Avant Propos du traducteur
En traduisant Dritte Walpurgisnacht
in « Troisieme nuit de Walpurgis » de Karl Kraus 1933.
Troisième nuit de Walpurgis est le dernier long texte de Kraus, le point d'orgue de son activité de journaliste et de polémiste, qui a commencé en 1899 avec la création de Die Fackel, journal dont la mission est déjà annoncée par son titre qui peut se traduire par « Le Flambeau ». Éclaireur et sentinelle, Kraus a été animé par la volonté de combattre l'obscurantisme et d'attirer l'attention sur les démissions de l'esprit, les manquements à la raison et les agressions contre la nature. Possédé par sa mission et persuadé de son devoir d'intransigeance, il a rédigé seul Die Fackel à partir de 1911 . Les numéros pouvaient être d'importance très inégale, allant de quelques feuillets à plus de cent pages. Rien de plus contraire à l'exigence de vérité, selon Kraus, que de sortir un journal ayant toujours le même nombre de pages alors que l'intérêt de l'actualité fluctue. Avant même toute considération sur la façon dont est traitée l'information, la régularité du volume est déjà pour lui le signe d'un mensonge et d'un danger car, bridant toute hiérarchie, la presse met ainsi les informations au même niveau sans pouvoir toujours en souligner aucune à sa juste valeur, gonflant ou réduisant l'importance d'un événement en raison des seules nécessités d'un calibrage figé : selon la saison, autant de place peut être accordée à l'invasion d'un pays ou aux dérapages policiers qu'aux mariages princiers ou aux frasques d'une femme d'avocat, le tout entrecoupé de publicités - subsides dont se passait Die Fackel, qui ne vivait que des recettes des ventes et des abonnements. Aussi longtemps qu'il a paru, ce journal a bénéficié d'un lectorat qui pouvait lui aussi fluctuer, allant de 9 000 à 38 000 lecteurs selon les numéros. Kraus ne se souciait pas de fidéliser ses lecteurs en les caressant dans le sens du poil. Il s'en prend même parfois directement à eux quand ils l'agacent et veulent l'enfermer dans un rôle comme celui du trublion patenté qui doit avoir une idée sur tout et le faire savoir publiquement. C'est ainsi qu'il déclare au début de Troisième nuit de Walpurgis: « Certains [lecteurs] sont si impétueux que je recule davantage devant eux que devant le danger; ils prennent en effet d'assaut une librairie avant de partir à regret en insinuant que "c'est sans doute par peur qu'on ne paraît pas". Bien deviné dans la mesure où la conscience de se présenter dans ces moments-là devant de tels partisans est aussi un facteur de blocage. » À l'obligation d'écrire, Kraus a substitué, pendant les premiers mois de l'année 1933, celle de prendre la mesure de la catastrophe. Comme un acteur de théâtre qui fait de son silence un soutien de la réponse à venir,
«Je reste coi;
et ne dis pas pourquoi,
Et il Y a du silence,
alors que la terre craquait.
Aucune parole qui touchait; [.,.]
ensuite c'était indifférent.
La parole s'endormait
lorsque ce monde s'éveillait »,
fait-il paraître dans le bref numéro qui précède Troisième nuit de Walpurgis, dont le texte était destiné au départ à faire tout un numéro de Die Fackel. Il ne l'a été que partiellement - numéros 890-905, fin juillet 1934 -, Kraus ayant renoncé au dernier moment à tout publier pour ne pas mettre ses amis en danger. Car le danger qui menace tous les opposants en cet année 1933 est plus grave que jamais. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, Kraus semble être l'un des rares a s‘en apercevoir si tôt et avec autant de clairvoyance, ne portant pas un jugement simplement politique mais fournissant, à partir d'une critique de la langue, une analyse de ce phénomène qu'il appelle 1'« Événement ».
Les trois cents pages de Troisième nuit de Walpurgis ont été rédigées en cinq mois, et seulement trois après la nomination de Hitler au poste de chancelier par Hindenburg, le 30 janvier 1933. Mais déjà Kraus semble avoir tout compris de ce qui se préparait: non pas pressenti ou anticipé, car ce n'est pas le livre d'un voyant mais celui de quelqu'un qui simplement sait regarder. Les documents sur lesquels il s'appuie, tout le monde pouvait en disposer. Kraus n'avait pas de sources d'information secrètes ou privilégiées. Il lisait simplement les journaux, écoutait la radio (« Souvent il suffit d'écouter la radio quand on recherche la vérité »), opérait des recoupements, vérifiait, classait. Il donne d'ailleurs expressément ses sources d'informations: l'Arbeiter Zeitung, le Berliner Tageblatt, la Neue Freie Presse, la Reichspost, la Berliner Illustrierte et - modérément, comme il le dit - Mein Kampf (car qui sait lire n'a pas besoin d'en faire son livre de chevet pour voir quelle idéologie il colporte et quel but il poursuit). Dès 1933 donc, Kraus parle longuement des préparatifs de guerre de l'Allemagne nazie, de ses visées expansionnistes, de l'antisémitisme affiché et brutal, de la structure préfasciste de la société allemande, des camps de concentration (le premier, Oranienburg, a été ouvert en février 1933, suivi par celui de Dachau en mars de la même année), des tortures, des exécutions sommaires, des sévices perpétrés contre les femmes accusées de « se commettre » avec des Juifs, de la « détention préventive » comme incarcération arbitraire et sans jugement permettant de mettre rapidement les opposants à l'écart. Si Kraus est prophétique, c'est dans quelques phrases qui résument la nature profonde du nazisme - dont il ne verra pourtant jamais toute l'horreur puisqu'il est mort en 1936, deux ans avant l'Anschluss, dont il honnissait l'idée: « C'est un moment, dans la vie des nations, qui ne manque pas de grandeur dans la mesure où, en dépit de l'éclairage électrique et même de tous les expédients de la radiotechnique, on renoue avec l'état primitif où un bouleversement de toutes les conditions de vie passe souvent par la mort. » Ou ceci : « Simultanéité d'électrotechnique et de mythe, de désintégration atomique et de bûcher, de tout ce qui existe déjà et n'existe plus ! »
Comment prétendre alors qu'on ne savait pas, qu'il était impossible de savoir ? Ces « millions de gens qui ont tout sous les yeux et ne remarquent rien » ... La seule explication pour Kraus est qu'on ne voulait pas savoir, qu'on se refusa à imaginer comme possible ce qui arrivait aux autres parfois au vu et su de tous : « Les rites très stricts de la préventive [ ... ] subsistent en vertu de la fidélité des zélateurs à leur foi et plus encore parce que ceux qui dorment dans des lits ne veulent pas y croire. » Ne pas admettre les choses tant qu'elles ne nous touchent pas personnellement. C'est ainsi que le président du Pen Club autrichien, lui-même juif, déclare qu'il n'a rien à reprocher (personnellement) aux nazis et qu'on ne lui a jamais rien demandé sur sa judéité, répétant qu'il n'a jamais été importuné par les nazis et que c'est leur faire un bien mauvais procès d'intention que de les suspecter de visées aussi horribles que les interdictions professionnelles, les camps de concentration et les tortures.
Ce qui semble avoir initialement profité au nazisme est moins le fait que la population ait été tenue à l'écart qu'elle ait été intégrée dans une orchestration du mensonge; elle a favorisé son installation au pouvoir avant de refouler et de dénier sa participation. Loin d'être une catastrophe surgie de nulle part, le nazisme a su s'appuyer sur les attentes, les peurs et les désirs refoulés de tout un peuple qui, dans une large part et depuis les années d'après la Première Guerre mondiale, y a trouvé son compte. Plusieurs fois Kraus s'insurge contre la léthargie ambiante et contre cette abdication de la conscience : « Les Allemands ne se rendent-ils pas compte - car les autres s'en rendent compte - non seulement qu'aucune nation ne se réfère aussi souvent qu'elle au fait qu'elle en est une mais que le reste du monde n'emploie pas aussi souvent en une année le terme de "sang" que ne le font les radios et les journaux allemands en une journée ? » Ou ceci: « Ces voix et ces visages ne devraient-ils pas au moins permettre à celui qui est né d'une mère de voir juste ? » Ou à propos de Hitler: « L'observateur ne ressent-il pas des brûlures d'estomac quand notre homme apparaît en public, affable et surtout débordant d'amour pour les enfants ? » Et ceci encore: « Que cela ait un effet encourageant plutôt que déprimant, voilà ce qui est phénoménal. »
Non moins phénoménal est le paradoxe voulant que cet homme d'une lucidité aussi extrême soit longtemps passé - du moins dans les pays de langue allemande - pour quelqu'un qui n'avait rien dit sur le nazisme, qui pouvait s'insurger pour un barbarisme mais qui n'avait pas eu la clairvoyance de voir la barbarie qui arrivait ni le courage d'écrire sur ce sujet. Cette erreur est fondée sur la première phrase de Troisième nuit de Walpurgis, « Je n'ai aucune idée sur Hitler », où Kraus insiste sur le pronom personnel placé en tête de phrase et qui renvoie à lui-même. Cette phrase liminaire, nous avons choisi de la laisser en allemand, « Mir fiillt zu Hitler nichts ein », pour conserver la voix de Kraus, comme la clef au début d'une portée musicale. Qui connaît les enjeux de la traduction sait en effet qu'elle est invalidée dans son projet même dans la mesure où, comme le dit Georges Arthur Goldschmidt, le choix d'une langue marque l'impossibilité de recourir à une autre pour dire ce qui est dit. Qui veut traduire malgré tout se trouve alors confronté à la gageure de devoir transposer un texte - avec tout ce qu'il contient et induit - dans une langue qui a été d'emblée exclue de son champ d'expression. C'est un travail où l'on tâtonne, cherche, invente, ordonne et jette beaucoup - avec pourtant toujours le même résultat, après avoir fait le tour complet des possibilités, celui de se retrouver au point de départ: la meilleure façon de dire ce qui a été dit, c'est celle de l'auteur. Ne resterait alors plus qu'à recopier fidèlement le texte original- non pas de façon naïve mais en toute connaissance de cause - avec la conviction que l'on n'écrit que les seuls mots appropriés. Ce n'est pourtant pas à cette extravagance que ressortit la non-traduction de la phrase liminaire du texte de Kraus, même si ce choix accomplit de façon jubilatoire (et dérisoire dans son volume) ce secret désir de refuser de traduire parce qu'on a parcouru auparavant tous les chemins de la transposition qui vous ont ramené à la force de l'original. Si cette phrase est laissée telle, c'est que, abondamment citée, elle ne fait pas seulement entendre la voix de Kraus, elle est aussi devenue un emblème. Elle n'est pas une simple boutade, un Witz - un trait d'esprit -, mais l'expression d'un agacement, d'un désespoir et d'une révolte. Kraus s'en sert comme d'une captatio benevolentiae qui, par l'effet de recul, va lui permettre de bondir et de saisir son sujet à bras-le-corps. Il passe ainsi les vingt premières pages de Troisième nuit de Walpurgis à expliquer toute la difficulté qu'il y a à dire ce qu'il a vu. Il avoue qu'il se sent abattu par ce déferlement de sauvagerie et de bêtise qui déforme tant la réalité que cette déformation lui coupe l'herbe sous les pieds, à lui le polémiste dont la mission est justement de grossir et de déformer les traits d'une réalité pour montrer, en caricaturiste, la vilenie et l'abomination en œuvre. Or comment déformer encore ce qui est déformé jusqu'au paroxysme ? Comment exagérer une exagération qui est allée plus vite et plus loin que notre imagination ? Comment décrire le sacrilège qui a déjà atteint la stature de l'abomination? Ce n'est qu'après avoir évoqué tout ce qu'il y a d'indicible et d'indescriptible dans la montée du nazisme, au point de croire que l'on sombre dans sa propre folie en étant le spectateur de cette folie, que Kraus s'attelle à la tâche de débouter l'habitant nauséeux qui s'est introduit dans la maison du langage.
Depuis la parution du texte intégral de Dritte Walpurgisnacht chez Suhrkamp en 1952, les critiques n'ont pu faire autrement que d'en rendre compte. Or ce que beaucoup ont écrit sur cet ouvrage, en Allemagne et en Autriche, est sidérant. Comme s'ils n'avaient lu que la première phrase ...
_ Willy Haas déclare (en 1953 dans le Tagesspiege!) que les trois cents pages du texte « ne contredisent pas la première phrase de Kraus » et qu'il ne s'agit que d'assouvir « une rancune personnelle » ;
_ Hans Habe (en 1961 dans la Rhein-Neckar-Zeitung) : « Cet homme de soixante-deux ans qui, pendant quarante ans, a eu des idées sur tout et tout le monde, s'est retrouvé totalement figé devant le phénomène Hitler sur lequel, comme il l' avoue, il n'a eu aucune idée » ;
_ Bodo Scheurig (en 1961 dans le Vorwdrts, organe du parti social-démocrate allemand ) : « Lorsque l'homme en chemise brune avec une mèche sur le front se mit à tambouriner jusqu'à en percer les tympans, le maître de la langue ne sut s'arracher qu'une phrase: "Je n'ai aucune idée sur Hitler" ; »
_ Fritz Raddatz (en 1968 dans Merkur) : « Karl Kraus s'est tu. [ ... ] Le livre se tait pendant trois cents pages. [ ... ] Non, ce livre est effrayant. [ ... ] Non, Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus est la déclaration d'une faillite intellectuelle : il n'a eu aucune idée sur le nazisme » ;
_ Werner Ross (en 1974 dans le Süddeutsche Zeitung) : « Mais Kraus n'avait plus aucune idée sur Hitler et cela aura été d'un bien faible réconfort pour lui de voir que le tyran a opprimé le monde journalistique à coups de pied et de botte » ;
_ Rainer Kawa (en 1974 dans Die Welt) : « "Je n'ai aucune idée sur Hitler", écrivit Kraus en 1933, penaud » ;
_ Johannes Gross (en 1981 dans la Frankfùrter Allgemeine Zeitung) : « L'excellent Kraus, qui se mettait à avoir toutes sortes d'idées pour une virgule mal placée et qui n'en eut aucune sur Hitler qui allait le détruire, lui et ses semblables, marque l'abdication complaisante de la raison. »
Pour reprendre une phrase de Kraus : on en reste tellement coi qu'il est difficile de trouver des mots. Quelques journalistes intègres mis à part (Friedrich Jenaczeck, Edwin Hartl et Werner Kraft entre autres), il n'y a guère eu que des écrivains comme Alfred Polgar, Michaël Scharang, Friedrich Dürrenmatt ou Elfriede Jelinek (devenue Prix Nobel de littérature en 2004) pour saisir et souligner l'importance de ce texte dérangeant au point de déclencher pendant plus de trente ans - jusqu'à quand ? - ce déluge d'inepties. Le moindre mal serait que ces journalistes de langue allemande aient péché par paresse, ne trouvant pas le courage de lire ce texte difficile, s'arrêtant justement à cette première phrase qui leur semblait suffisamment simple, commode et décidée pour se faire aussitôt une opinion simpliste mais tout aussi commode et décidée sur l'attitude de Kraus par rapport au nazisme. Car s'ils ont lu tout Dritte Walpurgisnacht, ils se condamnent eux-mêmes sans appel d'un point de vue intellectuel et moral.
Au vu toutefois de la virulence et la persistance de ces attaques, il ne fait guère de doute que l'on n'est pas en face de dérapages individuels mais d'une véritable intention de dénigrer. Même si un lecteur décide de s'arrêter à cette première phrase, le simple bon sens voudrait qu'il soit prudent et se demande s'il est possible d'écrire trois cents pages - non pas pour ne rien dire (beaucoup réussissent souvent cette prouesse) mais - pour dire qu'on n'a rien à dire. L'enjeu de cette propagande est un secret de polichinelle à deux bosses: si même le grand Kraus, l'impitoyable sentinelle, n'a rien vu venir, comment le peuple allemand aurait-il pu se douter de quelque chose ? Si même celui qui se voulait le modèle du journaliste intègre n'a rien trouvé à écrire sur Hitler, comment la presse de l'époque (dont les journalistes de l'après guerre sont les héritiers) aurait-elle pu faire mieux ? Double absolution par falsification. Il n'en reste pas moins que beaucoup de ceux qui se sont fait un nom dans les journaux préfèrent passer pour des imbéciles incultes, bornés et malhonnêtes avouant qu'ils ne savent pas lire plutôt que de rendre compte d'un livre - dont ils ne sont pas obligés de partager toutes les analyses et les conclusions mais - qu'il est impossible de balayer d'un revers de main en prétendant, pour le condamner avant toute véritable analyse critique, qu'il ne dit rien sur le nazisme. « Impudence satanique ou bêtise sans fond ? » aurait demandé Kraus. On peut espérer que les temps ont changé depuis la réunification allemande en 1990 et que nous allons donner tort à Kraus qui écrivait, cinglant, en 1915 : « Il faut dire avec toute la compréhension nécessaire que je suis conscient du fait que j'écris de façon incompréhensible. Je n'ai jamais douté du fait que les imbéciles du moment ne comprennent pas mon style. Cela devrait aller un peu mieux avec les imbéciles à venir, même si je suis certain que je n'écris pas pour eux non plus. »
[….]
Je dois ici adresser des remerciements particuliers à Gerald Stieg qui a répondu avec patience et pertinence [….]. Sans lui, cette traduction, dont j'assume toutes les imperfections et les insuffisances, ne serait pas ce qu'elle est. Et elle n'est rien d'autre que la première traduction de ce livre dans une langue européenne. Si l'on se penche en effet sur le destin de Troisième nuit de Walpurgis, on s'aperçoit que, plus de soixante-dix ans après sa rédaction, ce texte a été jusque-là réservé aux seuls lecteurs maîtrisant l'allemand, à l'exception d'une seule autre langue, le japonais, trois traducteurs s'étant attaqués à ce texte dans les années 1970. Cette traduction, vu ma totale ignorance de cette langue, ne m'a été bien sûr d'aucun secours. Il m'a simplement fallu autant d'années pour traduire ce texte en français qu'il a fallu de Japonais pour le transposer dans leur langue.
Pourquoi ce texte est-il difficile?
Première difficulté : Il faut se replacer dans l'optique de Kraus, « se rendre poreux » - comme dit joliment la traductrice Françoise Cartano - et accepter de se défaire de ce que l'on pourrait appeler une idéologie. Le discours de Kraus n'est pas toujours en phase avec ce que l'on sait habituellement de cette époque et des personnalités qui l'ont marquée. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans le point de vue que Kraus nous fait découvrir. Des figures comme Felix Salten, président du Pen Club autrichien et créateur de Bambi (repris par les studios Disney), ou encore Franz Werfel et bien d'autres passent aujourd'hui pour des gens avisés qui ont dénoncé et fui le nazisme. C'est le bilan que nous a laissé l'histoire. Si cette image est vraie, elle n'est vraie que quelques années plus tard. Or Kraus écrit en 1933, alors que bon nombre de personnages publics ne s'étaient pas encore donné un certificat de bonne conduite en émigrant et non seulement s'étaient bercés d'illusions mais avaient parlé et agi en fripouilles, preuves à l'appui. Il faut donc, pour traduire correctement, accepter de se replacer dans un nouveau sillage et de voir que certaines lignes de conduite n'ont pas toujours été celles que l'histoire officielle a retenues. Il en est ainsi pour Alfred Kerr (le plus important critique théâtral de l'époque, que l'on attendait de savoir arrivé dans sa loge avant de faire se lever le rideau). Si celui-ci a bien dénoncé le nazisme dès 1928, installé dans une réputation de pacifiste convaincu ayant toujours œuvré pour l'entente des peuples, il dut d'abord pour cela gagner un procès contre Kraus qui l'avait menacé de publier ses poèmes bellicistes des années 1914-1918 et lui avait réclamé de reverser les honoraires de ses conférences aux veuves et aux orphelins de guerre. Car, pour Kraus, celle qui n'est pas encore la Première Guerre mondiale est déjà grosse de la seconde.
Ils sont peu nombreux parmi les gens de lettres ceux qui ont toujours condamné la violence d'Etat et qui d'emblée et sans équivoque se sont opposés à la montée du nazisme sans essayer d'abord d'en profiter, au mépris des victimes qui déjà s' amoncelaient, pour ne réagir qu'au moment où ils devenaient victimes à leur tour. Kraus les cite: « Quelques-uns se sont élevés contre la mise sous tutelle d'une vie intellectuelle de plus grande envergure, protestation suffisamment insistante pour au moins couvrir de honte le silence ; des savants comme Franck et Stein, Planck et Koehler se sont dressés avec courage contre le tohu-bohu qui réclame que l'université soit un champ de tir et un antiséminaire ; des artistes comme Liebermann et Ricarda Huch se sont opposés à la mission qui voulait donner aux muses une orientation héroïque. » Il faut y ajouter Brecht, Einstein et Tucholsky, que Kraus évoque à plusieurs reprises.
[….]
Cette concentration sur la langue n'est pas un jeu gratuit de virtuose mais le moyen choisi par Kraus pour la soustraire à l'emprise nazie et de débouter ceux qui la manipulent pour pervertir et falsifier la pensée. Cette approche de la montée du nazisme est certes fragmentaire et ne peut rendre compte à elle seule de toute l'ampleur du phénomène mais elle est fondamentale. Au moment où Kraus commence sa Troisième nuit, toute la langue n'est pas encore contaminée, « alors que s'éveille une nation et se dresse une dictature qui, aujourd'hui, maîtrise tout à l'exception de la langue », et c'est la confrontation d'une langue architecturée avec une langue désarticulée, d'une langue saine avec une langue malade (comme Goethe a pu dire que le romantisme est ce qui est malade et le classicisme ce qui est sain) qui fait le corps de ce texte.
La langue est pour Kraus le lieu de la justice. Ce n' est donc pas un hasard si ses cibles privilégiées sont les professionnels de la manipulation des mots - principaux responsables de la diffusion d'une réalité déformée: les intellectuels. Au vu des réactions à la parution de la version intégrale de Dritte Walpurgisnacht, la tradition de résistance à la vérité et de trahison de la langue ne semble pas être en perte de vitesse chez les intellectuels. Ce qui donne, hélas! raison à Kraus, qui mettait au-dessus de tous trois groupes de responsables - ou d'irresponsables : les journalistes et les écrivains, les leaders politiques (notamment ceux de la social-démocratie) et le chef de la propagande nazie, 1'« intelligent Goebbels ».
Certes il y a aussi les actes, et ceux du nazisme au pouvoir suffisent pour condamner ce régime. « Ce qui distingue l'homme, ce sont ses actions; c'est l'aspect de ses actes qui montre ce qu'est l'homme. Il n'y a rien d'autre en lui que ses actes et c'est par là qu'il montre ce qu'il est », disait Hegel à ses étudiants dans ses Leçons sur la philosophie de l'esprit (1827-1828). Mais les actes sont initiés par des paroles. Il ne peut donc y avoir de critique sociale sans critique du langage. Chaque idéologie, consciente ou inconsciente, a son propre langage, manipulé avec cynisme par certains ou employé avec naïveté par d'autres mais jamais sans conséquence pour le corps social. Qui a le pouvoir politique ou social possède celui des mots ; et qui a le pouvoir des mots consolide un peu plus son pouvoir social et politique. Il est difficile d'investir toutes les pièces dans la maison du langage mais il est facile de faire croire que certaines sont fermées ou n'ont jamais existé quand le groupe à qui l'on s'adresse n'est pas vraiment curieux et se contente d'une visite guidée. Kraus fonde sa démonstration sur le constat que nous ne savons pas lire, que nous nous contentons de visiter certaines pièces, celles qui ont été les plus habilement décorées pour nous faire croire qu'il s'agit là des seuls vrais lieux habitables. Si Kraus fait référence aux nuits goethéennes de Walpurgis, c'est non seulement pour dénoncer la nouvelle sorcellerie qui se prépare, ce sombre chaos qui « promet un renouveau », mais aussi parce que les grands écrivains, qui n'utilisent pas le langage passivement, comme une matière stéréotypée, ont à leur façon déjà tout dit sur les dangers qui nous menacent. C'est ainsi qu'il répond aux intellectuels déçus qu'un numéro de Die Fackel ne contienne que des sonnets de Shakespeare: « Chez Shakespeare, on trouvait déjà tout ce qui est actuel, y compris ma prise de position. » C'est aussi le sens des citations de Goethe avec lesquelles Kraus ouvre cette nouvelle nuit:
Vers la fête d’épouvante, cette nuit, comme souvent,
J'avance ...
Que de fois elle se répète!
suivie de près par celle-ci :
Un nouvel empereur a paru.
Et sur des voies toutes tracées,
La foule traverse champs et pâtures;
Tous suivent les bannières déployées
Qui clament le mensonge. - Grégaire nature.
Bannières du mensonge autant qu'éléments du discours rationnel ou artistique, les mots sont donc tout autant lieux de clarification que d'illusion et de mystification. La chose n'était pas nouvelle quand Kraus lança Die Fackel. Ce qui a changé est l'ampleur du phénomène, qui ne se limite plus à une sphère privée ni géographiquement limitée. « La pensée national-socialiste fascine par sa capacité à faire croire que celui qui dit une fois la vérité est crédible pour tous les mensonges et à présenter le vol, qu'exceptionnellement elle n'a pas commis, comme un alibi pour des milliers de meurtres. » Certains intellectuels ne se contentent pas de suivre l'étendard mais le brandissent bien haut : de Benn délirant sur le nouveau type d'homme aux journalistes écrivant, après la journée du boycott contre les Juifs, qu'il n'est rien arrivé à ceux qui en étaient la cible. Tandis que l'opposition social-démocrate ne s'autorise aucun autre moyen que ceux qu'autorise la Constitution pour arrêter la vague fasciste, refusant de traiter en hors-la-loi les nazis - qui ont déjà emprisonné leurs camarades allemands. Dans ces conditions, les nazis, aussi habiles dans la pratique de la violence que dans l'art de brouiller les pistes, jouent sur du velours. « Le monde, qui conserve encore des formes de pensée, suit cette joute des paroles avec les actes, des actes avec les paroles, ébranlé, inquiet, dans l'attente de l'issue. S'il s'en tient davantage aux paroles et à leur sens belliqueux, on lui répond qu'il faut davantage juger le Reich sur ses actes ; s'il les montre du doigt, on lui cite le discours du Reichstag. S'il évoque une contradiction, cela devient des épiphénomènes qui ne peuvent toucher le cœur de la révolution, laquelle est arrivée légalement au pouvoir. » Kraus est bien conscient de l'ampleur de la tâche: « Il ne faut pas croire qu'on arriverait en un tournemain à débrouiller la toile sophistiquée de cette araignée porte-croix. » La propagande mélange une chose et son contraire - « renaissance d'une nation» ... « amour de la liberté » ... « défense des valeurs germaniques » ... -, ralliant le plus grand nombre autour d'idéaux flous. « C'est dans son essence de ne jamais être ce qu'elle paraît et d'intégrer toutes les antithèses, de sorte qu'elle agit de façon plus forte en se reniant que par ce qu'elle renie. » La raison n'est plus maître du jeu mais une sorte de « magie» (le mot est de Kraus) : identification à un groupe par dénégation émotionnelle qui permet de mieux en exclure d'autres - notamment les Juifs. Stigmatisation qui ne vient pas tant de préjugés que du désir de s'attacher au puissant: faire œuvre de lâcheté pour ne pas risquer d'être traité de lâche par le dominant. Qu'importent alors les actes des exclus, qui n'entrent pas en compte puisqu'ils ne sont pas jugés pour ce qu'ils font mais pour ce qu'ils sont. C'est pourquoi Kraus s'attaque sans hésitation aux illusions des Juifs qui, dérision suprême, s'efforcent d'être plus allemands que les Allemands afin de s'attirer les bonnes grâces des nazis. Celui qui chasse la bêtise pour ses conséquences désastreuses, aussi bien générales que particulières, ne voit aucune raison de faire l'impasse sur la responsabilité des victimes - qu'elles soient juives, communistes ou franc-maçonnes. « En propageant l'idée que les Juifs, les marxistes, les cyclistes tout comme les adeptes de la relativité sont cause de tous les malheurs et aussi de l'issue de la guerre, on a causé quelques troubles dans les esprits. » Plutôt que de s'apitoyer, Kraus fait chaque fois le choix de l'ironie, avec laquelle il mord les sujets les plus sensibles. La « détention préventive » : « Il n'y a peut-être jamais eu d'époque qui ait participé aussi intensément à la protection des citoyens, et cette bienveillante intention aurait en tout cas besoin d'une meilleure compréhension. » Les assassinats commis contre ceux qui cherchent à prendre la fuite : « Il n'est pas rare que l'on assiste à une crise de nerfs, principalement chez des voyageurs sur qui l'on commet ensuite un suicide. » Les mensonges officiels: « On pourrait déjà se simplifier les choses en admettant d'emblée que c'est toujours le contraire de ce qui est dit qui soit pensé - même si ce n'est pas sûr. » Mais il y a un sujet sur lequel Kraus n'exerce jamais son ironie, c'est la souffrance humaine, les vies brisées au nom des idées. Après l'apocalypse que fut à ses yeux la Première guerre mondiale, Kraus voit venir une nouvelle ère de barbarie, comme si personne n'avait rien appris, comme si l'imagination s'était tarie. Kraus peut faire rire de la presse et de ses formules toutes faites, ses fausses attaques et ses mensonges, il peut railler discours et stratégies politiques; mais il est intraitable quand le prix se compte en vies humaines, quand les plaintes corporatistes sur les petits soucis des nantis remplacent la dénonciation des atrocités, emprisonnements, tortures et assassinats. Lui qui passe pour un intellectuel hautain, un formaliste outrancier, un analyste froid ne s'est jamais trompé sur les urgences, sur la hiérarchie des valeurs: « La moindre des vies humaines, ne serait-ce même qu'une heure arrachée à la plus misérable des existences, vaut bien une bibliothèque brûlée. »
PIERRE DESHUSSES