lundi 23 juin 2008

Conférence sur l'Éthique

Le seul texte rédigé et exposé en forme de L. Wittgenstein ( 1929 )

Conférence sur l'Éthique

Avant d'aborder le sujet proprement dit, qu'il me soit permis de faire quelques remarques préliminaires. Je sens que je vais avoir de grandes difficultés à vous communiquer ce que je pense et je crois possible d'atténuer quelques unes de ces difficultés en vous les exposant d'emblée. La première, que j'ai à peine besoin de mentionner, c'est que l'anglais n'est pas ma langue maternelle et que de ce fait mon expression manque souvent de la précision et de la finesse qui seraient requises lorsque l'on traite un sujet difficile. Tout ce que je puis faire est de vous demander de rendre ma tâche plus facile en essayant de saisir ce que je veux dire, en dépit des fautes dont je me rendrai sans cesse coupable à l'encontre de la grammaire anglaise. Il y a aussi cette deuxième difficulté que je voudrais mentionner : probablement ce que nombre, d'entre vous attendez de cette conférence, en venant m'écouter, est-il légèrement inexact. Pour vous mettre sur la voie en cette matière, je vais vous dire en quelques mots les raisons que j'ai eues de choisir le sujet que j'ai choisi : Lorsque votre précédent secrétaire m'a fait l'honneur de me demander une conférence pour votre société, j'ai pensé en premier lieu qu'il me serait certainement agréable de le faire, et, en second lieu, que si je devais avoir l'occasion de parler devant vous, je devrais vous parler de quelque chose dont il m'intéresserait vivement de vous donner communication, et non pas faire un mauvais usage de cette occasion en vous offrant, disons, une conférence de logique. Je dis « mauvais usage » parce que, pour vous exposer une question scientifique, il me faudrait non pas un exposé d'une heure, mais une série complète de conférences. Une autre solution possible aurait été de vous faire ce que l'on appelle une conférence de vulgarisation — c'est-à- dire une conférence destinée à vous faire croire que vous comprenez quelque chose qu'en fait vous ne comprenez pas — et de satisfaire à ce que je crois être l'un des désirs les plus bas de nos contemporains, cette curiosité superficielle qui porte sur les toutes dernières découvertes de la science. Rejetant ces options, j'ai décidé de vous entretenir d'un sujet qui, dans sa généralité, me paraît être important, espérant pouvoir vous aider par là à tirer au clair vos idées en cette matière (même si vous deviez être en désaccord total avec ce que je vais en dire). Ma troisième et dernière difficulté qui est en fait le lot de la plupart des conférences philosophiques de quelque longueur — réside dans le fait que l'auditeur est incapable de voir à la foie le chemin qu'on lui fait prendre et le but auquel celui-ci mène. C'est-à-dire qu'il pensera ou : « Je comprends tout ce que dit le conférencier, mais à quoi diable veut-il en venir? », ou bien : « Je vois ou il veut en venir, mais comment diable va-t-il y arriver? » A nouveau tout ce que je puis faire est de vous demander d'être patients et d'espérer qu'à la fin vous verrez aussi bien le chemin que ce à quoi il mène.

Commençons maintenant. Je traite, comme vous le savez, de l'éthique et j'adopterai l'explication que le professeur Moore a donnée de ce terme dans ses Principia Ethica. Il dit : « L'éthique est l'investigation générale de ce qui est bien. » Je vais maintenant utiliser ce terme dans un sens un peu plus large, en fait dans un sens qui inclut ce qui est, je crois, la partie essentielle de ce qu'on appelle communément esthétique. Et, pour vous faire voir aussi clairement que possible ce que je pense être le sujet propre de l'éthique, je vous soumettrai un certain nombre d'expressions plus ou moins synonymes, telles que l'on puisse toutes les substituer à la définition ci-dessus ; en les énumérant, je cherche à produire le même type d'effet que Galton lorsqu'il photographiait sur la même plaque sensible un certain nombre de visages différents afin d'obtenir une image des traits typiques qu'ils avaient en commun. Et de même qu'en vous montrant une photographie collective ainsi obtenue, je pourrais vous faire voir ce qu'est typiquement, disons, le visage d'un Chinois, de même j'espère qu'en parcourant la liste des synonymes que je vais vous soumettre, il vous sera loisible de voir les traits caractéristiques qu'ils ont en commun, traits caractéristiques qui sont ceux de l'éthique. Ainsi, au lieu de dire : « L'éthique est l'investigation de ce qui est bien », je pourrais avoir dit qu'elle est l'investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j'aurais pu dire encore que l'éthique est l'investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d'être vécue, ou de la façon correcte de vivre. Je pense qu'en examinant toutes ces phrases, vous en tirerez une idée approximative de ce dont l'éthique s'occupe. Or la première chose qui nous frappe dans toutes ces expressions, c'est que chacune d'elles est en fait employée dans deux sens très différents. Je les appellerai d'une part le sens trivial ou relatif, et d'autre part le sens éthique ou absolu. Par exemple, si je dis : voilà une bonne chaise, cela signifie que cette chaise sert à certaine fin prédéterminée, et le mot bon que nous employons ici n'a de signification que dans la mesure où cette fin est déjà préétablie. En fait, le mot bon dans le sens relatif signifie tout simplement : qui satisfait à un certain modèle prédéterminé. Ainsi quand nous disons de quelqu'un qu'il est un bon pianiste, nous entendons par là qu'il peut jouer de la musique d'ut certain degré de difficulté avec un certain degré de dextérité. Et, similairement, si je dis qu'il ait important pour moi de ne pas m'enrhumer, j'entende par là que le rhume produit dans ma vie certain dérangements qu'il est possible de décrire ; et si je dis que c'est là la route correcte, j'entends par là que c'est la route correcte pour atteindre un certain but. Employées de cette façon, ces expressions ne suscitent pas de difficultés ni de problèmes graves. Mais ce n'est pas là la façon dont l'éthique les emploie. Supposons que, si je savais jouer au tennis l'un d'entre vous, me voyant jouer, me dise : « Vous jouez bien mal » et que je lui réponde : « Je sais que je joue mal, mais je ne veux pas jouer mieux », tout ce que mon interlocuteur pourrait dire serait : « Ah bon, dans ce cas, tout va bien. » Mais supposez que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge extravagant, qu'il vienne me dire : « vous vous conduisez en goujat » et que je réponde : « Je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire », pourrait-il dire alors : « Ah bon, dans ce cas tout va bien »? Certainement pas ; il dirait : « Eh bien, vous devez vouloir mieux vous conduire. » Là, vous avez un jugement de valeur absolu, alors que celui de l'exemple antérieur était un jugement relatif. Dans son essence, la différence entre ces deux types de jugement semble manifestement consister en ceci : Tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits et peut par conséquent être formulé de telle façon qu'il perd toute apparence de jugement de valeur : Au lieu de dire : « C'est là la route correcte pour Granchester », j'aurais pu dire tout aussi bien : « C'est là la route correcte que vous avez à prendre si vous voulez arriver à Granchester dans les délais les plus courts »; « Cet homme est un bon coureur » signifie tout bonnement qu'il parcourt un certain nombre de kilomètres en un certain nombre de minutes, etc. Ce que je veux soutenir maintenant, bien que l'on puisse montrer que tout jugement de valeur relative se ramène à un simple énoncé de faits, c'est qu'aucun énoncé de faits ne peut être ou ne peut impliquer un jugement de valeur absolue. Permettez-moi de l'expliquer ainsi : supposez que l'un d'entre vous soit omniscient, et que par conséquent il ait connaissance de tous les mouvements de tous les corps, morts ou vivants, de ce monde, qu'il connaisse également toutes les dispositions d' esprit de tous les êtres humains à quelqu' époque qu'ils aient vécu, et qu'il ait écrit tout ce qu'il connaît dans un gros livre ; ce livre contiendrait la description complète du monde. Et le point où je veux en venir, c'est que ce livre ne contiendrait rien que nous appellerions un jugement éthique ni quoi que ce soit qui impliquerait logiquement un tel jugement. Naturellement, il contiendrait tous les jugements de valeur relatifs, toutes les propositions scientifiques vraies, et en fait toutes les propositions vraies qui peuvent être formulées. Mais tous les faits décrits seraient en quelque sorte au même niveau, et de même toutes les propositions seraient au même niveau. Il n'y a pas de proposition qui, en quelque sens absolu, soit sublime, importante ou triviale. Sans doute quelques-uns parmi vous en conviendront, se souvenant de ce que dit Hamlet : « Rien n'est bon, rien n'est mauvais, c'est la pensée qui crée le bon ou le mauvais. » Mais ceci à nouveau pourrait donner naissance à un malentendu. Les paroles d'Hamlet semblent impliquer que le bon et le mauvais, bien que n'étant pas des qualités du monde extérieur, sont des attributs de nos états d'esprit. Au contraire, ce que je veux, dire, c'est qu'un état d'esprit ( dans la mesure ou nous entendons par cette expression un fait que nous pouvons décrire ) n'est ni bon ni mauvais dans un sens éthique. Par exemple, si nous lisons dans notre livre du monde la description d'un meurtre, avec tous ses détails physiques et psychologiques, la pure description de ces faits ne contiendra rien que nous puissions appeler une proposition éthique. Le meurtre sera exactement au même niveau que n'importe quel autre événement, exemple la chute d'une pierre. Assurément, la lecture de cette description pourrait provoquer en nous la douleur, la colère ou toute autre émotion, ou nous pourrions lire quelle a été la douleur ou colère que ce meurtre a suscitée chez les gens qui en ont eu connaissance, mais il y aura là seulement des faits, des faits, — des faits mais non de l'éthique. Aussi me faut-il dire que si je m'arrête à considérer ce que l'éthique devrait être réellement, à supposer qu'une telle science existe, le résultat me semble tout à fait évident. Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l'éthique ; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d'un sujet intrinsèquement sublime et d'un niveau supérieur à tous autres sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore : si un homme pouvait écrire un livre sur l'éthique qui fût réellement un livre sur l'éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde. Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens — signification et sens naturels. L'éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits ; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d'eau que la valeur d'une tasse, quand bien même j'y verserais un litre d'eau. J'ai dit que dans la mesure où il s'agit de faits et de propositions, il y a seulement valeur relative, justesse, bien relatifs. Avant de poursuivre, permettez-moi de l'illustrer par un exemple assez parlant. La route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a prédéterminé de façon arbitraire et il est tout à fait clair pour chacun de nous qu'il n'y a pas de sens à parler d'une route correcte en dehors d'un tel but prédéterminé. Voyons maintenant ce que nous pourrions bien entendre par l'expression : « la route absolument correcte ». Je pense que ce serait la route que chacun devrait prendre, mû par une nécessité logique, dès qu'il la verrait, ou sinon il devrait avoir honte. Similairement, le bien absolu, si toutefois c'est là un état de choses susceptible de description, serait un état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la réalisation, indépendamment de ses goûts et inclinations, ou dont on se sentirait coupable de ne pas poursuivre la réalisation. Et je tiens à dire qu'un tel état de choses est une chimère. Aucun état de choses n'a en soi, ce que j'appellerais volontiers le pouvoir coercitif d'un juge absolu. Car nous tous — y compris moi-même — qui sommes tentés malgré tout d'employer des expressions telles que « bien absolu », « valeur absolue », qu'avons-nous dans l'esprit et que cherchons-nous à exprimer ? Chaque fois que j'essaie pour mon compte d'arriver à quelque clarté sur ce point, il est naturel que j'évoque les cas dans lesquels j'aurais certainement employé ces expressions, ce qui me met dans la situation dans laquelle vous seriez si ma conférence devait porter, par exemple, sur la psychologie du plaisir. Votre réaction serait alors de chercher à évoquer des situations typiques dans lesquelles vous ressentez constamment du plaisir. Car, ayant par devers vous cette situation à l'esprit, tout ce que je vous dirais deviendrait concret et en quelque sorte contrôlable. L'un d'entre vous choisirait peut-être comme son exemple-type la sensation qu'il éprouve en se promenant par un beau jour d'été. C'est bien dans cette situation que je suis si je veux m'arrêter à considérer ce que je désigne en esprit par valeur éthique ou valeur absolue. Et, ce qui arrive toujours dans mon cas, c'est l'idée d'une expérience particulière qui se présente à moi, idée qui de ce fait, est en un sens mon expérience par excellence ; c'est la raison pour laquelle, en m'adressant à vous, je vais faire de cette expérience mon exemple privilégié. ( Comme je viens de le dire, il s'agit là d'une affaire purement personnelle et quelqu'un d'autre pourrait trouver des exemples différents et plus frappants ! ) Je vais décrire cette expérience de façon à vous amener à évoquer, si possible, des expériences identiques ou similaires et ainsi à nous donner une base commune pour notre investigation. Je crois que le meilleur moyen de la décrire, c'est de dire que lorsque je fais cette expérience, je m'étonne de l'existence du monde. Et je suis alors enclin à employer des phrases telles que « comme il est extraordinaire que quoi que ce soit existe », ou « comme il est extraordinaire que le monde existe ! » Sans m'arrêter sur cela, je poursuivrai par cette autre expérience que je connais également et qui sera sans doute familière à nombre d'entre vous : celle que l'on pourrait appeler l'expérience de se sentir absolument sûr. Je désigne par là cette disposition d'esprit où nous sommes enclins à dire : « j'ai la conscience tranquille, rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il arrive. » Permettez-moi maintenant de m'arrêter à ces expériences, car je crois qu'elles présentent précisément ces caractéristiques que nous cherchons à élucider. La première chose que j'ai à en dire, c'est que l'expression verbale que nous leur donnons est un non-sens ! Si je dis : « je m'étonne de l'existence du monde », je fais un mauvais emploi du langage. Expliquons-le : cela a un sens parfaitement clair et correct de dire que je m'étonne de quelque chose qui arrive, nous comprenons tous ce que cela signifie de dire que je m'étonne de la taille d'un chien quand il est plus gros que tous ceux que j'ai jamais vus, ou que je m'étonne de tout ce qui est extraordinaire — dans le sens habituel qu'a ce mot. Dans tous ces cas, je m'étonne que se produise une chose dont j'aurais pu concevoir qu'elle ne se produirait pas. Je m'étonne de la taille de ce chien parce que j'aurais pu concevoir, pour un chien, une taille différente — la taille normale — de laquelle je ne me serais pas étonné. Dire « je m'étonne que telle ou telle chose se produise » n'a de sens que si l'on peut imaginer sa non-production. Dans ce sens, on peut s'étonner, disons, de l'existence d'une maison, quand on la voit sans y être allé depuis longtemps, alors que l'on avait imaginé qu'elle avait été démolie entre-temps. Mais c'est un non-sens de dire que je m'étonne de l'existence du monde, parce que je ne peux pas imaginer qu'il n'existe pas. Naturellement je pourrais m'étonner que le monde qui m'entoure soit tel qu'il est. Par exemple, si je faisais cette expérience en voyant le ciel bleu, je pourrais m'étonner que le ciel soit bleu, par opposition au cas où il est nuageux. Mais ce n'est pas là ce que je désigne en esprit. Je m'étonne du fait qu'il y a du ciel, quel qu'il soit. On pourrait être tenté de dire que ce dont je m'étonne est une tautologie, c'est-à-dire que le ciel soit bleu ou qu'il ne soit pas bleu. Mais c’est tout simplement un non-sens de dire que l'on s'étonne d'une tautologie. Et ceci s'applique à l'autre expérience que j'ai mentionnée, celle de sécurité absolue. Nous savons tous ce que cela veut dire, dans la vie ordinaire, qu'être en sécurité. Je suis en sécurité dans ma chambre quand je ne peux pas être écrasé par un autobus. Je suis en sécurité si j'ai déjà eu la coqueluche et par conséquent ne puis plus l'attraper. Être en sécurité signifie essentiellement qu'il est physiquement impossible que certaines choses m'arrivent, et par suite c’est un non-sens de dire que je suis en sécurité, quoi que ce soit qui arrive. A nouveau ici il y a mauvais emploi du mot « sécurité » comme, dans l'autre exemple, il y avait mauvais emploi du mot « existence » ou « étonnement ». Ceci dit, je veux vous faire bien comprendre qu'il y a certain type caractéristique d'emploi abusif du langage qui se retrouve à travers toutes nos expressions religieuses et éthiques. Toutes ces expressions, prima facie, semblent être simplement des simulacres. Ainsi il semble que lorsque nous utilisons le mot « correct » dans un sens éthique, bien que ce que nous désignons par là en esprit ne soit pas correct au sens banal du terme, il y ait quelque chose de similaire; et quand nous disons « cet homme est bon », quoique le mot bon ne signifie pas ici ce qu'il signifie dans la phrase « c'est un bon joueur de football », il semble qu'il y ait quelque similitude. Quand nous disons « la vie de cet homme avait une valeur », nous ne l'entendons pas dans le sens où nous parlerions de bijoux de valeur, mais il semble qu'il y ait quelque espèce d'analogie. En ce sens, tous les termes religieux semblent être employés comme simulacres et allégoriquement. Car lorsque nous parlons de Dieu et disons qu'il voit tout, lorsque nous nous agenouillons pour le prier, tous les termes que nous employons, toutes nos actions semblent être partie d'une vaste allégorie fort raffinée qui le représente comme un être humain doté d'un large pouvoir, dont nous nous efforçons de capter la grâce, etc. Mais cette allégorie décrit aussi l'expérience dont je viens de parler. Car la première de ces expériences est exactement, je crois, celle à laquelle on fait allusion lorsqu'on dit que Dieu a créé le monde ; et on a décrit l'expérience de sécurité absolue lorsqu'on a dit que l'on se sent en sécurité entre les mains de Dieu. Troisième expérience du même genre, celle du sentiment de culpabilité s'est trouvée également décrite par la phrase selon laquelle Dieu réprouve notre conduite. Ainsi paraissons-nous employer constamment des simulacres dans le langage de l'éthique comme dans celui de la religion. Mais un simulacre doit être le simulacre de quelque chose. Et si je puis décrire un fait par le biais d'un simulacre, je dois aussi être en mesure de laisser là le simulacre et de décrire les faits sans recourir à lui. Mais dès que nous essayons de laisser le simulacre de côté dans le cas qui nous occupe et de nous en tenir à énoncer les faits qui subsistent derrière lui, nous trouvons qu'il n'y a pas de faits de ce genre. Aussi ce qui apparaissait au premier abord comme un simulacre semble-t-i1 être maintenant pur non-sens. Et cependant, pour ceux qui les ont faites, pour moi par exemple, les trois expériences dont je vous ai parlé ( j'aurais pu, en citer d'autres en complément ) semblent en un certain sens avoir une valeur absolue, intrinsèque. Mais du moment que je dis qu'elles sont expériences, elles sont sûrement des faits ; elles se sont produites en un lieu et moment donnés, elles ont duré un certain temps bien défini, et par conséquent sont susceptibles d'être décrites. Ainsi, étant donné ce que j'ai dit il y a quelques minutes, dois-je admette, que c'est un non-sens de dire qu'elles ont une valeur absolue. Et je vais donner à cette remarque une pointe encore plus vive en disant : « C'est là le paradoxe qu'une expérience, un fait, semble avoir une valeur surnaturelle. » Or il y a une voie que je serais tenté de prendre pour parer à ce paradoxe. Permettez-moi de revenir sur notre première expérience, celle qui consistait à s'étonner l'existence du monde, et de la décrire d'une façon légèrement différente ; nous savons tous ce qui dans le train ordinaire de la vie, serait appelé un miracle. De toute évidence, c'est simplement un évènement tel que nous n'avons jamais rien vu encore de semblable. Supposons maintenant qu'un tel évènement se produise. Imaginez le cas où soudain une tête de lion pousserait sur les épaules de l'un d'entre vous, qui se mettrait à rugir. Certainement ce serait là quelque chose d'aussi extraordinaire que tout ce que je puis imaginer. Ce que je suggérerais alors, une fois que vous vous seriez remis de votre surprise, serait d'aller chercher un médecin, de faire procéder à un examen scientifique du cas de cet homme et, si ce n'étaient les souffrances que cela entraînerait, j'en ferais faire une vivisection. Et à quoi aurait abouti le miracle ? Il est clair en effet que si nous voyons les choses de cet œil, tout ce qu'il y a de miraculeux disparaît ; à moins que ce que nous entendons par ce terme consiste simplement en ceci : un fait qui n'a pas encore été expliqué par la science, ce qui à son tour signifie que nous n'avons pas encore réussi à grouper ce fait avec d'autres à l'intérieur d'un système scientifique. Ceci montre qu'il est absurde de dire « la science a prouvé qu'il n'y a pas de miracles ». En vérité, l'approche scientifique d'un fait n'est pas l'approche de ce fait comme miracle. En effet vous pouvez bien imaginer n'importe quel fait, il n'est pas en soi miraculeux, au sens absolu de ce terme. Car nous constatons maintenant que nous avons employé le mot « miracle » dans un sens relatif et aussi dans un sens absolu. Et je vais maintenant décrire l'expérience qui consiste à s'étonner de l'existence du monde en disant : c'est l'expérience de voir le monde comme un miracle. Je suis alors tenté de dire que la façon correcte d'exprimer dans le langage le miracle de l'existence du monde, bien que ce ne soit pas une proposition du langage, c'est l'existence du langage même. Mais que signifie alors le fait que l'on perçoive de ce miracle à certains moments et non à d’autres ? Car tout ce que j'ai dit en faisant passer l'expression du miraculeux d'une expression par les moyens du langage à l'expression par l'existence du langage, tout ce que j'ai fait a été à nouveau de dire que nous ne pouvons pas exprimer ce que nous voulons exprimer et que tout ce que nous disons du miraculeux absolu demeure non-sens. A tout ceci, nombre d'entre vous croiront sans doute trouver une réponse qui semble parfaitement claire. Vous direz : Eh bien, si certaines expériences nous incitent constamment à leur attribuer une qualité que nous appelons valeur ou importance absolue ou éthique, cela montre tout bonnement que ce que nous désignons en esprit quand nous employons ces mots n'est pas non-sens, cela montre que ce que nous désignons en esprit, en disant qu'une expérience a une valeur absolue, n'est après tout qu'un fait parmi d'autres, et que tout se réduit à ceci : nous n'avons pas encore réussi à trouver l'analyse logique correcte de ce que nous désignons en esprit par nos expressions éthiques et religieuse. Quand je suis en butte à cette objection, je vois aussitôt en toute clarté, comme dans un éclair de lumière, non seulement qu'aucune description que je saurais concevoir ne ferait l'affaire pour décrire ce que je désigne en esprit par valeur absolue, mais encore que je rejetterais ab initio n'importe quelle description porteuse de sens qui pourrait m'être suggérée en raison du fait qu'elle est signifiante. Ce qui revient à dire ceci : je vois maintenant que si ces expressions n'avaient pas de sens, ce n'est pas parce que les expressions que j'avais trouvées n'étaient pas correctes, mais parce quo leur essence même était de n'avoir pas de sens. En effet tout ce à quoi je voulais arriver avec elles, c'était d’aller au delà du monde, c'est-à-dire au-delà du langage signifiant. Tout ce à quoi je tendais — et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique ou la religion — c'était d'affronter les bornes du langage. C'est parfaitement, absolument, sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l'éthique ne peut pas être science. Ce qu'elle dit n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens. Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l'esprit de l'homme, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision.

Ludwig Wittgenstein.