teneur ; et rien ne le montre mieux peut-être que les noms que se lancent à la tête les enfants pour se taquiner. Il suffit parfois qu'un enfant traite l'autre de « Jules » ou d' « Auguste » pour le mettre, grâce à de mystérieuses connexions, en fureur.
Mais ce que nous disons là des injures, des mots taquins, des termes étrangers ou à la mode, on peut le dire aussi des mots d'amour, des slogans, des mots pour rire ; et la caractéristique commune à tous ces mots au demeurant si divers, c'est qu'ils sont au service d'un affect et qu'ils doivent justement à leur imprécision et à leur inobjectivité de pouvoir empiéter sur de vastes zones de termes plus pertinents, plus objectifs et plus rigoureux. Il est clair que ce besoin peut se faire sentir quelquefois dans la vie, et on ne lui déniera pas toute valeur ; mais ce qui se produit alors, nul doute non plus que ce ne soit bête, ou n'emprunte, en quelque sorte, les chemins mêmes de la bêtise : phénomène dont l'étude est particulièrement aisée sur un des exemples majeurs et en quelque sorte officiels du manque de cervelle, la panique. Quand quelqu'un est soumis à une épreuve trop lourde pour lui, que ce soit une peur subite ou une trop longue pression morale, il peut arriver qu'il agisse, soudain, en « écervelé ». Il peut se mettre à hurler, comme le font les enfants, il peut fuir « à l'aveuglette » un danger ou, non moins aveuglément, s'y jeter ; ou encore se trouver en proie à un besoin effréné de détruire, d'injurier ou de gémir. En bref, au lieu du seul acte efficace qu'exigerait la situation, il en accomplit quantité d'autres qui sont apparemment toujours, en réalité bien souvent inutiles, sinon même contre-indiqués. Le meilleur exemple de cette contradiction est la « terreur panique » ; mais on peut aussi parler, en un sens moins strict, de paniques de fureur, d'avidité et même de tendresse - c'est-à-dire dans tous les cas où un état de surexcitation ne peut prendre fin que de façon aussi violente qu'aveugle et insensée. Qu'il existe un courage panique, distinct de la terreur panique uniquement par le résultat opposé, un homme aussi spirituel que courageux l'a noté il y a fort longtemps.

Les psychologues estiment qu'il se produit, dans la panique, une suspension d'activité de l'intelligence et, plus généralement, des fonctions supérieures de l'esprit auxquelles se substitue un mouvement psychique plus primitif ; mais il est permis d'ajouter que ce qui accompagne alors la paralysie et l'étranglement de l'entendement, c'est une régression beaucoup moins vers l'action instinctuelle que, à travers elle, vers un instinct du dernier recours et une dernière forme d'action d'urgence. Cette forme d'action est celle de l'absolu désarroi ; dépourvue de tout plan, il semble que la raison, comme tout instinct de salut, l'ait abandonnée ; mais son plan inconscient consiste à remplacer la qualité des actions par leur quantité, et son astuce, qui n'est pas médiocre, se fonde sur la probabilité que sur cent tentatives aveugles, loin de la cible, il y en ait une qui la touche. L'homme qui a perdu la tête, l'insecte qui, après s'être heurté des heures au battant fermé d'une fenêtre, trouve enfin, par hasard, à fuir par celui resté ouvert, n'agissent pas .autrement, dans leur désarroi, que ne le fait le tacticien par calcul quand, pour « couvrir » son objectif, il recourt au tir en gerbe ou au tir dispersé, ou même simplement au shrapnell ou à la grenade.
C'est là, en d'autres termes, substituer à une action intensive une action extensive, et rien n'est plus humain que de remplacer la propriété des termes et des actions par leur quantité. Or, il y a dans l'usage des mots imprécis une grande analogie avec le recours à un grand nombre de mots ; en effet, plus un mot est imprécis, plus nombreuses sont les choses auxquelles on peut l'appliquer ; et l'on peut en dire autant des mots non objectifs. Si ces mots sont bêtes, la bêtise s'apparentera donc à l'état de panique ; et l'abus de cette accusation de bêtise et de ses pareilles ressemblera fort à une tentative de sauvetage psychique au moyen de méthodes archaïques et - sans doute a-t-on le droit de le dire - malsaines. Et l'on peut reconnaître en effet, dans l'emploi correct de l'accusation selon laquelle une chose est bête - ou vulgaire -, non seulement une suspension de l'intelligence, mais encore une tendance aveugle à une fuite ou à des actes de destruction dépourvus de sens. Ces mots ne sont pas de simples termes injurieux, ils représentent toute une scène d'outrage. Quand ils, constituent le tout dernier recours, les voies de fait ne sont pas loin. Pour revenir à des exemples cités plus haut, on voit, dans de tels cas, des tableaux - à défaut de celui qui les a peints - attaqués à coups de parapluie, des livres jetés à terre, comme si ce geste suffisait à les désamorcer. Mais là aussi, on retrouve l'oppression paralysante qui précède ces accès et dont ils sont censés libérer : « on manque d'étouffer » de dépit; « on n'a plus de mots », hors les plus généraux et les plus pauvres, pour traduire son état; « on en perd la parole », « on en a le souffle coupé ». L'homme qui a perdu la parole, et la tête, à ce point ne peut plus qu'éclater. Il subit un sentiment intolérable d'insuffisance, et les mots qui précèdent souvent l'explosion : « finalement, c'était par trop bête », se révèlent étonnamment perspicaces. Mais c'est « j'étais par trop bête » qu'il fallait dire. Dans les périodes où l'on apprécie particulièrement l'énergie et la poigne, il n'est pas inutile de penser aussi à ce qui leur ressemble quelquefois à s'y méprendre.
Mesdames et Messieurs ! On parle beaucoup aujourd'hui d'une crise de confiance de l'humanisme, d'une crise qui menacerait la confiance que l'on a mise en l'homme jusqu'ici ; on pourrait aussi parler d'une sorte de panique sur le point de succéder à l'assurance où nous étions de pouvoir mener notre barque sous le signe de la liberté et de la raison. Et nous ne devons pas nous dissimuler que ces deux concepts moraux - qui s'étendent à la morale de la création artistique : liberté et raison, concepts que l'âge classique du cosmopolitisme allemand nous avait légués comme critères de la dignité humaine, ont commencé, dès le milieu du XIXe siècle, ou un peu plus tard, à montrer des signes de décrépitude. Ils ont peu à peu cessé d' « avoir cours », on n'a plus bien su « qu'en faire » ; et si on les a laissés se ratatiner pareillement, le mérite en revient moins à leurs adversaires qu'à leurs défenseurs. Or, nous ne devons pas davantage imaginer revenir jamais, nous ou nos descendants, à ces représentations telles quelles ; notre tâche, et le sens des épreuves imposées à l'esprit, sera plutôt - comme c'est la tâche, pleine d'espoir et de tourments, si rarement comprise, de chaque génération - d'accomplir avec le moins de pertes possibles le pas toujours nécessaire et si désiré au-devant du Nouveau ! Et plus on aura négligé la transition, indispensable au moment voulu, par des idées intermédiaires entre tradition et changement, plus on aura besoin, pour réussir, de s'appuyer sur des représentations claires de ce qui est vrai, raisonnable, significatif, intelligent, et par conséquent, inversement, de ce qui est bête. Mais comment se former une notion, même partielle, de la bêtise, quand vacillent celles d'entendement et de sagesse ? A quel point les conceptions changent avec le temps, permettez-moi de vous en donner le petit exemple que voici : dans un manuel de psychiatrie naguère bien connu, à la question : « Qu'est-ce que la justice ? », la réponse suivante : « C'est que l'autre soit puni ! » était citée comme un exemple d'imbécillité notoire; aujourd'hui en revanche, elle constitue le fondement d'une conception du droit surabondamment commentée. Je crains donc que les développements même les plus modestes ne puissent trouver de conclusion, si l'on n'arrive pas au moins à pressentir l'existence d'un noyau indépendant des variations temporelles. D'où encore une ou deux remarques et questions.

Je ne suis nullement habilité à me présenter comme psychologue, et je m'en garderai bien ; mais un rapide coup d'oeil du côté de cette science est sans doute la première chose dont on puisse attendre quelque secours dans notre cas. La psychologie ancienne avait distingué entre la sensibilité, la volonté, le sentiment et le pouvoir de représentation ou intelligence ; à ses yeux, il était clair que la bêtise équivalait à un faible degré d'intelligence. Mais la psychologie moderne a retiré de son importance à la distinction élémentaire des pouvoirs psychiques, reconnu l'interdépendance et l'interpénétration des différentes activités de l'âme et, du même coup, rendu la réponse à la question de la signification psychologique de la bêtise infiniment moins simple. La conception actuelle admet encore, bien entendu, une certaine autonomie de l'activité de l'entendement ; mais il semble probable que, même dans les situations de sérénité maximale, l'attention, la compréhension, la mémoire et presque tout ce qui relève de l'entendement dépendent aussi des caractères affectifs ; à quoi vient s'ajouter, dans les moments de passion ou d'intense réflexion, une seconde forme d'interpénétration où intelligence et affectivité sont absolument indissociables. Or, cette difficulté de dissocier entendement et sentiment dans le concept d'intelligence va se retrouver naturellement pour celui de bêtise ; et quand la psychologie médicale, par exemple, recourt, pour décrire l'activité mentale des faibles d'esprit, à des termes tels que : pauvre, imprécise, incapable d'abstraction, confuse, lente, influençable, superficielle, bornée, rigide, pointilleuse, instable, décousue, il saute aux yeux que ces qualificatifs renvoient tantôt à l'entendement, tantôt au sentiment. On peut donc affirmer que bêtise et intelligence relèvent à la fois de l'un et de l'autre ; quant à savoir s'ils relèvent plus de l'un que de l'autre, si, par exemple, dans l'imbécillité, la faiblesse de l'intelligence est « au premier plan », ou si c'est, chez nombre d'illustres rigoristes moraux, la sclérose du sentiment, voilà une question que l'on peut abandonner aux spécialistes ; nous autres profanes devrons nous débrouiller de façon un peu plus libre.
Dans la vie de tous les jours, on entend généralement par un homme bête quelqu'un d' « un peu faible de la tête ». Mais il existe une grande variété d'anomalies intellectuelles et psychiques capables de si bien entraver, contrarier, fourvoyer même une intelligence naturellement intacte, que l'on aboutit finalement derechef à quelque chose pour quoi le langage ne dispose guère, une fois de plus, que du mot bêtise. Ce terme en englobe donc deux espèces au fond très différentes : une bêtise toute honnête, toute simple, et une autre qui, assez paradoxalement, peut même être un signe d'intelligence. La première tient plutôt à une faiblesse générale de l'entendement, la seconde à une faiblesse de celui-ci par rapport à un objet particulier ; c'est, de loin, la plus dangereuse.
La bêtise honnête est un peu lente à comprendre, elle n'a pas « la comprenette facile », comme on dit. Pauvre en représentations et en vocabulaire, elle ne sait guère s'en servir. Elle préfère le banal, dont la fréquence même rend l'assimilation plus aisée ; et une fois qu'elle a assimilé quelque chose, elle n'est guère encline à se le laisser reprendre trop vite, ni à permettre qu'on l'analyse, ou à équivoquer dessus. Elle a d'ailleurs sa large part des « bonnes joues » de la vie ! Sans doute est-elle souvent confuse dans sa réflexion, que paralyse aisément toute expérience nouvelle ; du coup, elle s'en tient de préférence à ce qui est accessible aux sens, à ce qu'elle peut, en quelque sorte, compter sur ses doigts. En un mot, c'est la brave « pure bêtise » ; et si elle ne se montrait parfois désespérément crédule, confuse et incorrigible, ce serait un phénomène tout à fait plaisant.
Je ne puis me retenir d'en illustrer encore quelques aspects, en empruntant mes exemples au Traité de psychiatrie de Bleuler. Ce que nous expédierions d'une formule : « Médecin au chevet d'un malade », devient pour un faible d'esprit : «Un homme tenant la main à un autre couché dans le lit, une soeur est debout à côté. » Tout à fait le style d'un peintre primitif ! Une servante un peu timbrée prend pour une mauvaise plaisanterie le conseil de confier ses économies à une Caisse d'épargne afin qu'elles produisent des intérêts : qui serait assez bête pour lui garder son argent et lui donner encore des sous par-dessus le marché ? ! Réponse témoignant d'une tournure d'esprit chevaleresque et d'une conception de l'argent que l'on ne trouvait plus, dans ma jeunesse déjà, que chez de vieilles personnes distinguées ! Un troisième débile mental, symptomatiquement, prétend qu'une pièce de 2 F a moins de valeur qu'une pièce de 1 F plus deux de 50 centimes, en expliquant que la pièce de 2 F, il faut la changer, et qu'on en retire trop peu... J'espère ne pas être le seul débile mental de cette salle qui approuve de tout coeur cette théorie, en pensant à ceux qui sont toujours distraits quand ils changent de l'argent !
Mais, pour revenir à ses rapports avec l'art : la bêtise naïve est souvent une authentique artiste. Au lieu de réagir à un mot-appât par un seul autre, comme c'était l'usage naguère dans nombre d'expériences, elle répond d'emblée par des phrases entières qui, quoi qu'on puisse dire, ne manquent pas de poésie ! En voici, avec le mot-appât, quelques-unes

Allumer : Le boulanger allume le bois.
Hiver : Est en neige.
Père : Il m'a jeté un jour en bas de l'escalier.
Mariage : Sert de distraction.
Jardin : Au jardin, il fait toujours beau temps.
Religion : Quand on va à l'église.
Qui était Guillaume Tell ? On l'a joué dans la forêt, il y avait des dames et des enfants costumés.
Qui était l'apôtre Pierre? Il a chanté trois fois.

La naïveté et le caractère très concret de ces réponses, la substitution d'une petite histoire à des représentations plus élaborées, l'importance accordée à l'accessoire, au circonstanciel ou au superflu, ou au contraire la condensation et l'abréviation - comme dans l'exemple de saint Pierre -, voilà de très vieilles recettes poétiques ; et même si j'estime que l'abus de ces procédés, tel qu'il est en vogue aujourd'hui, rapproche le poète de l'idiot, il ne faut pas méconnaître ce qu'ils ont de réellement poétique. Et cela explique que la forme d'esprit de l'idiot ait pu être représentée avec tant de plaisir en littérature.
Entre cette bêtise honnête et l'autre, la supérieure, la prétentieuse, le contraste n'est souvent que trop criant. Cette bêtise-là est moins un manque d'intelligence qu'une abdication de celle-ci devant des tâches qu'elle prétend accomplir alors qu'elles ne lui conviennent pas ; elle peut comporter tous les caractères négatifs d'un entendement faible, mais avec, en plus, tous ceux qu'implique une affectivité déséquilibrée, contrefaite, irrégulière, en un mot : maladive. Comme il n'y a pas d'affectivités « normalisées », cette déviation maladive traduit plus précisément une dysharmonie entre les partis pris du sentiment et un entendement incapable de les modérer. Cette bêtise supérieure est la vraie maladie de la formation - disons qu'en fait, pour éviter tout malentendu, elle est absence de formation, formation manquée, mal venue, déséquilibre entre sa substance et sa force ; et la décrire serait une tâche presque sans fin. Elle peut affecter jusqu'à la plus haute intellectualité ; car, si la bêtise authentique est une artiste paisible, la bêtise intelligente, qui contribue à la mobilité de la vie de l'esprit, entraîne surtout son instabilité et sa stérilité. Il y a bien des années déjà, j'écrivais à son propos ceci : « Il n'est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité elle, n'a jamais qu'un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée. » La bêtise dont il s'agit là n'est pas une maladie mentale ; ce n'en est pas moins la plus dangereuse des maladies de l'esprit, parce que c'est la vie même qu'elle menace.
Nous devrions sans doute commencer par la traquer en nous, au lieu d'attendre ses grandes éruptions historiques pour la reconnaître. Mais la reconnaître à quoi ? Et quelle flétrissure sans équivoque lui imprimer ? La psychiatrie actuelle donne pour caractère essentiel des cas qui en relèvent l'incapacité de s'orienter dans la vie, l'abdication devant toutes les tâches qu'elle impose, ou, brusquement, devant celles auxquelles on n'est pas préparé. La psychologie expérimentale, qui s'occupe surtout d'individus sains, ne la définit pas autrement. « Nous qualifions de bête le comportement de quiconque est incapable d'accomplir une tâche pour laquelle toutes les conditions sont réunies, sauf les personnelles », écrit un représentant connu de l'une des plus récentes tendances de cette science. Ce critère de la capacité d'agir objectivement, donc efficacement, ne laisse rien à désirer pour les « cas » sans équivoque des cliniques ou des laboratoires à singes ; mais l'existence d'autres « cas » courant librement le monde nécessite quelques compléments, car « l'accomplissement juste ou faux de la tâche donnée » n'est pas toujours, chez eux, aussi évident. Premièrement, la capacité de se comporter en tout temps comme le fait un homme capable dans des circonstances données implique déjà toute l'ambiguïté supérieure de l'intelligence et de la bêtise : car le comportement « utile », « compétent » peut faire servir son objet à son profit personnel ou au contraire le servir ; et celui qui fait l'un considère généralement celui qui fait l'autre comme bête. ( Alors qu'est seul médicalement bête celui qui ne peut faire ni l'un, ni l'autre.) Secondement, on ne peut nier qu'un comportement inobjectif et même inopportun ne soit souvent requis ; l'objectivité et l'impersonnalité, la subjectivité et l'inobjectivité sont en effet apparentées ; et si la subjectivité sans contrepoids est ridicule, un comportement absolument objectif est, bien entendu, invivable, voire impensable. Assurer leur équilibre est justement l'un des problèmes majeurs de notre culture. Enfin, l'on pourrait encore objecter toutes les occasions où personne ne se comporte aussi intelligemment qu'il serait nécessaire, et en déduire que chacun de nous se montre, sinon constamment, du moins de temps en temps, bête. Il faut par conséquent distinguer aussi entre abdication et incapacité, entre bêtise occasionnelle ou fonctionnelle et bêtise constante ou constitutionnelle, entre erreur et inintelligence. C'est même une des choses qui importent le plus, parce que les conditions de vie actuelles sont telles, forment un ensemble si vaste, si complexe, si chaotique, que les bêtises occasionnelles des individus peuvent facilement entraîner une bêtise constitutionnelle de la communauté. L'observateur est ainsi conduit, au-delà du domaine des dispositions personnelles, à concevoir une société affligée de certains défauts mentaux. Sans doute ne peut-on transférer les phénomènes affectant la psychologie réelle de l'individu, donc en particulier les maladies mentales et la bêtise, aux sociétés ; mais l'on devrait pouvoir parler aujourd'hui, à bien des égards, d'une « imitation sociale des faiblesses mentales » : les exemples en sont assez voyants.
Avec ces remarques complémentaires, nous avons certes à nouveau outrepassé les limites de l'explication psychologique. Celleci nous enseigne qu'une réflexion intelligente suppose des qualités définies - clarté, précision, richesse, souplesse alliée à fermeté - et bien d'autres susceptibles d'énumération ; et que ces qualités sont, pour une part, innées, pour l'autre, acquises, à côté des connaissances que l'on s'approprie, comme une sorte de dextérité intellectuelle : un bon entendement et un cerveau habile signifiant à peu près la même chose. Pas d'autres obstacles à surmonter ici que la paresse et les dispositions naturelles ; cela peut faire l'objet d'un entraînement, et le terme comique de « sport intellectuel » ne dit pas si mal que ça, somme toute, de quoi il retourne.
En revanche, la bêtise « intelligente » a moins pour adversaire l'entendement que l'esprit et - à condition de ne pas entendre par là une simple somme de sentiments - l'affectivité. Comme pensées et sentiments évoluent de concert, et que c'est le même homme qui s'exprime à travers eux, des notions telles qu'étroitesse, ampleur, souplesse, simplicité et fidélité peuvent s'appliquer aussi bien au penser qu'au sentir ; et même si la combinaison qui en résulte n'est pas encore parfaitement claire, elle suffit pour que l'on puisse dire que l'entendement relève aussi de l'affectivité et que nos sentiments ne sont pas sans attaches avec l'intelligence et la bêtise. Contre ce type de bêtise, il faut agir par l'exemple et la critique.

La conception ici défendue s'écarte de l'opinion usuelle qui, pour n'être certes pas fausse, ne s'en montre pas moins excessivement unilatérale en soutenant qu'une affectivité profonde, authentique, n'a que faire de l'entendement, et ne peut même qu'être profanée par lui. La vérité est que, chez les êtres simples, certaines qualités précieuses comme la fidélité, la constance, la pureté du sentiment et d'autres analogues apparaissent sans mélange, mais simplement parce que la concurrence des autres est faible : nous en avons vu un cas limite dans l'exemple de l'imbécillité joyeusement consentante. Loin de moi l'idée de rabaisser par ces propos les natures bonnes et loyales -- leur absence joue un rôle non négligeable dans la bêtise supérieure ! ; mais il importe encore davantage, aujourd'hui, de privilégier la notion de « significatif », cela dit évidemment sous forme d'utopie absolue.
Le significatif associe la vérité que nous pouvons percevoir en lui aux qualités du sentiment qui ont notre confiance pour en tirer un tout nouveau, qui est à la fois compréhension et décision, une obstination rafraîchie, quelque chose qui dispose d'un contenu à la fois mental et psychique et qui « exige » de nous ou des autres un certain comportement ; on pourrait donc dire, et c'est, quant à la bêtise, l'essentiel, que le significatif est accessible aussi bien à l'aspect rationnel qu'à l'aspect affectif de la critique. Le significatif est aussi le contraire à la fois de la bêtise et de la brutalité ; et le malentendu général qui permet aujourd'hui aux affects d'étouffer la raison, au lieu de lui donner des ailes, s'abolit dans la notion de signification. Mais en voilà assez à ce propos, ou peut-être même déjà plus que l'on n'en pourrait assumer ! Car s'il fallait ajouter encore un mot, ce pourrait être seulement que tout ce qui vient d'être dit est encore loin d'offrir un critère qui permette de reconnaître et de distinguer le significatif à coup sûr ; et qu'en fournir un suffisant serait indubitablement malaisé. Mais voilà qui nous conduit tout droit à la meilleure arme contre la bêtise : la modestie.


Nous sommes tous bêtes à l'occasion ; à l'occasion aussi, nous sommes contraints d'agir aveuglément ou à demi aveuglément, sans quoi le monde s'arrêterait ; et si quelqu'un tirait des dangers de la bêtise cette règle : « Abstiens-toi de juger et de trancher chaque fois que tu manques d'informations », nous nous figerions. Mais cette situation dont on fait aujourd'hui tout un monde en rappelle une autre que nous connaissons depuis longtemps, dans le domaine intellectuel. En effet, comme notre savoir et notre pouvoir sont limités, nous en sommes réduits, dans toutes les sciences, à énoncer des jugements prématurés ; mais en veillant, comme on nous l'a enseigné, à maintenir ce défaut dans certaines limites et à le corriger le cas échéant, ce qui restitue à notre travail une certaine justesse. Rien, en fait, ne s'oppose à ce que nous transférions dans d'autres domaines cette exactitude et cette fière humilité du jugement et de l'action ; et je crois que le précepte « Agis aussi bien que tu le peux et aussi mal que tu le dois, tout en restant conscient des marges d'erreur de ton action ! » représenterait déjà, s'il était suivi, la moitié du chemin en direction d'une réforme vraiment féconde de notre vie.


Toutefois, depuis un moment déjà, ces perspectives m'ont conduit à la fin de mon exposé qui - j'en avais prévenu mes auditeurs - ne pouvait être qu'une étude préliminaire. Et maintenant, le pied sur la frontière, je m'avoue incapable d'aller plus loin rien qu'un pas de plus, en effet, et nous quitterions le domaine de la bêtise qui reste, même abordé théoriquement, si varié, pour le royaume de la sagesse, région déshéritée et généralement évitée par les voyageurs.