Ce que l'on nomme la « femme nouvelle » est une entité plutôt compliquée qui se compose, pour le moins, d'une femme nouvelle plus un homme nouveau plus un enfant nouveau plus une société nouvelle. J'avoue que j'aurais dû réfléchir à cela avant d'accepter d'en parler ; d'autant qu'il n'est même pas absolument sûr que la femme nouvelle existe réellement et ne se juge pas plutôt, momentanément, telle.
Je ne pourrai donc aborder qu'un certain nombre de questions qui m'intéressent plus particulièrement, notamment celle de « la femme démodée » ; plus précisément, dans notre cas, de la femme qui passe depuis peu pour démodée dans notre milieu, le milieu de la plupart de nos contemporains. Sur un point important, elle aura été plus cohérente que la nouvelle : elle s'emmitouflait de la tête aux pieds, alors que la nouvelle n'est que partiellement nue. Interroge-t-on un sexagénaire sur ses souvenirs de jeunesse, il déclarera que la femme d'aujourd'hui ne peut plus ni s'habiller, ni se déshabiller ; et il y a là une part de vérité sur laquelle ne doivent pas nous faire illusion ces vieilles gravures de mode où les femmes vous ont un air si ridicule que le présent apparaît du coup, avec votre permission, comme un miracle des Temps modernes. Ce sont des concrétions d'où toute vie s'est retirée, des ralentis de l'amour où la forme réduite à elle-même effraie, comme elle le fait toujours dès qu'elle n'est plus baignée par le flux du sensible. Néanmoins, si l'on se débarrasse des préjugés actuels sans pour autant réendosser ceux de jadis et que l'on considère ces robes et ces chapeaux comme on a appris à faire les statues baroques, on leur reprochera bien un certain manque de goût, mais on ne pourra pas n'y pas voir, en revanche, beaucoup de mouvement. Du fait même de leur dessiccation par l'histoire, ces masses vestimentaires à volants, bouillons, ruchés et falbalas se donnent vraiment pour ce qu'elles sont : une prodigieuse multiplication artificielle de la surface érotique. L'oeuvre d'art qu'accomplit la nature en produisant, par le simple déploiement et reploiement d'un pétale de peau, les formes animales et humaines ainsi que les séductions de l'amour, se voit ici dépassée sinon avec élégance, du moins avec efficacité. Le vêtement de la femme démodée avait pour tâche - et sa morale aussi bien - d'accueillir et de répartir le pénétrant désir viril ; il distribuait le trop simple rayon de ce désir sur une vaste surface - et, moralement, sur toutes sortes d'obstacles -, comme, d'un seul cours d'eau, l'on irrigue une vaste contrée ; et, conformément à la loi qui donne au plaisir et à la volonté une situation d'exception parmi les forces humaines, du fait que les obstacles les exaltent au lieu de les affaiblir, il portait le désir à un degré d'intensité quasi ridicule, si bien que des dévoilements qui nous laissent de glace aujourd'hui représentaient pour l'homme d'alors une aventure bouleversante. Mais, pour ne pas nous borner à en sourire, rappelons-nous les charmantes histoires d'amour que raconte Stendhal dans ses nouvelles de la Renaissance : ne doivent-elles pas une bonne part de leur éclat de torches aux extraordinaires difficultés qui obligent les amants à ne se voir que rarement, furtivement, la nuit, au péril de leur vie ? Ce sont là des épices qui commençaient peut-être à s'affadir par excès d'absurdité ; n'empêche que nous sommes sur le point d'en être définitivement privés.
A vrai dire, j'aimerais donner encore ici, de cette absurdité, un autre exemple ; je le dois à un homme longtemps tourmenté par des angoisses nerveuses sans fondement, liées à l'histoire de sa jeunesse. Il avait passé son adolescence dans un internat et décrivait avec quelque amertume la façon dont lui et ses camarades - c'était autour de 1890 - se représentaient « la Femme ». Une vieille bibliothèque romanesque, quelque « trésor » ou « guirlande » de nouvelles empruntées à la littérature universelle, voilà à quelle source ils s'abreuvaient : toutes les femmes qui y figuraient étaient belles, la taille fine, des mains et des pieds minuscules et une très longue chevelure. De caractère, elles se montraient tour à tour fières et douces, gaies et mélancoliques, mais toujours extrêmement féminines et, à la fin de l'histoire, aussi sucrées et fondantes que pommes au four. Elles étaient le rêve des jeunes hommes qui n'avaient pas encore eu l'occasion de jeter un regard sur la vie ; d'où suivait un phénomène curieux. Pour être à la hauteur de ces femmes, il fallait aux hommes une moustache qu'elles pussent presser sur leurs lèvres, moustache que les lois naturelles permettaient aux jeunes gens d'espérer au moins imminente. Ils en venaient donc à se la souhaiter comme un « préliminaire du plaisir », ainsi que l'on dit, je crois, aujourd'hui ; et comme cette moustache devait être, selon le « trésor des nouvelles », blonde ou noire, souple et longue, le narrateur en avait désiré une dont une moitié fût blonde et l'autre, par précaution, noire, et d'un jour à l'autre plus longue ; elle avait commencé par être seulement aussi longue que celle d'un héros décrit dans une première histoire ; quand une deuxième histoire avait engendré un deuxième héros d'égale valeur, elle avait doublé - pour devenir enfin, à tout hasard, aussi longue que la somme de toutes les moustaches existantes, voire un petit peu plus. Arrivé à ce point, le garçon comprit - bienheureuse intuition ! - l'impossibilité de désirer pareille moustache ; et plus tard, il s'effraya, rétrospectivement, que son imagination eût pu, par mégarde, s'égarer de la sorte. A la lumière de cette expérience, la femme lui inspirait un léger effroi ; la petitesse des pieds, des mains, de la bouche, la minceur de la taille, en soulignant le développement de toutes les parties où la physiologie voit des coussins de graisse, étaient autant d'images entraînant une tendance à la réduction illimitée, épuisante pour l'affectivité. Bientôt la taille ne fut jamais assez fine, la bouche idéale prit les dimensions et la rondeur d'une tête d'épingle, les menottes et petons se retrouvèrent posés tels des papillons sans force sur l'opulent calice du corps. Pareil idéal comportait sans nul doute le germe d'un comportement délirant, et quiconque a une teinture de psychologie pensera peut-être à cet insatiable « besoin de sécurité » qui serait, selon l'école d'Adler, un des symptômes de la névrose. Mais comment qualifier ce comportement délirant de morbide, quand on voit que la même croissance à vide, la même tendance à une surenchère sans plénitude se manifestent dans toute activité humaine qui s'écarte du terrain naturel où elles côtoyaient encore une foule d'intérêts orientés autrement ou en sens contraire ? La mystique dégénère en masochisme ascétique, la supériorité intellectuelle en combinaison d'échecs, les joies de l'exercice physique ou de la compétition en obsession du record. De l'instant où l'ombre grotesque de ce comportement unilatéral s'étendit à l'amour, il ne faut rien conclure, sinon que la forme idéale qu'on lui avait prêtée jusqu'alors commençait à se décomposer.
Depuis lors, on a suffisamment parlé de la femme nouvelle pour que je puisse être bref sur la transition. Jusqu'au temps des parents et grands-parents des deux générations actuellement en vie, la seule conception recevable de l'amour avait été celle du chevalier en quête de sa dame, et qui la trouve ; avec le temps, il est vrai, les épreuves qu'il devait surmonter à cet effet s'étaient confinées de plus en plus entre les pages des mauvais romans ; de surcroît, l'idéal chevaleresque et chrétien primitif s'était distribué de telle façon que la part chevaleresque en incombât plutôt à l'homme, et la part chrétienne à la femme. Cette conception de l'amour qui continuait à orienter la vie alors qu'elle en avait presque disparu a vraisemblablement fait son temps. Du coup, la limitation de l'âge de l'amour, pour la femme, au bref laps qui s'étend entre la dix-septième et la trente-quatrième année, perd son sens : déjà nous ne comprenions presque plus cette réserve, conséquence d'une conception sublime, exaltée de l'amour, selon laquelle on ne pouvait y satisfaire que dans sa fleur. Fait caractéristique, la situation sociale de la femme s'est elle aussi vidée de son sens, avec toutes les exagérations qui s'ensuivent. Il faut se représenter qu'à l'origine, le champ d'activité de l'économie domestique était assez vaste et divers pour occuper entièrement la personne qui en avait la charge, et que le peu qui en subsiste n'en est pas moins resté inhérent à la notion, depuis longtemps trop grande pour lui, de maîtresse de maison ; c'est ainsi que la puissante associée de l'homme est devenue une petite mère de famille légèrement ridicule, toujours à bavarder sottement de ses besognes. Cette évolution devait fatalement avoir son pendant dans les rapports avec les enfants. Le problème des enfants ou, comme on dit aujourd'hui, le problème des générations ne réside probablement pas là où on le cherche d'ordinaire, dans cette précocité moderne qui entraîne un précoce besoin d'indépendance, ou dans quelque mouvement ondulatoire de la culture dressant parents et enfants les uns contre les autres, mais tout simplement, sans doute, dans le fait que là où l'on héritait autrefois de tout un mode de vie, l'on n'hérite plus aujourd'hui, au mieux, que de l'argent et des terres. On pourrait même affirmer que le problème des générations est en rapport étroit avec le passage de la maison de famille, bâtie pour traverser les siècles et manifester rang social et fortune, à l'appartement nomadique des grandes villes. C'était ébranler du même coup la notion de maternité qui avait donné à la femme sa dignité en la dédommageant du sacrifice précoce de sa jeunesse. Cette notion privée de son ossature, il n'en subsistait plus qu'une exigence d'autorité purement psychique ; si celle-ci, même fortement intellectualisée, peut garder quelque réalité, il lui manque la tranquille évidence de la matière, de ce qui n'est pas l'esprit ; dès lors, des déceptions dans les relations parents-enfants deviennent inévitables, ne serait-ce que parce qu'elles sont surchargées d'affectivité. La limitation du nombre des enfants contribue également à alourdir d'exigences morales les relations entre époux et entre parents et enfants, qui ont perdu de leur extension. Comme, d'autre part, la baisse de la fécondité est une conséquence directe de la transformation des conditions de vie et de l'économie, cet exemple montre bien comment des impulsions évolutionnaires d'origine très différente se complètent mutuellement. On pourrait en citer maint autre dans le même sens : le statut juridique intenable de la femme, le travail féminin, l'influence prise sur la formation des moeurs par les besoins des classes naguère inférieures, l'aspiration générale à des conceptions morales plus élastiques, l'affaiblissement de l'individualisme et enfin, derechef, Sa Majesté l'amour qui, des hauteurs du XVIIIe siècle et du romantisme, est tombé aux mains des plus médiocres fabricants de romans et de drames. Ce vaste réseau d'innombrables détails prouve que les modifications intervenues ne sont pas le fait d'une simple oscillation, mais signifient un éloignement durable du passé ; toutefois, vouloir prédire où elles mènent, dans un pareil imbroglio, exigerait l'enthousiasme du prophète. Tous, nous sommes à peu près informés du flot de livres, de discours, d'entreprises partisanes ou individuelles dont est sorti, dans l'espace d'une vie humaine, ce que l'on nomme la femme nouvelle, ou le nouveau statut de la femme. Mais le fait le plus significatif est indéniablement qu'en fin de compte, tout s'est passé autrement que prévu. C'est la guerre qui a fait perdre aux masses féminines le respect des idéaux virils et, du même coup, de la femme idéale ; et le combat décisif, ce ne sont pas les championnes de l'émancipation qui l'ont livré, mais les tailleurs. La femme ne s'est pas libérée en enlevant à l'homme tel ou tel domaine d'activité, comme il avait semblé d'abord ; ses gestes décisifs ont été de prendre possession de ses plaisirs, d'une part, et de se déshabiller, d'autre part. Il a fallu attendre ce moment pour que la femme nouvelle, sortant de l'état d'exception de la littérature ou de la dissidence réformiste, se révèle aux yeux du peuple et, rapidement, prenne corps : processus révolutionnaire qui incite à quelque prudence.
Si l'on examine avec ladite prudence, et l'éternelle sympathie que mérite une créature tenue de bouleverser le monde quand elle a peur d'une souris, l'état actuel des choses, on en peut conclure à peu près ceci : fatiguée d'être l'idéal d'un homme qui a perdu le pouvoir d'idéalisation, la femme a pris sur elle de devenir son propre modèle. Depuis que le démon de midi lui paraît comique, l'atmosphère s'est sensiblement purifiée. La femme ne veut plus être en aucune manière un idéal, elle veut en créer, contribuer à leur élaboration, à l'instar de l'homme ; même si ce doit être, pour le moment, sans grand succès. Dans sa nouvelle activité, elle a encore des gaucheries de jeune fille ; la plupart des lycéennes et des étudiantes ne vont pas jusqu'au bout de leurs études, beaucoup peuplent les professions incontrôlables ; elle fait encore appel aux instincts adolescents de son partenaire : maigre comme un jeune garçon, camarade, sportivement prude et puérile. Aux foules d'hommes habillés assis aux parterres des théâtres, longeant des vitrines ou lisant le journal, elle se montre nue comme un ver; mais devant les quelques-uns qu'elle retrouve à la plage, elle garde tout de même sur elle quelques bouts de tissu dont l'ampleur recommence même depuis peu à augmenter. Mais ces restes d'inconséquence ne joueront aucun rôle. Ce qui compte davantage, c'est que la relation avec les enfants se limite encore, essentiellement - et toujours pour le moment - à les préserver : la femme nouvelle a pris forme un peu plus rapidement que la mère nouvelle. Mais il semble que le prosaïsme extrêmement séduisant qui fut toujours le propre de la femme quand elle se comportait naturellement et non pas conformément au rêve de l'homme - car les êtres délicats sont souvent, pour leur défense, un peu prosaïques, et laissent les donquichotteries aux créatures mieux charpentées - finira par s'exprimer dans une pédagogie rationalisée dont les enfants se trouveront certainement fort bien. L'essentiel, dans cette affaire, pourrait être ce sens du réel dans un sexe condamné durant des siècles à se donner pour l'idéal de l'autre. Je ne suis pas de ceux qui déplorent le prosaïsme des jeunes femmes. Le corps humain ne peut éternellement se borner au rôle de récepteur d'excitations physiques : dans quelque relation qu'il noue, le moment vient toujours où il se fait le montreur, l'acteur de lui-même ; ainsi l'instinct naturel se combine-t-il toujours, en lui, avec un système déterminé de représentations et de sentiments ; cette production d'idéologie ressemble à un jet d'eau qui monte et retombe tour à tour au long des siècles. Aujourd'hui, il est tout près de son point le plus bas, presque invisible ; mais on ne peut douter qu'il ne remonte, sous l'effet de quelque combinaison nouvelle. Les chances de pareille résurgence sont nombreuses et diverses, et l'avenir ne les dissimule vraiment qu'à la façon d'un voile, non d'un mur d'enceinte pavé de préjugés.
Je ne pourrai donc aborder qu'un certain nombre de questions qui m'intéressent plus particulièrement, notamment celle de « la femme démodée » ; plus précisément, dans notre cas, de la femme qui passe depuis peu pour démodée dans notre milieu, le milieu de la plupart de nos contemporains. Sur un point important, elle aura été plus cohérente que la nouvelle : elle s'emmitouflait de la tête aux pieds, alors que la nouvelle n'est que partiellement nue. Interroge-t-on un sexagénaire sur ses souvenirs de jeunesse, il déclarera que la femme d'aujourd'hui ne peut plus ni s'habiller, ni se déshabiller ; et il y a là une part de vérité sur laquelle ne doivent pas nous faire illusion ces vieilles gravures de mode où les femmes vous ont un air si ridicule que le présent apparaît du coup, avec votre permission, comme un miracle des Temps modernes. Ce sont des concrétions d'où toute vie s'est retirée, des ralentis de l'amour où la forme réduite à elle-même effraie, comme elle le fait toujours dès qu'elle n'est plus baignée par le flux du sensible. Néanmoins, si l'on se débarrasse des préjugés actuels sans pour autant réendosser ceux de jadis et que l'on considère ces robes et ces chapeaux comme on a appris à faire les statues baroques, on leur reprochera bien un certain manque de goût, mais on ne pourra pas n'y pas voir, en revanche, beaucoup de mouvement. Du fait même de leur dessiccation par l'histoire, ces masses vestimentaires à volants, bouillons, ruchés et falbalas se donnent vraiment pour ce qu'elles sont : une prodigieuse multiplication artificielle de la surface érotique. L'oeuvre d'art qu'accomplit la nature en produisant, par le simple déploiement et reploiement d'un pétale de peau, les formes animales et humaines ainsi que les séductions de l'amour, se voit ici dépassée sinon avec élégance, du moins avec efficacité. Le vêtement de la femme démodée avait pour tâche - et sa morale aussi bien - d'accueillir et de répartir le pénétrant désir viril ; il distribuait le trop simple rayon de ce désir sur une vaste surface - et, moralement, sur toutes sortes d'obstacles -, comme, d'un seul cours d'eau, l'on irrigue une vaste contrée ; et, conformément à la loi qui donne au plaisir et à la volonté une situation d'exception parmi les forces humaines, du fait que les obstacles les exaltent au lieu de les affaiblir, il portait le désir à un degré d'intensité quasi ridicule, si bien que des dévoilements qui nous laissent de glace aujourd'hui représentaient pour l'homme d'alors une aventure bouleversante. Mais, pour ne pas nous borner à en sourire, rappelons-nous les charmantes histoires d'amour que raconte Stendhal dans ses nouvelles de la Renaissance : ne doivent-elles pas une bonne part de leur éclat de torches aux extraordinaires difficultés qui obligent les amants à ne se voir que rarement, furtivement, la nuit, au péril de leur vie ? Ce sont là des épices qui commençaient peut-être à s'affadir par excès d'absurdité ; n'empêche que nous sommes sur le point d'en être définitivement privés.
A vrai dire, j'aimerais donner encore ici, de cette absurdité, un autre exemple ; je le dois à un homme longtemps tourmenté par des angoisses nerveuses sans fondement, liées à l'histoire de sa jeunesse. Il avait passé son adolescence dans un internat et décrivait avec quelque amertume la façon dont lui et ses camarades - c'était autour de 1890 - se représentaient « la Femme ». Une vieille bibliothèque romanesque, quelque « trésor » ou « guirlande » de nouvelles empruntées à la littérature universelle, voilà à quelle source ils s'abreuvaient : toutes les femmes qui y figuraient étaient belles, la taille fine, des mains et des pieds minuscules et une très longue chevelure. De caractère, elles se montraient tour à tour fières et douces, gaies et mélancoliques, mais toujours extrêmement féminines et, à la fin de l'histoire, aussi sucrées et fondantes que pommes au four. Elles étaient le rêve des jeunes hommes qui n'avaient pas encore eu l'occasion de jeter un regard sur la vie ; d'où suivait un phénomène curieux. Pour être à la hauteur de ces femmes, il fallait aux hommes une moustache qu'elles pussent presser sur leurs lèvres, moustache que les lois naturelles permettaient aux jeunes gens d'espérer au moins imminente. Ils en venaient donc à se la souhaiter comme un « préliminaire du plaisir », ainsi que l'on dit, je crois, aujourd'hui ; et comme cette moustache devait être, selon le « trésor des nouvelles », blonde ou noire, souple et longue, le narrateur en avait désiré une dont une moitié fût blonde et l'autre, par précaution, noire, et d'un jour à l'autre plus longue ; elle avait commencé par être seulement aussi longue que celle d'un héros décrit dans une première histoire ; quand une deuxième histoire avait engendré un deuxième héros d'égale valeur, elle avait doublé - pour devenir enfin, à tout hasard, aussi longue que la somme de toutes les moustaches existantes, voire un petit peu plus. Arrivé à ce point, le garçon comprit - bienheureuse intuition ! - l'impossibilité de désirer pareille moustache ; et plus tard, il s'effraya, rétrospectivement, que son imagination eût pu, par mégarde, s'égarer de la sorte. A la lumière de cette expérience, la femme lui inspirait un léger effroi ; la petitesse des pieds, des mains, de la bouche, la minceur de la taille, en soulignant le développement de toutes les parties où la physiologie voit des coussins de graisse, étaient autant d'images entraînant une tendance à la réduction illimitée, épuisante pour l'affectivité. Bientôt la taille ne fut jamais assez fine, la bouche idéale prit les dimensions et la rondeur d'une tête d'épingle, les menottes et petons se retrouvèrent posés tels des papillons sans force sur l'opulent calice du corps. Pareil idéal comportait sans nul doute le germe d'un comportement délirant, et quiconque a une teinture de psychologie pensera peut-être à cet insatiable « besoin de sécurité » qui serait, selon l'école d'Adler, un des symptômes de la névrose. Mais comment qualifier ce comportement délirant de morbide, quand on voit que la même croissance à vide, la même tendance à une surenchère sans plénitude se manifestent dans toute activité humaine qui s'écarte du terrain naturel où elles côtoyaient encore une foule d'intérêts orientés autrement ou en sens contraire ? La mystique dégénère en masochisme ascétique, la supériorité intellectuelle en combinaison d'échecs, les joies de l'exercice physique ou de la compétition en obsession du record. De l'instant où l'ombre grotesque de ce comportement unilatéral s'étendit à l'amour, il ne faut rien conclure, sinon que la forme idéale qu'on lui avait prêtée jusqu'alors commençait à se décomposer.
Depuis lors, on a suffisamment parlé de la femme nouvelle pour que je puisse être bref sur la transition. Jusqu'au temps des parents et grands-parents des deux générations actuellement en vie, la seule conception recevable de l'amour avait été celle du chevalier en quête de sa dame, et qui la trouve ; avec le temps, il est vrai, les épreuves qu'il devait surmonter à cet effet s'étaient confinées de plus en plus entre les pages des mauvais romans ; de surcroît, l'idéal chevaleresque et chrétien primitif s'était distribué de telle façon que la part chevaleresque en incombât plutôt à l'homme, et la part chrétienne à la femme. Cette conception de l'amour qui continuait à orienter la vie alors qu'elle en avait presque disparu a vraisemblablement fait son temps. Du coup, la limitation de l'âge de l'amour, pour la femme, au bref laps qui s'étend entre la dix-septième et la trente-quatrième année, perd son sens : déjà nous ne comprenions presque plus cette réserve, conséquence d'une conception sublime, exaltée de l'amour, selon laquelle on ne pouvait y satisfaire que dans sa fleur. Fait caractéristique, la situation sociale de la femme s'est elle aussi vidée de son sens, avec toutes les exagérations qui s'ensuivent. Il faut se représenter qu'à l'origine, le champ d'activité de l'économie domestique était assez vaste et divers pour occuper entièrement la personne qui en avait la charge, et que le peu qui en subsiste n'en est pas moins resté inhérent à la notion, depuis longtemps trop grande pour lui, de maîtresse de maison ; c'est ainsi que la puissante associée de l'homme est devenue une petite mère de famille légèrement ridicule, toujours à bavarder sottement de ses besognes. Cette évolution devait fatalement avoir son pendant dans les rapports avec les enfants. Le problème des enfants ou, comme on dit aujourd'hui, le problème des générations ne réside probablement pas là où on le cherche d'ordinaire, dans cette précocité moderne qui entraîne un précoce besoin d'indépendance, ou dans quelque mouvement ondulatoire de la culture dressant parents et enfants les uns contre les autres, mais tout simplement, sans doute, dans le fait que là où l'on héritait autrefois de tout un mode de vie, l'on n'hérite plus aujourd'hui, au mieux, que de l'argent et des terres. On pourrait même affirmer que le problème des générations est en rapport étroit avec le passage de la maison de famille, bâtie pour traverser les siècles et manifester rang social et fortune, à l'appartement nomadique des grandes villes. C'était ébranler du même coup la notion de maternité qui avait donné à la femme sa dignité en la dédommageant du sacrifice précoce de sa jeunesse. Cette notion privée de son ossature, il n'en subsistait plus qu'une exigence d'autorité purement psychique ; si celle-ci, même fortement intellectualisée, peut garder quelque réalité, il lui manque la tranquille évidence de la matière, de ce qui n'est pas l'esprit ; dès lors, des déceptions dans les relations parents-enfants deviennent inévitables, ne serait-ce que parce qu'elles sont surchargées d'affectivité. La limitation du nombre des enfants contribue également à alourdir d'exigences morales les relations entre époux et entre parents et enfants, qui ont perdu de leur extension. Comme, d'autre part, la baisse de la fécondité est une conséquence directe de la transformation des conditions de vie et de l'économie, cet exemple montre bien comment des impulsions évolutionnaires d'origine très différente se complètent mutuellement. On pourrait en citer maint autre dans le même sens : le statut juridique intenable de la femme, le travail féminin, l'influence prise sur la formation des moeurs par les besoins des classes naguère inférieures, l'aspiration générale à des conceptions morales plus élastiques, l'affaiblissement de l'individualisme et enfin, derechef, Sa Majesté l'amour qui, des hauteurs du XVIIIe siècle et du romantisme, est tombé aux mains des plus médiocres fabricants de romans et de drames. Ce vaste réseau d'innombrables détails prouve que les modifications intervenues ne sont pas le fait d'une simple oscillation, mais signifient un éloignement durable du passé ; toutefois, vouloir prédire où elles mènent, dans un pareil imbroglio, exigerait l'enthousiasme du prophète. Tous, nous sommes à peu près informés du flot de livres, de discours, d'entreprises partisanes ou individuelles dont est sorti, dans l'espace d'une vie humaine, ce que l'on nomme la femme nouvelle, ou le nouveau statut de la femme. Mais le fait le plus significatif est indéniablement qu'en fin de compte, tout s'est passé autrement que prévu. C'est la guerre qui a fait perdre aux masses féminines le respect des idéaux virils et, du même coup, de la femme idéale ; et le combat décisif, ce ne sont pas les championnes de l'émancipation qui l'ont livré, mais les tailleurs. La femme ne s'est pas libérée en enlevant à l'homme tel ou tel domaine d'activité, comme il avait semblé d'abord ; ses gestes décisifs ont été de prendre possession de ses plaisirs, d'une part, et de se déshabiller, d'autre part. Il a fallu attendre ce moment pour que la femme nouvelle, sortant de l'état d'exception de la littérature ou de la dissidence réformiste, se révèle aux yeux du peuple et, rapidement, prenne corps : processus révolutionnaire qui incite à quelque prudence.
Si l'on examine avec ladite prudence, et l'éternelle sympathie que mérite une créature tenue de bouleverser le monde quand elle a peur d'une souris, l'état actuel des choses, on en peut conclure à peu près ceci : fatiguée d'être l'idéal d'un homme qui a perdu le pouvoir d'idéalisation, la femme a pris sur elle de devenir son propre modèle. Depuis que le démon de midi lui paraît comique, l'atmosphère s'est sensiblement purifiée. La femme ne veut plus être en aucune manière un idéal, elle veut en créer, contribuer à leur élaboration, à l'instar de l'homme ; même si ce doit être, pour le moment, sans grand succès. Dans sa nouvelle activité, elle a encore des gaucheries de jeune fille ; la plupart des lycéennes et des étudiantes ne vont pas jusqu'au bout de leurs études, beaucoup peuplent les professions incontrôlables ; elle fait encore appel aux instincts adolescents de son partenaire : maigre comme un jeune garçon, camarade, sportivement prude et puérile. Aux foules d'hommes habillés assis aux parterres des théâtres, longeant des vitrines ou lisant le journal, elle se montre nue comme un ver; mais devant les quelques-uns qu'elle retrouve à la plage, elle garde tout de même sur elle quelques bouts de tissu dont l'ampleur recommence même depuis peu à augmenter. Mais ces restes d'inconséquence ne joueront aucun rôle. Ce qui compte davantage, c'est que la relation avec les enfants se limite encore, essentiellement - et toujours pour le moment - à les préserver : la femme nouvelle a pris forme un peu plus rapidement que la mère nouvelle. Mais il semble que le prosaïsme extrêmement séduisant qui fut toujours le propre de la femme quand elle se comportait naturellement et non pas conformément au rêve de l'homme - car les êtres délicats sont souvent, pour leur défense, un peu prosaïques, et laissent les donquichotteries aux créatures mieux charpentées - finira par s'exprimer dans une pédagogie rationalisée dont les enfants se trouveront certainement fort bien. L'essentiel, dans cette affaire, pourrait être ce sens du réel dans un sexe condamné durant des siècles à se donner pour l'idéal de l'autre. Je ne suis pas de ceux qui déplorent le prosaïsme des jeunes femmes. Le corps humain ne peut éternellement se borner au rôle de récepteur d'excitations physiques : dans quelque relation qu'il noue, le moment vient toujours où il se fait le montreur, l'acteur de lui-même ; ainsi l'instinct naturel se combine-t-il toujours, en lui, avec un système déterminé de représentations et de sentiments ; cette production d'idéologie ressemble à un jet d'eau qui monte et retombe tour à tour au long des siècles. Aujourd'hui, il est tout près de son point le plus bas, presque invisible ; mais on ne peut douter qu'il ne remonte, sous l'effet de quelque combinaison nouvelle. Les chances de pareille résurgence sont nombreuses et diverses, et l'avenir ne les dissimule vraiment qu'à la façon d'un voile, non d'un mur d'enceinte pavé de préjugés.
1 commentaire:
Une petite compilation des affiches électorales de ces 30 dernières années, ça vous dis?
Alors venez faire un tour par ici:
http://ulfablabla.free.fr/index.php?2007/03/25/359-osez-changer-fort-et-tout-devient-possible
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