lundi 18 décembre 2006

(extrait des Derniers Jours de l’humanité)

Le Râleur à son bureau (lisant) : « Désirant établir le temps exact nécessaire pour qu’un arbre qui se dresse dans la forêt se transforme en journal, le patron d’une papeterie a eu l’idée de procéder à une expérience fort intéressante. À 7 heures 35, il fit abattre trois arbres dans le bois voisin et, après écorçage, les fit transporter à l’usine de pâte à papier. La transformation des trois troncs d’arbre en cellulose de bois liquide fut si rapide que, dès 9 heures 39, le premier rouleau de papier d’impression sortit de la machine. Ce rouleau fut emmené immédiatement à l’imprimerie d’un journal à quatre kilomètres de là, et dès 11 heures du matin, le journal se vendait dans la rue. Il n’a donc fallu que trois heures et vingt-cinq minutes pour permettre au public de lire les dernières nouvelles sur un matériau provenant des arbres sur les branches desquels, le matin même, les oiseaux gazouillaient encore. »
Il est donc cinq heures. La réponse est là. L’écho de ma démence sanglante… Comment ? Nous serions les commis-voyageurs des usines d’armement, censés témoigner non pas avec leur bouche des performances de leur entreprise mais avec leur corps de l’infériorité de la concurrence ? Là où les voyageurs furent nombreux, il y aura beaucoup d’éclopés ! Qu’ils transforment les secteurs de vente en champs de bataille, soit ! Qu’ils aient eu le pouvoir de mettre les plus nobles d’esprit au service de la crapulerie, le diable même n’aurait osé imaginer une telle consolidation de son pouvoir. Et si on lui avait susurré que dès la première année de la guerre une raffinerie de pétrole ferait 137 % de bénéfice net sur la totalité du capital en actions et David Fanto 73 %, le Creditanstalt 19,9 millions de bénéfice net, et que les trafiquants en viande, en sucre, en alcool à brûler, en fruits, en pommes de terre, en beurre, en cuir, en caoutchouc, en charbon, en fer, en laine, en savon, en huile, en encre, en armes seraient dédommagés au centuple de la dépréciation du sang d’autrui, le diable lui-même se serait prononcé en faveur d’une paix par renonciation ! Et c’est pour ça que vous avez rampé pendant quatre ans dans la gadoue, c’est pour ça que furent entravées les lettres qui vous étaient destinées, retenus les livres qui devaient vous consoler. Ils voulaient que vous restiez en vie car ils n’avaient pas encore assez volé dans leurs Bourses, pas encore assez menti dans leurs journaux, pas encore assez malmené les gens dans leurs bureaux, pas encore assez affolé l’humanité, pas encore assez tiré prétexte de la guerre pour justifier leur incapacité et leur sadisme — ils n’avaient pas encore fini de danser dans ce carnaval tragique où des hommes mouraient sous les yeux de reporters de guerre du sexe féminin et où des bouchers devenaient docteur ès lettres _honoris causa_… Des hommes d’État, appelés en pleine déchéance uniquement pour refréner les pulsions bestiales de l’humanité, les ont débridées ! Sous le manteau de la technique, l’hystérie prend d’assaut la nature, le papier commande aux armes. Nous fûmes invalides par l’action des rotatives avant que les canons fassent des victimes. Tous les domaines de l’imagination n’avaient-ils pas déjà été évacués ? À la fin était le Verbe. Celui qui tua l’esprit n’eut plus d’autre choix que d’engendrer l’action. Et c’est la presse qui a fait cela, elle seule, elle qui a corrompu le monde par sa putasserie. Ce n’est pas elle qui a mis en action les machines de mort : mais d’avoir vidé notre cœur au point de ne plus pouvoir nous imaginer le résultat probable, voilà sa responsabilité dans la guerre !…
Et vous, les sacrifiés, vous ne vous êtes pas insurgés contre ce projet ? Vous ne vous êtes pas défendus contre l’obligation de mourir et contre l’ultime liberté : devenir incendiaires ? Contre cette ruse diabolique d’exiger, sous les drapeaux du pathos moral, le sacrifice au bénéfice du marché de la laine !… Et la gloire et la patrie dans tout cela ? Vous étiez nus comme devant Dieu et votre bien-aimée, face à une commission de bourreaux et de salauds ! La patrie, nous l’avons vue dans la soif de pouvoir de l’esclave déchaîné et dans l’aménité du maître chanteur assoiffé de pourboire. Sauf que nous autres, si nous ne l’avions vue que sous les traits de ces atroces généraux — qui pendant cette grande époque s’immisçaient dans les pages-spectacles des feuilles de chou en lieu et place des dames de la haute afin d’attester qu’en ce monde on ne fornique pas seulement, on tue aussi — en vérité, nous aurions espéré l’heure de fermeture de ce bordel sanglant !
Comment, vous là-bas, les tués, les dupés, vous ne vous êtes pas insurgés contre cette entreprise ? Vous avez supporté la liberté et la belle vie de ces stratèges de la presse, des parasites et des farceurs, tout comme votre malheur et vos contraintes ? Tout en sachant qu’eux recevaient des distinctions honorifiques pour vos souffrances ? Vous ne leur avez pas craché la gloire à la figure ? Couchés dans des trains de blessés que ces canailles pouvaient étaler dans la presse ? Vous ne vous êtes pas échappés, n’avez pas déserté pour rejoindre cette guerre sacrée : nous libérer à l’arrière de l’ennemi mortel qui nous bombardait quotidiennement le cerveau avec ses mensonges ? Vous êtes morts pour ce commerce ? Vous avez enduré l’horreur pour prolonger la nôtre, nous qui tirions ici la langue entre l’usure et la détresse, entre les contrastes douloureux de l’impertinence replète et de la phtisie muette. Oh, vous éprouviez moins de compassion pour nous que nous pour vous, nous qui voulions leur réclamer au centuple chaque heure de toutes ces années qu’ils ont arrachée à votre vie, nous qui n’avions toujours qu’une question à la bouche : à quoi ressemblerez-vous si vous survivez à ça ? Quand vous aurez échappé à l’ultime but de la gloire : que les hyènes se fassent guides et offrent vos tombes à la curiosité des touristes ! Maladie, pauvreté, délabrement, poux, faim, agonie, mort au front, tout cela pour faire monter le tourisme — voilà notre lot commun ! Ils ont risqué votre peau, et dans la nôtre leur esprit pratique s’est taillé des porte-monnaie. Vous, vous aviez des armes — et vous n’êtes pas partis à l’assaut de l’arrière ? Vous n’avez pas fait demi-tour pour nous sauver, nous et vous, en quittant ce champ de la honte pour la plus honnête des guerres ? Morts, vous ne vous relevez pas de vos trous dans la terre, demandant des comptes à cette sale engeance, pour hanter son sommeil de vos visages grimaçants arborés à l’heure du trépas, avec vos yeux ternis par l’attente héroïque, avec votre masque inoubliable que la mise en scène de la folie a imposé à votre jeunesse ! Levez-vous donc et affrontez-les de votre mort héroïque afin que la lâcheté qui commande à la vie connaisse enfin ses traits et qu’elle la regarde les yeux dans les yeux, une vie durant ! Arrachez-les à leur sommeil de votre cri d’agonie ! Troublez leur jouissance par le fantôme de vos souffrances ! Ils étaient capables d’embrasser des filles la nuit qui suivait le jour où ils vous ont étranglés ! Sauvez-nous d’eux, sauvez-nous d’une paix qui nous apporte la peste de leur voisinage ! Sauvez-nous du malheur de serrer la main des juges militaires rentrés au pays et des bourreaux revenus au civil.
Au secours, les tués ! Assistez-moi, que je ne sois pas obligé de vivre parmi des hommes qui, par ambition démesurée ou instinct de survie, ont ordonné que des cœurs cessent de battre, que des mères aient des cheveux blancs ! Revenez ! Demandez-leur ce qu’ils ont fait de vous ! Ce qu’ils ont fait quand vous souffriez par leur faute avant de mourir par leur faute !… Cadavres en armes, arrachez-vous à cette pétrification ! Avancez ! Avance, cher partisan de l’esprit, et réclame-leur ta chère tête ! Et toi — où es-tu, toi qui es mort à l’hôpital ? Ils m’ont renvoyé ma dernière carte portant la notification : « Sorti de l’hôpital. Adresse inconnue. » Avance pour leur dire où tu es et comment c’est là-bas, dis-leur que tu ne voulais plus jamais te laisser utiliser pour ça !… Ce n’est pas votre mort — c’est votre vie que je veux venger sur ceux qui vous l’ont infligée !


Karl Kraus 1919.

Aucun commentaire: