Je ne m'étais jamais intéressé jusqu'ici à la politique. L'homme politique, député ou ministre, m'apparaissait comme le domestique qui a le soin, dans la maison, des choses insignifiantes de la vie: qui veille à ce que la couche de poussière ne soit pas trop épaisse et à ce que les repas soient prêts à l'heure. Bien entendu il s'acquitte de ces devoirs aussi mal que tous les domestiques, mais tant que ça peut aller, on se garde d'intervenir. Le programme d'un parti ou les interventions des députés au Parlement me tombaient-ils sous les yeux, cela ne faisait que me confirmer dans l'idée qu'il s'agissait là d'une activité humaine tout à fait subalterne et parfaitement indigne de nous concerner intérieurement. Mais il se cachait là-dessous un vieux préjugé. Je ne sais quand je l’avais acquis et quel nom je dois lui donner. Notre monde me plaisait. Les pauvres souffrent; leurs mille nuances composent une échelle qui descend en dégradé de moi jusqu'aux animaux. Et même, en réalité, plus bas qu'eux, car aucune espèce animale ne vit dans des conditions aussi « inanimales » que sont inhumaines celles de nombre d'humains. Et les riches me plaisaient par leur incapacité à tirer de leur richesse un parti intéressant pour l'âme : en quoi ils sont aussi comiques que ces insectes au vol scintillant qui, vus de près, n'ont pour tout corps qu'un stupide sachet velu et pour tous nerfs qu'une misérable tigelle. Et les rois, dans leur majesté, me plaisaient comme des personnages débonnaires atteints d'une légère anomalie dont chacun s'accommode avec un clin d'œil. Et la religion me plaisait, parce que nous , continuons à vivre le plus sérieusement du monde dans des Etats chrétiens alors que nous avons depuis longtemps perdu la foi. Et ainsi de suite. Cette attitude comportait non seulement le plaisir que l'on prend à la diversité du monde et l'étonnement quasi philosophique qu'inspire l'extraordinaire ténacité, élasticité et résistance à toute pression de la nature humaine, qui a donné à ce singe sans dignité sa souveraineté terrestre, mais encore, et surtout, l'appréciation du grand désordre intérieur que suppose le fait de pouvoir à la fois exploiter notre prochain et le plaindre, nous soumettre à lui et ne pas prendre cette soumission au sérieux, ou encore parler d'un meurtre avec effroi, et de mille avec sérénité. Il me semblait en effet qu'un désordre à ce point illogique, un tel relâchement des liens qu'avaient constitués autrefois certaines forces et certains idéaux, devait être un bon terrain pour un grand logicien des valeurs d'âme. Puisque cette vie, dans son couplage d'éléments antagonistes, est extraordinairement hardie - même si c'est à force d'inconséquence et de lâcheté -, il ne reste plus qu'à se montrer soi-même encore plus hardi, mais à force de lucidité. Et dans une période, la nôtre, où chaque sentiment lorgne dans deux directions, où tout flotte, où plus rien n'est tenu, où plus rien n'est associable à rien, on devrait réussir à tester une fois encore et à réinventer toutes ses possibilités intérieures, à transférer enfin des laboratoires de physique à la morale les avantages d'une technique d'expérimentation sans préjugés. Que cela nous aide à sortir de la lente évolution qui a conduit, à travers bien des échecs, de l'homme des cavernes à celui d'à présent, pour entrer dans une ère nouvelle, je continue à le croire aujourd'hui. Pour me définir d'un mot: j'étais un anarchiste conservateur.
La réflexion qui a modifié cela paraîtra peut-être ridicule. Elle se traduit en quelques mots simples qu'elle me souffla : « Toi-même, dans ce que tu poursuis, tu es déjà un enfant de la démocratie, et l'avenir n'est accessible qu'à travers une intensification et une purification de la démocratie.»
Affirmer que tous les hommes sont fondamentalement égaux et frères m'a toujours paru, et me paraît encore, une exagération sentimentale: ma sensibilité a toujours été plutôt rebutée qu'attirée par celle d'autrui. Mais je crois évident que la science est un produit de la démocratie. Pas seulement parce que, là, le grand collabore avec le petit et le plus grand dépasse à peine la moyenne de la génération suivante. Non: le facteur décisif, c'est que la démocratisation de la société au cours des deux derniers siècles a permis à un plus grand nombre d'hommes d'accéder au travail commun et que, dans ce plus grand nombre - contrairement au préjugé aristocratique -, le choix en hommes doués s'est élargi. Je ne méconnais pas le risque de nivellement que peut comporter une activité scientifique trop « fourmilière », mais je crois que le nombre des grandes réalisations est en proportion de celui des moyennes; le génie, en effet, ne produit jamais du nouveau mais toujours, simplement, du différent, et ce sont les talents moyens qui lui donnent la possibilité de se condenser en œuvres. L'essor irrésistible qu'ont pris, depuis lors, la connaissance et la maîtrise de la nature ne saurait s'expliquer autrement. C'est pure ingratitude que de faire sans cesse à ces réalisations de l'intelligence le même reproche : a savoir que l'âme n'y a rien gagné, ou même que les choses de l'âme n'ont pu, depuis, que lentement dépérir. Sans doute ces réalisations ont-elles ruiné toutes les félicités simples (y compris celles qui l'étaient au bon sens du mot), en créant un climat mieux fait pour d'autres, plus complexes; mais ce n’était pas leur tache de créer, par-dessus le marché, ces dernières. C'est la nôtre. L'intelligence scientifique avec sa conscience stricte, son absence de préjugés et sa volonté de remettre chaque résultat en question, fait dans une zone d'intérêt de second plan ce que nous devrions faire dans les problèmes de la vie.
Il n'en est pas moins certain que les dommages subis de son fait tiennent aussi à son origine démocratique. C'est l'appauvrissement de la totalité intérieure au profit de ses parties distinctes. L'existence de puissants cerveaux spécialisés dans des âmes d'enfants. Non seulement les jugements des hommes de science sur des problèmes extrascientifiques sont généralement consternants; mais le mathématicien lui-même ne comprend pas l'histoire des civilisations; ni l’économiste l’existence du botaniste. Cette divergence, des goûts ne tient pas seulement à l'excessive complexité, donc a la grandeur de la science. Si les savants en effet étaient les fils et les membres d'une société cohérente: la science serait devenue un simple exercice social, une éducation harmonieuse et universelle de l'esprit à laquelle le bon goût eût imposé ses limites, éducation qui aurait été à la nôtre ce que sont les capacités physiques du gentiluomo de la Renaissance aux modernes records sportifs. Mais il se trouve que les jeunes savants viennent des régions les plus diverses de la société, avec des habitudes de vie, des exigences et des espérances non moins diverses, qu'ils se fourrent aussitôt la tête dans leur science à l'endroit même où ils sont parvenus et continuent à mener ensuite, séparés les uns des autres et ignorants de toute autre culture, l'existence frugale de leur village spirituel d'origine.
Dans le domaine de l'art, nous retrouvons les mêmes gains et les mêmes peines. Qu'avons-nous en effet, dans l'art d'aujourd'hui, je me le demande, de plus précieux que, pour le sentiment, cette liberté de séjour que nous devons à la libéralisation des principes moraux et des règles du goût, donc, en fin de compte, là aussi, au grand nombre? C'est elle qui nous donne l'extraordinaire mobilité de points de vue grâce à quoi nous reconnaissons le bien dans le mal comme le laid dans le beau, dissolvons les évaluations rigides que l'on nous a transmises et recomposons à partir de leurs éléments de nouvelles figures de notre imagination artistique ou morale. Mais c'est toujours la même raison qui nous empêche d'imposer vraiment ces œuvres; de là les particularismes artistiques, la multiplication impuissante des chapelles, l'escalade effrénée de révolutions et d'innovations à laquelle se livrent les arts, dès lors qu'aucun public ne les modère. De là la méfiance avec laquelle on accueille toute nouveauté comme l'œuvre d'un fou et enfin, pour ne pas dire surtout, la persistance générale de ce besoin absurde et fallacieux d'une rédemption par l'art, d'un retour à une simplicité homérique où nous pourrions une bonne fois nous retrouver tous unis dans l'abolition de nos différences. Il n'en reste pas moins hors de doute à mes yeux que nous ne sacrifierons jamais les avantages ainsi acquis et que nous pourrons en surmonter les préjudices. Et que nous gagnerons, si nous ne craignons pas de pousser plus loin encore l'évolution en cours.
Telle est - esquissée - ma pensée. Et ma conviction, dès lors, m'engage à agir dans un sens dont mon sentiment ne veut rien savoir. Je me livre aux études théoriques préparatoires qui doivent m'aider à mettre en œuvre ma décision. Je cherche un programme économique qui garantisse la réalisation d'une démocratie pure, exaltante, capable de soulever de plus grandes masses encore. En attendant, bien sûr, je voterai social-démocrate ou libéral selon les circonstances; mais il est clair que nous avons besoin de quelque chose qui nous arrache à la platitude des partis actuels et qu'à ce genre d'idées, il faut un programme économique à titre de décret d'application. Et je me pose ces questions naïves : qui cirera mes chaussures, qui charriera mes excréments, qui rampera pour moi, la nuit, dans les mines? Mon «frère humain»? Qui accomplira les gestes dont la réalisation correcte exige que l'on passe toute sa vie devant la même machine à faire la même chose? Je puis imaginer nombre de tâches aujourd'hui méprisées et qui ont pourtant leur magie, dès lors qu'on les accomplit de plein gré. Mais qui voudra se charger de tous ces autres travaux auxquels la misère seule peut contraindre? Avec cela, je veux des. voyages plus confortables qu'aujourd'hui et un courrier plus rapide. Je veux de meilleurs juges, de meilleurs logements. Je veux manger mieux. Je veux ne pas avoir à me fâcher contre l'agent du coin. Quoi donc! moi, l'homme, qui suis l'habitant de cette terre, je ne pourrais pas obtenir de ce mien logement un confort un peu meilleur que son piètre confort actuel? !
En attendant, nous faisons de la politique parce que nous ne savons rien. La façon dont nous nous y prenons le montre assez. Nos partis doivent leur existence à la peur des théories. A toute idée, songe avec effroi l'électeur, on peut toujours en opposer une autre. C'est pourquoi les partis se protègent mutuellement contre les deux ou trois idées dont ils ont hérité. Ils ne vivent pas de ce qu'ils promettent, mais de dénigrer les promesses des autres. Là est leur communauté d'intérêts tacite. Cette obstruction mutuelle qui n'autorise que de petits résultats pratiques, c'est ce qu'ils ont baptisé Realpolitik. Aucun d'eux ne sait vraiment où le fait d'obéir aux agrariens, aux exigences de la grande industrie ou à celles de la social-démocratie pourrait conduire. Ils ne veulent nullement faire de la politique; ils veulent représenter des classes sociales et s'assurer l'oreille du gouvernement pour des revendications limitées. Je n'y verrais pas d'objection si, du même coup, ils laissaient la politique à d'autres; mais non! ils vont jusqu'à conserver, en les alliant à des avantages économiques immédiats des idéologies aussi dévaluées que le christianisme, le royalisme, le libéralisme et la social-démocratie. Et en ne les mettant jamais en pratique, ils leur prêtent une apparence de sens et de sainteté ce qui est, de surcroît, un péché contre l'esprit.
J'ai la conviction qu'aucun de leurs programmes économiques n'est réalisable et qu'il ne faut même pas songer à en amender un seul. Ils seront emportés à la première bourrasque avec tout le fumier qui s'est accumulé sur une terre encore abritée du vent, ils se réduiront à des questions mal posées auxquelles on ne pourra plus répondre ni oui, ni non, à la première rafale de désir qui secouera le monde. Sans en avoir de preuves, je sais que nombreux sont ceux qui partagent mon attente.
Pour le moment, le temps est encore au calme, nous sommes là comme dans une cage de verre sans oser risquer le moindre choc, de peur que tout ne vole aussitôt en éclats. Nous sommes pris, avec le meilleur de nous-mêmes: notre art, nos découvertes, dans le filet de la finance ... oui, nous aimons l'argent comme une sorte de dieu, de hasard, un organe irresponsable de décision. Croyons nous vraiment aucune organisation sociale en mesure d'encourager les bons artistes et d'évincer les mauvais? De reconnaître à telle invention, à telle idée, une valeur qui ne se manifeste que des années plus tard? Au fond, nous avons l'intime conviction que l'État est le dernier des imbéciles. L'argent non plus n'est pas réparti selon la justice, mais il l'est au moins selon le hasard et la chance - et ce n'est pas le désespoir institué que représenterait un État omnipotent.
C'est ainsi que viennent les jours de dépression. Il y a une heure, j'ai visité, à Rome, un asile d'aliénés, après quoi je suis entré dans une église. Pour que ce propos n'ait pas l'air d'une pointe, je le dis d'emblée: tout ce que j'ai vu là m'a rappelé notre situation. A sept, le médecin, moi et cinq grands gardiens, nous avons fait le tour du quartier d'agités. Dans une cellule particulière, un homme nu, déchaîné; nous l'avions entendu crier de loin déjà. Blond, musclé, la barbe pleine d'une bave épaisse. Il faisait sans cesse le même mouvement, un mouvement semi-circulaire du torse avec un spasme de tous les muscles et toujours le même geste d'une main, comme s'il voulait expliquer quelque chose à quelqu'un. Et il criait quelque chose que personne ne comprenait, toujours la même chose. Pour lui, c'était sans doute quelque chose d'important qu'il lui fallait faire entendre, enfoncer à coups de marteau dans l'oreille du monde, pour nous c'était un cri broyé, informe. Là-dessus, je me suis retrouvé écoutant chanter des religieuses françaises. Une petite voix montait, hésitante, on ne savait si elle était jeune ou vieille, et les voix des sœurs la rejoignaient, la réchauffaient dans la froide incertitude du cosmos. Or, à deux pas devant moi, un homme chantait aussi béat, et démolissait tout. C'était un de ces vieux qui ne peuvent maîtriser, trois fois par jour, un besoin urgent de prier, et que le Dieu des catholiques est censé tant aimer. Tout le côté vieille fille paysanne, mal aéré, du catholicisme, m'a assailli comme une odeur de moisi. De si méchants détours sont-ils nécessaires pour aboutir a cet instant de chant? Les détours sont-ils nécessaires? Les à-coups, les spasmes, l'absence ou les changements de plan? Est-il absurde de ne choisir qu'une partie, de n'ouvrir qu'un chemin ? Tout n’advient-il que tout seul, n'importe quand, accessoirement? Et jamais par le fait de la conscience et d'une volonté rectiligne? J'ai pensé au Giardino zoologico, guère éloigné de cette église: tout m'apparaissait du même ordre. Un animal va et vient là sans relâche, va et vient. Enfermé sans barreaux. J'ai vu cela hier. L'homme n'est-il pas, lui aussi, un animal jeté du cosmos dans cette cage? Enfermé sans barreaux? Qui va et vient ? Qui ne comprend pas pourquoi il ne peut pas sortir? Je réponds sans aucune sentimentalité, froidement : oui. Toutefois cette trouvaille littéraire me gêne. La vieille envie me reprend de juger toutes choses vaines. Je bats en retraite. Mais la volonté je l'ai toujours!
Robert Musil, novembre 1913
1 commentaire:
test pour voir test pour voir test pour voir test pour voir test pour voir test pour voir test pour voir test pour voir
Enregistrer un commentaire