dimanche 20 mai 2007

LA BOUCLE EST BOUCLEE : DERNIER EXTRAIT DE ROBERT MUSIL

DE LA BÊTISE

Conférence prononcée à Vienne

le 11 et répétée le 17 mars 1937
à l'invitation du Werkbund autrichien


Mesdames et Messieurs,

Quelqu'un qui entreprend de parler de la bêtise court aujourd'hui le risque de subir quelque avanie : on peut l'accuser de prétention, ou de vouloir troubler le cours de l'évolution historique. J'ai écrit moi-même il y a quelques années déjà : « Si la bêtise ne ressemblait pas à s'y méprendre au progrès, au talent, à l'espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. » C'était en 1931 ; et nul ne s'avisera de contester que le monde, depuis, n'ait vu encore nombre de progrès et de perfectionnements ! Ainsi est-il devenu peu à peu impossible d'ajourner la question : « Qu'est-ce, au juste, que la bêtise ? »
Je voudrais également ne pas oublier de dire qu'en ma qualité d'écrivain, je connais la bêtise depuis plus longtemps encore, que nous avons même eu plus d'une fois des rapports collégiaux ! Au demeurant, dès qu'un homme naît à la littérature, il se voit opposer une résistance presque indéfinissable et qui semble pouvoir prendre toutes les formes : que ce soit une forme personnelle, comme, par exemple, celle, toujours digne, du professeur d'histoire littéraire qui, habitué à viser à des distances incalculables, manque désastreusement la cible dans l'actualité ; que ce soit une forme plus générale, diffuse, comme l'altération du jugement critique par le jugement commercial, depuis que Dieu, dans sa bonté - dont les voies nous demeurent obscures - a prêté langage humain même aux auteurs de films. J'ai déjà décrit ici ou là certains de ces phénomènes ; refaire ou compléter ce bilan n'est pas nécessaire ( et ce serait une tâche probablement impossible, avec l'actuelle tendance de toutes choses au grossissement ) ; il suffira de relever comme un fait indéniable que le manque de sens artistique d'un peuple ne s'exprime pas seulement dans les mauvaises époques et sous forme grossière, mais aussi dans les bonnes et sous toutes les formes, à telle enseigne qu'entre la répression ou l'interdit et les doctorats honoris causa, l'attribution des chaires universitaires et les distributions de prix, il n'y a qu'une différence de degré.
Je me suis toujours douté que cette résistance multiforme d'un peuple qui se pique d'aimer l'art à la création et à toute finesse d'esprit n'était que de la bêtise, peut-être une variété particulière de bêtise, une bêtise esthétique et peut-être aussi affective ; se manifestant de telle sorte, en tout cas, que ce que nous appelons « bel esprit » pourrait être qualifié aussi bien de « belle bêtise » ; aujourd'hui encore, je ne vois guère de raisons de changer d'avis. Sans doute ne peut-on ramener à la bêtise tout ce qui altère un dessein aussi pleinement humain que celui de l'art ; il faut aussi - les expériences de ces dernières années en particulier l'ont montré - faire leur part aux diverses variétés de veulerie. Mais il ne faudrait pas objecter que le concept de bêtise n'a rien à voir ici, sous prétexte qu'il concerne l'entendement et non les sentiments dont l'art, tout au contraire, relève. Ce serait une erreur. Même la jouissance esthétique est à la fois jugement et sentiment. Et vous me permettrez non seulement de rappeler, après ce grand axiome emprunté à Kant, que celui-ci parle d'une capacité de jugement esthétique et de jugements de goût, mais encore de répéter l'antinomie à laquelle il aboutit ainsi :
Thèse : Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts, car, sinon, l'on en pourrait discuter ( trancher par la preuve ).
Antithèse : Il se fonde sur des concepts, sinon, l'on ne pourrait même pas en discuter ( chercher une unanimité ).
Là-dessus, j'ai envie de poser une question : n'y aurait-il pas, à la base de la politique et du chaos de la vie en général, un jugement et une antinomie analogues ? Et ne peut-on s'attendre à trouver, là où jugement et raison sont chez eux, leurs soeurs et sœurettes, les différentes formes de la bêtise ? Sur leur importance, je n'insisterai pas davantage. Érasme de Rotterdam a noté, dans un livre délicieux, resté frais comme au premier jour, l'Éloge de la folie, qu'il est de certaines bêtises sans lesquelles l'homme ne verrait même jamais le jour !
Nous pouvons nous faire quelque idée du pouvoir, énorme autant qu'éhonté, de la bêtise sur nous, en voyant l'aimable conspiration de surprise qui accueille généralement celui qui prétend, alors qu'on lui faisait confiance, évoquer ce monstre par son nom. J'ai commencé par en faire sur moi l'expérience ; je n'ai pas tardé à en avoir la confirmation historique le jour où, parti à la recherche de prédécesseurs dans l'étude de la bêtise - dont je n'ai rencontré qu'un petit nombre d'ailleurs, les sages préférant apparemment traiter de la sagesse ! -, j'ai reçu d'un érudit de mes amis le texte d'une conférence de 1866 dont l'auteur est Joh. Ed. Erdmann, élève de Hegel et professeur à Halle. Cette conférence, intitulée De la bêtise, commence en effet par évoquer les rires qui avaient salué son annonce ; et depuis que je sais que même un hégélien peut y être exposé, je suis convaincu qu'il y a quelque chose de particulier dans cette attitude de l'homme envers celui qui veut traiter de la bêtise -, et la certitude d'avoir ainsi provoqué un pouvoir psychologique puissant et profondément ambigu me remplit de perplexité.

Je préfère donc avouer d'emblée ma faiblesse devant ce problème : c'est que j'ignore ce qu'elle est. Je n'ai pas découvert de théorie de la bêtise à l'aide de laquelle je pourrais entreprendre de sauver le monde ; je n'ai même pas trouvé, à l'intérieur des limites de la réserve scientifique, un seul chercheur qui en ait fini son objet, pas même le témoignage d'une unanimité qui se serait établie tant bien que mal à son sujet dans l'analyse de phénomènes analogues. Peut être cela tient-il à mon manque d'information ; mais il est plus probable que la question : « Qu'est-ce que la bêtise ? » est aussi peu naturelle à la pensée moderne que la question : « Qu'est-ce que le beau, ou le bien, ou l'électricité ? » 1e désir de préciser cette notion et de trouver à cette question préliminaire à toute existence une réponse aussi pondérée que possible n'en reste pas moins vif ; c'est pourquoi, un beau jour, moi aussi, j'ai voulu pouvoir répondre à la question de savoir ce qu'est la bêtise « en réalité », et non plus sous quelle forme elle s'étale, ce qui serait plutôt du devoir et du ressort de mon métier. Et dès lors que je me refusais l'aide de la littérature et que celle de la science m'était refusée, j'ai essayé de m'y prendre tout à fait naïvement, comme on est tenté de le faire en pareil cas, en étudiant simplement l'usage du mot « bête » et des mots apparentés, en examinant les exemples les plus usuels et en m'efforçant de confronter mes observations. Malheureusement, ce genre de méthode ressemble toujours un peu à la chasse aux papillons : on peut bien suivre un instant sans le perdre des yeux l'objet que l'on croit observer, mais comme il ne tarde pas à survenir d'ailleurs, et par les mêmes zigzags, d'autres lépidoptères tout semblables, on ne sait bientôt plus si c'est toujours le même qu'on poursuit. C'est ainsi que les exemples de la famille bêtise ne permettront pas toujours de s'assurer si leur parenté est vraiment originelle ou seulement extérieure, et si l'on n'est pas passé par mégarde de l'un à l'autre ; et il ne sera pas tellement aisé de les rassembler tous sous un même chapeau, dont on puisse dire qu'il est vraiment fait pour une tête vide.

En pareil cas, la façon dont on commence est à peu près indifférente ; commençons donc n'importe comment, mais de préférence peut-être par le problème initial, qui est que quiconque veut parler de la bêtise ou tirer quelque profit de tels propos doit partir de l'hypothèse qu'il n'est pas bête lui-même ; c'est-à-dire proclamer qu'il se juge intelligent, bien que cela même passe généralement pour une marque de bêtise ! Or, si l'on se demande pourquoi il en va ainsi, la première réponse qui vous vient à l'esprit semble couverte d'une couche de poussière domestique ancestrale, puisqu'elle affirme que la prudence commande de ne pas se montrer intelligent. Cette prudence méfiante, aujourd'hui tout d'abord presque incompréhensible, date probablement d'un temps où il était réellement plus intelligent, pour le plus faible, de ne pas être jugé tel ! La bêtise, au contraire, endort la méfiance ; elle « désarme », comme on le dit encore aujourd'hui. On retrouve quelques traces de ce genre de finauderie dans certains rapports de dépendance où les forces sont à tel point inégales que le plus faible essaie de s'en tirer en se faisant passer pour plus bête qu'il n'est ; ainsi, par exemple, dans ce qu'on appelle les ruses de Normand, le commerce des domestiques avec leurs maîtres plus habiles à parler, les rapports du soldat avec l'officier, de l'élève avec le maître et de l'enfant avec ses parents. Le faible qui ne peut pas irrite moins le détenteur du pouvoir que celui qui ne veut pas. La bêtise le met même « au désespoir », ce qui est indéniablement un état de faiblesse !
Le fait que l'intelligence le met volontiers « en cuirasse » [ lui échauffe la bile ] cadre parfaitement avec cela. Sans doute l'apprécie-t-on chez l'homme servile, mais à la condition qu'elle soit associée à un dévouement absolu. Dès l'instant où ce certificat de bonne conduite lui fait défaut et qu'il n'est plus certain qu'elle serve les intérêts du maître, plutôt qu'intelligence, on la baptisera immodestie, insolence, malice ; et l'on dirait souvent, alors, qu'elle porte, à tout le moins, atteinte à l'honneur et à l'autorité du maître, même quand elle ne menace pas réellement sa sécurité. On le voit bien à l'école, où l'on traite plus rudement un élève doué mais indocile qu'un rétif par apathie. En morale, cela nous a valu l'idée qu'une volonté est d'autant plus mauvaise qu'est meilleure la conscience contre laquelle elle agit. La justice elle-même n'est pas restée entièrement à l'abri de ce préjugé personnel : un crime perpétré avec intelligence est condamné plus sévèrement, comme « raffiné » et « cruel ». En politique enfin, chacun peut aller chercher ses exemples où il les trouve.

Mais la bêtise aussi - c'est l'objection sans doute inévitable ici -, bien loin qu'elle apaise toujours, peut irriter. Pour être bref, disons qu'elle excite ordinairement l'impatience, mais aussi, dans des circonstances extraordinaires, la cruauté ; et les excès odieux de cette cruauté maladive que l'on désigne couramment sous le nom de sadisme ne montrent que trop souvent, dans le rôle des victimes, des imbéciles. Cela vient évidemment de ce qu'ils sont pour les cruels des proies plus faciles ; mais semble également lié au fait que l'incapacité à résister qui émane de toute leur personne excite l'imagination comme l'odeur du sang le fauve, et l'entraîne dans une sorte de désert où la cruauté « va trop loin » du seul fait, ou peu s'en faut, qu'elle ne se heurte nulle part à des limites. Il y a là un trait de souffrance dans celui qui inflige la souffrance, une faiblesse insérée dans sa brutalité ; et, bien que l'indignation privilégiée de la compassion empêche généralement de le voir, il faut à la cruauté, comme à l'amour, deux partenaire qui se conviennent ! Analyser cela serait certes une tâche importante dans une humanité aussi tourmentée que l'actuelle par sa : « lâche cruauté envers les faibles » - selon la définition probablement la plus courante du sadisme ; mais si l'on ne veut pas perdre de vue le but ici poursuivi, et eu égard à notre première petite collection d'exemples, ce qui a été dit de ce sujet risque déjà d'apparaître comme une digression ; dont on se contentera de retenir, pour l'essentiel, qu'il peut être bête de se prétendre intelligent, mais pas toujours intelligent de passer pour bête. Pas moyen d'en tirer aucune généralisation ; ou la seule admissible serait que le plus intelligent que nous ayons à faire en ce monde est de nous y faire remarquer le moins possible ! Et de fait, c'est là un trait qui a été tiré assez souvent sous le mot sagesse. Mais plus souvent encore, on n'a fait de cette conclusion - qui porte à la sauvagerie - qu'un usage timide ou purement symbolique ; après quoi la réflexion nous entraînerait dans le domaine des conseils de modestie ou d'autres commandements plus vastes encore, sans d'ailleurs nous faire sortir entièrement de ceux de la bêtise et de l'intelligence.
La crainte de paraître bête comme celle de heurter les convenances font que nombre d'hommes qui se jugent intelligents se gardent bien de le dire. Et s'ils se voient contraints néanmoins d'en parler, ils recourent à des périphrases, du genre : « Je ne suis pas plus bête qu'un autre. » Mais on préfère encore énoncer, sur un ton aussi neutre et objectif que possible, cette remarque « Je crois pouvoir dire que j'ai une intelligence normale. » D'autres fois, la conviction d'être intelligent ressurgit par la bande, comme dans la phrase idiomatique : « Je ne me laisse pas rendre bête ! » La chose est d'autant plus remarquable que ce n'est pas seulement l'individu privé qui se juge, dans le secret de son coeur, extraordinairement intelligent et bien doté, mais que l'homme public aussi dit ou fait dire de lui, dès qu'il en a le pouvoir, qu'il est suprêmement intelligent, éclairé, noble, souverain, gracieux, élu de Dieu et voué à un destin historique. Il va même jusqu'à le dire d'un autre, pour peu que le reflet de celui-ci ajoute à son propre éclat. Nous en trouvons dans des titres comme Votre Majesté, Votre Éminence, Votre Excellence ou Votre Grâce les traces fossilisées et à peu près définitivement mortes ; mais cela retrouve pleine vitalité aujourd'hui chaque fois que l'homme parle en qualité de masse. Une certaine couche inférieure des classes moyennes - intellectuellement et moralement parlant - surtout, affiche à cet égard une prétention proprement indécente dès qu'elle se manifeste à l'abri d'un parti, d'une nation, d'une secte ou même d'une tendance artistique et se sent habilitée à dire « nous » au lieu de « je ».

Sous une réserve qui va de soi et peut donc être négligée, cette prétention peut aussi avoir nom vanité ; et il règne en fait aujourd'hui sur l'âme de nombreux États et nations des sentiments parmi lesquels la vanité occupe indéniablement une place privilégiée ; or, il y a depuis toujours entre bêtise et vanité un lien étroit - ce qui nous fournit peut-être une indication. Quelqu'un de bête paraît souvent vaniteux, déjà, du seul fait qu'il n'a pas l'intelligence de le cacher ; mais cela même ne serait pas nécessaire, au fond, parce que la parenté de la vanité et de la bêtise est d'ordre direct : quelqu'un de vaniteux donne l'impression qu'il produit moins qu'il ne le pourrait - comme une machine dont la vapeur s'échappe au mauvais endroit. Le vieil adage : « Vanité et bêtise poussent sur la même tige » ne veut pas dire autre chose, tout comme l'expression : la vanité « aveugle ». Ce que nous associons à la notion de vanité est bien l'attente d'une production moindre, l'autre sens du mot « vain » étant tout proche d' « inutile ». Et cette moindre production est attendue même là où il y a tout de même production : vanité et talent aussi sont assez souvent liés ; mais nous avons alors l'impression que la production pourrait être supérieure, si le vaniteux lui-même n'y faisait obstacle. Cette représentation, si tenace, d'une production inférieure apparaîtra d'ailleurs plus loin comme la représentation la plus générale que nous nous fassions de la bêtise.
Mais si l'on évite le comportement vaniteux, ce n'est pas, on le sait, parce qu'il peut être bête, c'est surtout parce qu'il heurte les convenances. « Qui se loue s'emboue », dit un vieux proverbe ; et cela signifie que fanfaronner, trop parler de soi et trop se vanter est jugé non seulement inintelligent, mais inconvenant. Si je ne me trompe, les exigences que cela blesse font partie des nombreux et divers commandements de réserve destinés à ménager le contentement de soi, en présupposant que celui-ci est aussi grand en autrui qu'en vous-même. Mais ces commandements sur les distances à observer condamnent également l'usage des mots trop directs, ils règlent les formules de salutation, interdisent de contredire sans s'en être excusé ou de commencer une lettre par le mot « je »; en bref, ils exigent le respect de certaines règles afin d'éviter trop de familiarité - c'est-à-dire de proximité. Ils ont pour tâche d'aplanir et d'harmoniser les contacts, de faciliter l'amour de soi comme celui du prochain et d'assurer au commerce des hommes, en quelque sorte, une température moyenne ; ce genre de prescriptions se retrouvent dans toutes les sociétés, plus encore, même, dans les primitives que dans les très civilisées, et ne sont même pas ignorées de celle, muette, des animaux, comme il est aisé de le déceler dans nombre de leurs cérémonials. Or, ce souci de distance interdit non seulement de se louer soi-même, mais aussi de louer autrui à l'excès. Dire à quelqu'un, en face, qu'il est un génie ou un saint serait presque aussi énorme que de l'affirmer de soi ; se barbouiller le visage ou s'arracher les cheveux ne vaudrait guère mieux, pour notre goût actuel, qu'insulter autrui. On se contente d'insinuer que l'on n'est pas plus bête ou plus mauvais qu'un autre, comme on l'a déjà noté plus haut !
Évidemment, ce qui est proscrit lorsque l'ordre règne, ce sont les propos sans mesure et sans moeurs. Et, après avoir parlé de la vanité dont les peuples et les partis font étalage aujourd'hui à force de se croire éclairés, il faut maintenant ajouter que la majorité épicurienne - exactement comme l'individu mégalomane dans ses rêves éveillés - a monopolisé non seulement la sagesse, mais encore la vertu, et se trouve brave, noble, invincible, pieuse et belle ; d'autant que les hommes, dans le monde actuel, ont tendance, dès lors qu'ils sont en nombre, à se permettre tout ce qui leur est interdit en tant qu'individus. Du coup, à voir ces privilèges du « nous » devenu grand, on a l'impression que le travail de civilisation et de domestication croissantes de l'individu doit être compensé par une décivilisation proportionnelle des nations, des États et des confréries politiques ; ce qui se manifeste là publiquement n'est rien d'autre qu'un trouble de l'équilibre affectif antérieur, au fond, à l'opposition du moi et du nous, de même qu'à toute évaluation morale. Mais est-ce encore - nous demandera-t-on - de la bêtise, cela a-t-il encore le moindre rapport avec elle ?
Chers auditeurs ! Personne n'en doute. Mais permettez-nous plutôt, avant de répondre, de reprendre haleine à l'aide d'un exemple qui n'est pas sans agrément ! Nous tous, mais plus particulièrement nous autres hommes, et avant tout les écrivains célèbres, nous connaissons ce type de dame qui brûle de nous confier le roman de sa vie et dont l'âme semble avoir été constamment dans une situation intéressante sans jamais aboutir à l'heureuse issue qu'elle attend peut-être, justement, de nous. Cette dame est-elle bête ? Quelque chose, dans l'abondance de nos impressions, nous chuchote généralement que oui. Mais la politesse, et l'équité aussi bien, commandent d'admettre qu'elle ne l'est pas complètement, ni toujours. Elle parle beaucoup d'elle-même, et beaucoup tout court. Elle tranche, avec décision, de tout. Elle est vaniteuse et indiscrète. Elle nous fait souvent la leçon. D'ordinaire, elle n'est pas tout à fait en règle avec sa vie amoureuse ; et la vie, en général, ne lui réussit pas trop bien. Mais n'y a-t-il pas d'autres variétés humaines auxquelles tout cela, ou presque, s'applique aussi exactement ? Beaucoup parler de soi, par exemple, est aussi un défaut des égoïstes, des anxieux et même d'une certaine catégorie de mélancoliques. Et tous ces traits s'appliquent parfaitement à la jeunesse ; où c'est presque un phénomène de croissance entre d'autres que de beaucoup parler de soi, être vaniteux, donneur de leçons, pas en règle avec la vie, en un mot, de montrer exactement les mêmes défauts d'intelligence et de convenance - sans être pour autant bête ou, du moins, plus bête qu'il n'est naturel à quelqu'un qui, précisément, n'est pas encore devenu intelligent !
Mesdames, Messieurs ! Les jugements de la vie quotidienne et de son anthropologie mettent le plus souvent dans le mille, mais également, d'ordinaire, à côté. Ils n'ont pas été formés en vue d'une véritable doctrine ; ils ne font en fait que représenter des mouvements d'assentiment ou de refus de l'esprit. L'exemple précédent montre donc simplement que quelque chose peut être bête sans l'être nécessairement, que la signification du mot change avec le contexte, et que la bêtise est étroitement entretissée avec autre chose, sans que dépasse nulle part le fil qui permettrait, si l'on tirait dessus, de défaire d'un coup toute l'étoffe. La génialité même est indissolublement liée à la bêtise ; et l'interdiction, sous peine de passer pour bête, de trop parler de soi, l'humanité a su la tourner de façon originale : en inventant l'écrivain. Lui, a le droit, au nom du sens de l'humain, de raconter qu'il a bien mangé, que le soleil brille dans le ciel, il a le droit de s'extérioriser, de divulguer des secrets, de faire des confidences, de livrer brutalement des bilans personnels - du moins nombre d'entre eux y tiennent-ils ! -; tout cela comme si l'humanité s'autorisait là exceptionnellement tout ce qu'elle s'interdit ailleurs. De la sorte, elle parle inlassablement d'elle-même et se trouve avoir raconté déjà des millions de fois, grâce aux écrivains, les mêmes histoires et les mêmes aventures, sans en retirer pour elle le moindre progrès ou gain de sens. Ne serait-elle pas là, dans l'usage qu'elle fait de sa littérature et la docilité de celle-ci à cet usage, suspecte à son tour, après tout, de bêtise ? Quant à moi, je ne tiens nullement la chose pour impossible !
Il existe en tout cas, entre les champs d'application de la bêtise et de l'immoralité - ce mot compris au sens large, aujourd'hui peu usuel, qui équivaut à peu près à ignorance de ce qu'est l'esprit plutôt qu'inintelligence - un mélange complexe d'analogies et de différences. Et ces liens sont sans aucun doute proches de ce que Johann Eduard Erdmann a exprimé dans un passage célèbre de la conférence susmentionnée en affirmant que la brutalité était « la pratique de la bêtise ». Il écrit : « Les paroles [...] ne sont pas la seule, manifestation d'un état d'esprit. Celui-ci se traduit aussi par des actes. Il en va de même de la bêtise. " Faire des bêtises " - la pratique de la bêtise, donc - ou la bêtise en action, c'est ce que nous appelons la brutalité. » Or, cette affirmation convaincante nous apprend en particulier que la bêtise est une faute contre le sentiment - puisque la brutalité en est une ! Ce qui nous ramène tout droit dans la direction de ce « trouble de l'équilibre affectif » auquel on avait pu faire allusion plus haut sans lui trouver d'explication. Il reste que l'explication que suppose la phrase d'Erdmann ne coïncide pas non plus parfaitement avec la vérité ; car, sans parler du fait qu'elle concerne uniquement l'individu brutal, non dégrossi, opposé à l'homme « éduqué » et n'englobe nullement toutes les applications de la bêtise, la brutalité n'est pas simplement une bêtise, ni la bêtise simplement une brutalité ; c'est pourquoi, dans le rapport de l'affect et de l'intelligence tels qu'ils se retrouvent combinés dans la « bêtise appliquée », il reste encore beaucoup de choses à élucider. C'est à quoi il faut maintenant en venir, et qu'on ne saurait mieux faire, là encore, qu'à l'aide d'exemples.

Tient-on à mieux cerner les contours du concept de bêtise, il faut avant tout assouplir le jugement selon lequel la bêtise serait uniquement ou par excellence un manque d'intelligence ; comme on l'a déjà noté d'ailleurs en montrant que la représentation la plus courante que nous nous en faisons semble être celle de l'abdication devant les tâches les plus diverses, donc celle d'un manque physique et intellectuel en général. Nos patois nous en fournissent un exemple frappant : le mot qui désigne un dur d'oreille - donc un défaut physique - est derisch ou terisch, c'est-à-dire tôrisch [fou], mot pas très éloigné de « bête ». Au demeurant, c'est tout à fait dans le même sens qu'est pris d'ordinaire, populairement, le reproche de bêtise. Quand un champion sportif a une défaillance au moment décisif, il dit volontiers ensuite : « J 'ai perdu la tête », ou « Je ne sais pas où j'avais la tête », bien que le rôle de la tête en boxe ou en natation reste assez difficile à préciser. De même, dans un groupe d'enfants ou une confrérie sportive, quiconque se montre maladroit, fût-il un Hôlderlin, est taxé de bêtise. De même encore, en affaires, celui qui n'est ni rusé ni sans scrupules passe-t-il souvent pour bête. Dans l'ensemble, ces espèces-là de bêtise correspondent à des espèces d'intelligence antérieures à celles officiellement en honneur de nos jours ; par exemple, si mes renseignements sont exacts, les anciens Germains mettaient non seulement les représentations morales, mais même les concepts d'instruction, d'expérience et de sagesse, autrement dit les concepts intellectuels, en rapport avec la guerre et le combat. Ainsi donc, chaque intelligence a sa bêtise, et la psychologie animale elle-même a pu découvrir, dans ses tests d'intelligence, qu'à chaque « type de performance » correspond un autre « type de bêtise ».
Celui qui chercherait le concept d'intelligence le plus général serait donc amené par ces analogies à adopter celui de « capacité » ; de sorte que tout homme incapable pourrait à l'occasion être qualifié de bête. En fait, il en va ainsi même quand la capacité relative à une certaine bêtise n'est pas expressément qualifiée d'intelligence. L'espèce de capacité qui passe au premier plan et prête pour un temps son contenu aux concepts d'intelligence et de bêtise dépend des formes de vie. Aux époques d'insécurité personnelle, la ruse, la force, l'acuité des sens et l'adresse physique imprégneront le concept d'intelligence ; aux époques plus intellectuelles - et il faut ajouter, avec les réserves hélas nécessaires, bourgeoises -, c'est l'activité cérébrale qui s'y substitue. Plus exactement, c'est l'activité supérieure de l'esprit qui le devrait ; mais le cours des choses a entraîné la prépondérance du seul entendement, qui s'inscrit sur le visage vide et sous le front dur de l'homme affairé ; ainsi s'explique que, de nos jours, intelligence et bêtise, comme s'il n'en pouvait aller autrement, concernent uniquement l'entendement et la mesure de ses capacités, bien que ce soit quelque peu partial.
Le concept général d'incapacité, lié au mot « bête » - dans le sens aussi bien d'incapacité totale que de n'importe quelle incapacité particulière - implique donc aussi une conséquence frappante : c'est que les mots « bête » et « bêtise », parce qu'ils signifient incapacité en général, peuvent remplacer à l'occasion n'importe quel mot destiné à en désigner une particulière. C'est une des raisons pour lesquelles le reproche réciproque de bêtise est aujourd'hui si répandu. (A un autre égard, c'est aussi la cause de la difficulté que l'on rencontre à le définir, comme nos exemples l'ont montré.) Songeons un instant aux annotations qui couvrent les marges des plus ambitieux romans restés assez longtemps dans le circuit presque anonyme des bibliothèques de prêt : on constatera que le jugement du lecteur enfin seul avec l'auteur s'exprime de préférence par le mot bête ! ou ses équivalents : stupide !, absurde !, bêtise insondable !, etc. Telles sont aussi les premières formulations de l'indignation qui s'exprime dans les salles de théâtre ou les galeries de peinture quand l'homme affronte en masse un créateur qui le choque. Et ce serait également le lieu de parler du mot kitsch qui, parmi les artistes eux-mêmes, est la traduction privilégiée des premières réactions ; sans que l'on puisse, à ma connaissance du moins, le définir ni expliquer son emploi, à moins de recourir au verbe verkitschen qui signifie, dans l'usage dialectal, « céder au-dessous du prix » ou « brader ». Kitsch désignerait donc une marchandise de camelote ou de rebut ; et je crois volontiers que l'on retrouverait ce sens, transposé bien entendu sur le plan de l'esprit, chaque fois que le terme est employé inconsciemment à bon droit.
Dès lors que la camelote, les soldes prennent essentiellement, dans ce mot, le sens de marchandise « incapable », sans valeur pratique, et que l'incapacité et l'absence de valeur pratique forment également la base de l'emploi du mot « bête », il est à peine exagéré d'affirmer que nous sommes enclins à qualifier tout ce qui ne nous convient pas - surtout quand nous prétendons, à part cela, l'estimer hautement « culturel » - de « plus ou moins bête ». Et, pour définir ce « plus ou moins », il est significatif que l'usage des termes de bêtise soit inséparable d'un autre, qui englobe les expressions non moins imparfaites du vulgaire et du moralement choquant ; ce qui reporte une seconde fois notre attention sur le destin commun des notions de « bêtise » et d' « inconvenance ». Parmi les jugements critiques sur l'art ou sur la vie tout à fait bruts et non dégrossis, on trouve en effet non seulement le mot kitsch, formule esthétique d'origine intellectuelle, mais des exclamations de type moral telles que « cochonnerie !- », « dégoûtant ! », « ignoble ! », « morbide ! », « scandaleux ! ». Il se peut néanmoins que ces expressions impliquent encore, même utilisées indistinctement, un effort intellectuel et quelque nuance de sens ; aussi finiton par leur substituer en dernier ressort l'exclamation déjà presque inarticulée : « d'une vulgarité ! » qui peut remplacer toutes les autres et se partager l'empire du monde avec son pendant « d'une bêtise ! ». Si ces deux formules peuvent le cas échéant se substituer à toutes les autres, c'est évidemment que « bête » a pris l'acception d'incapable en général, et « vulgaire » celle d'inconvenant en général. Épions les jugements des humains les uns sur les autres, aujourd'hui : il apparaîtra que l'autoportrait de l'humanité, tel qu'il se constitue clandestinement à partir de photographies de groupes réciproques, est fait exclusivement de variations sur ces deux termes disgracieux.
Peut-être, vaut-il la peine d'y réfléchir. Indubitablement, tous deux représentent le niveau le plus bas d'un jugement encore à l'état d'ébauche, la critique encore totalement informe de quelqu'un qui sent que quelque chose ne va pas sans pouvoir dire quoi. Le recours à ces deux mots est la traduction la plus simpliste qui se puisse d'un refus, c'est le commencement d'une riposte, mais aussi, déjà, sa fin. Il y a là un aspect « court-circuit », et on le comprendra mieux si l'on songe que « bête » et « vulgaire », quel que puisse être leur sens, s'emploient aussi comme injures. Car la signification des injures, on le sait, dépend moins de leur teneur que de leur usage ; c'est ainsi que nombre d'entre nous, qui aiment les ânes, se sentent offensés d'être traités comme tels. L'injure n'assume pas l'image qu'elle évoque, mais un mélange d'images, de sentiments et d'intentions qu'elle ne peut que signaler, mais absolument pas traduire. Notons en passant qu'elles partagent ce caractère avec les mots à la mode et les mots étrangers, ce qui explique que ceux-ci paraissent indispensables alors même qu'on pourrait fort bien leur trouver des équivalents. C'est pour cette raison aussi qu'il y a dans les injures un élément irritant - insaisissable - qui doit coïncider avec leur intention bien plus qu'avec leur teneur ; et rien ne le montre mieux peut-être que les noms que se lancent à la tête les enfants pour se taquiner. Il suffit parfois qu'un enfant traite l'autre de « Jules » ou d' « Auguste » pour le mettre, grâce à de mystérieuses connexions, en fureur.
Mais ce que nous disons là des injures, des mots taquins, des termes étrangers ou à la mode, on peut le dire aussi des mots d'amour, des slogans, des mots pour rire ; et la caractéristique commune à tous ces mots au demeurant si divers, c'est qu'ils sont au service d'un affect et qu'ils doivent justement à leur imprécision et à leur inobjectivité de pouvoir empiéter sur de vastes zones de termes plus pertinents, plus objectifs et plus rigoureux. Il est clair que ce besoin peut se faire sentir quelquefois dans la vie, et on ne lui déniera pas toute valeur ; mais ce qui se produit alors, nul doute non plus que ce ne soit bête, ou n'emprunte, en quelque sorte, les chemins mêmes de la bêtise : phénomène dont l'étude est particulièrement aisée sur un des exemples majeurs et en quelque sorte officiels du manque de cervelle, la panique. Quand quelqu'un est soumis à une épreuve trop lourde pour lui, que ce soit une peur subite ou une trop longue pression morale, il peut arriver qu'il agisse, soudain, en « écervelé ». Il peut se mettre à hurler, comme le font les enfants, il peut fuir « à l'aveuglette » un danger ou, non moins aveuglément, s'y jeter ; ou encore se trouver en proie à un besoin effréné de détruire, d'injurier ou de gémir. En bref, au lieu du seul acte efficace qu'exigerait la situation, il en accomplit quantité d'autres qui sont apparemment toujours, en réalité bien souvent inutiles, sinon même contre-indiqués. Le meilleur exemple de cette contradiction est la « terreur panique » ; mais on peut aussi parler, en un sens moins strict, de paniques de fureur, d'avidité et même de tendresse - c'est-à-dire dans tous les cas où un état de surexcitation ne peut prendre fin que de façon aussi violente qu'aveugle et insensée. Qu'il existe un courage panique, distinct de la terreur panique uniquement par le résultat opposé, un homme aussi spirituel que courageux l'a noté il y a fort longtemps.

Les psychologues estiment qu'il se produit, dans la panique, une suspension d'activité de l'intelligence et, plus généralement, des fonctions supérieures de l'esprit auxquelles se substitue un mouvement psychique plus primitif ; mais il est permis d'ajouter que ce qui accompagne alors la paralysie et l'étranglement de l'entendement, c'est une régression beaucoup moins vers l'action instinctuelle que, à travers elle, vers un instinct du dernier recours et une dernière forme d'action d'urgence. Cette forme d'action est celle de l'absolu désarroi ; dépourvue de tout plan, il semble que la raison, comme tout instinct de salut, l'ait abandonnée ; mais son plan inconscient consiste à remplacer la qualité des actions par leur quantité, et son astuce, qui n'est pas médiocre, se fonde sur la probabilité que sur cent tentatives aveugles, loin de la cible, il y en ait une qui la touche. L'homme qui a perdu la tête, l'insecte qui, après s'être heurté des heures au battant fermé d'une fenêtre, trouve enfin, par hasard, à fuir par celui resté ouvert, n'agissent pas .autrement, dans leur désarroi, que ne le fait le tacticien par calcul quand, pour « couvrir » son objectif, il recourt au tir en gerbe ou au tir dispersé, ou même simplement au shrapnell ou à la grenade.
C'est là, en d'autres termes, substituer à une action intensive une action extensive, et rien n'est plus humain que de remplacer la propriété des termes et des actions par leur quantité. Or, il y a dans l'usage des mots imprécis une grande analogie avec le recours à un grand nombre de mots ; en effet, plus un mot est imprécis, plus nombreuses sont les choses auxquelles on peut l'appliquer ; et l'on peut en dire autant des mots non objectifs. Si ces mots sont bêtes, la bêtise s'apparentera donc à l'état de panique ; et l'abus de cette accusation de bêtise et de ses pareilles ressemblera fort à une tentative de sauvetage psychique au moyen de méthodes archaïques et - sans doute a-t-on le droit de le dire - malsaines. Et l'on peut reconnaître en effet, dans l'emploi correct de l'accusation selon laquelle une chose est bête - ou vulgaire -, non seulement une suspension de l'intelligence, mais encore une tendance aveugle à une fuite ou à des actes de destruction dépourvus de sens. Ces mots ne sont pas de simples termes injurieux, ils représentent toute une scène d'outrage. Quand ils, constituent le tout dernier recours, les voies de fait ne sont pas loin. Pour revenir à des exemples cités plus haut, on voit, dans de tels cas, des tableaux - à défaut de celui qui les a peints - attaqués à coups de parapluie, des livres jetés à terre, comme si ce geste suffisait à les désamorcer. Mais là aussi, on retrouve l'oppression paralysante qui précède ces accès et dont ils sont censés libérer : « on manque d'étouffer » de dépit; « on n'a plus de mots », hors les plus généraux et les plus pauvres, pour traduire son état; « on en perd la parole », « on en a le souffle coupé ». L'homme qui a perdu la parole, et la tête, à ce point ne peut plus qu'éclater. Il subit un sentiment intolérable d'insuffisance, et les mots qui précèdent souvent l'explosion : « finalement, c'était par trop bête », se révèlent étonnamment perspicaces. Mais c'est « j'étais par trop bête » qu'il fallait dire. Dans les périodes où l'on apprécie particulièrement l'énergie et la poigne, il n'est pas inutile de penser aussi à ce qui leur ressemble quelquefois à s'y méprendre.
Mesdames et Messieurs ! On parle beaucoup aujourd'hui d'une crise de confiance de l'humanisme, d'une crise qui menacerait la confiance que l'on a mise en l'homme jusqu'ici ; on pourrait aussi parler d'une sorte de panique sur le point de succéder à l'assurance où nous étions de pouvoir mener notre barque sous le signe de la liberté et de la raison. Et nous ne devons pas nous dissimuler que ces deux concepts moraux - qui s'étendent à la morale de la création artistique : liberté et raison, concepts que l'âge classique du cosmopolitisme allemand nous avait légués comme critères de la dignité humaine, ont commencé, dès le milieu du XIXe siècle, ou un peu plus tard, à montrer des signes de décrépitude. Ils ont peu à peu cessé d' « avoir cours », on n'a plus bien su « qu'en faire » ; et si on les a laissés se ratatiner pareillement, le mérite en revient moins à leurs adversaires qu'à leurs défenseurs. Or, nous ne devons pas davantage imaginer revenir jamais, nous ou nos descendants, à ces représentations telles quelles ; notre tâche, et le sens des épreuves imposées à l'esprit, sera plutôt - comme c'est la tâche, pleine d'espoir et de tourments, si rarement comprise, de chaque génération - d'accomplir avec le moins de pertes possibles le pas toujours nécessaire et si désiré au-devant du Nouveau ! Et plus on aura négligé la transition, indispensable au moment voulu, par des idées intermédiaires entre tradition et changement, plus on aura besoin, pour réussir, de s'appuyer sur des représentations claires de ce qui est vrai, raisonnable, significatif, intelligent, et par conséquent, inversement, de ce qui est bête. Mais comment se former une notion, même partielle, de la bêtise, quand vacillent celles d'entendement et de sagesse ? A quel point les conceptions changent avec le temps, permettez-moi de vous en donner le petit exemple que voici : dans un manuel de psychiatrie naguère bien connu, à la question : « Qu'est-ce que la justice ? », la réponse suivante : « C'est que l'autre soit puni ! » était citée comme un exemple d'imbécillité notoire; aujourd'hui en revanche, elle constitue le fondement d'une conception du droit surabondamment commentée. Je crains donc que les développements même les plus modestes ne puissent trouver de conclusion, si l'on n'arrive pas au moins à pressentir l'existence d'un noyau indépendant des variations temporelles. D'où encore une ou deux remarques et questions.

Je ne suis nullement habilité à me présenter comme psychologue, et je m'en garderai bien ; mais un rapide coup d'oeil du côté de cette science est sans doute la première chose dont on puisse attendre quelque secours dans notre cas. La psychologie ancienne avait distingué entre la sensibilité, la volonté, le sentiment et le pouvoir de représentation ou intelligence ; à ses yeux, il était clair que la bêtise équivalait à un faible degré d'intelligence. Mais la psychologie moderne a retiré de son importance à la distinction élémentaire des pouvoirs psychiques, reconnu l'interdépendance et l'interpénétration des différentes activités de l'âme et, du même coup, rendu la réponse à la question de la signification psychologique de la bêtise infiniment moins simple. La conception actuelle admet encore, bien entendu, une certaine autonomie de l'activité de l'entendement ; mais il semble probable que, même dans les situations de sérénité maximale, l'attention, la compréhension, la mémoire et presque tout ce qui relève de l'entendement dépendent aussi des caractères affectifs ; à quoi vient s'ajouter, dans les moments de passion ou d'intense réflexion, une seconde forme d'interpénétration où intelligence et affectivité sont absolument indissociables. Or, cette difficulté de dissocier entendement et sentiment dans le concept d'intelligence va se retrouver naturellement pour celui de bêtise ; et quand la psychologie médicale, par exemple, recourt, pour décrire l'activité mentale des faibles d'esprit, à des termes tels que : pauvre, imprécise, incapable d'abstraction, confuse, lente, influençable, superficielle, bornée, rigide, pointilleuse, instable, décousue, il saute aux yeux que ces qualificatifs renvoient tantôt à l'entendement, tantôt au sentiment. On peut donc affirmer que bêtise et intelligence relèvent à la fois de l'un et de l'autre ; quant à savoir s'ils relèvent plus de l'un que de l'autre, si, par exemple, dans l'imbécillité, la faiblesse de l'intelligence est « au premier plan », ou si c'est, chez nombre d'illustres rigoristes moraux, la sclérose du sentiment, voilà une question que l'on peut abandonner aux spécialistes ; nous autres profanes devrons nous débrouiller de façon un peu plus libre.
Dans la vie de tous les jours, on entend généralement par un homme bête quelqu'un d' « un peu faible de la tête ». Mais il existe une grande variété d'anomalies intellectuelles et psychiques capables de si bien entraver, contrarier, fourvoyer même une intelligence naturellement intacte, que l'on aboutit finalement derechef à quelque chose pour quoi le langage ne dispose guère, une fois de plus, que du mot bêtise. Ce terme en englobe donc deux espèces au fond très différentes : une bêtise toute honnête, toute simple, et une autre qui, assez paradoxalement, peut même être un signe d'intelligence. La première tient plutôt à une faiblesse générale de l'entendement, la seconde à une faiblesse de celui-ci par rapport à un objet particulier ; c'est, de loin, la plus dangereuse.
La bêtise honnête est un peu lente à comprendre, elle n'a pas « la comprenette facile », comme on dit. Pauvre en représentations et en vocabulaire, elle ne sait guère s'en servir. Elle préfère le banal, dont la fréquence même rend l'assimilation plus aisée ; et une fois qu'elle a assimilé quelque chose, elle n'est guère encline à se le laisser reprendre trop vite, ni à permettre qu'on l'analyse, ou à équivoquer dessus. Elle a d'ailleurs sa large part des « bonnes joues » de la vie ! Sans doute est-elle souvent confuse dans sa réflexion, que paralyse aisément toute expérience nouvelle ; du coup, elle s'en tient de préférence à ce qui est accessible aux sens, à ce qu'elle peut, en quelque sorte, compter sur ses doigts. En un mot, c'est la brave « pure bêtise » ; et si elle ne se montrait parfois désespérément crédule, confuse et incorrigible, ce serait un phénomène tout à fait plaisant.
Je ne puis me retenir d'en illustrer encore quelques aspects, en empruntant mes exemples au Traité de psychiatrie de Bleuler. Ce que nous expédierions d'une formule : « Médecin au chevet d'un malade », devient pour un faible d'esprit : «Un homme tenant la main à un autre couché dans le lit, une soeur est debout à côté. » Tout à fait le style d'un peintre primitif ! Une servante un peu timbrée prend pour une mauvaise plaisanterie le conseil de confier ses économies à une Caisse d'épargne afin qu'elles produisent des intérêts : qui serait assez bête pour lui garder son argent et lui donner encore des sous par-dessus le marché ? ! Réponse témoignant d'une tournure d'esprit chevaleresque et d'une conception de l'argent que l'on ne trouvait plus, dans ma jeunesse déjà, que chez de vieilles personnes distinguées ! Un troisième débile mental, symptomatiquement, prétend qu'une pièce de 2 F a moins de valeur qu'une pièce de 1 F plus deux de 50 centimes, en expliquant que la pièce de 2 F, il faut la changer, et qu'on en retire trop peu... J'espère ne pas être le seul débile mental de cette salle qui approuve de tout coeur cette théorie, en pensant à ceux qui sont toujours distraits quand ils changent de l'argent !
Mais, pour revenir à ses rapports avec l'art : la bêtise naïve est souvent une authentique artiste. Au lieu de réagir à un mot-appât par un seul autre, comme c'était l'usage naguère dans nombre d'expériences, elle répond d'emblée par des phrases entières qui, quoi qu'on puisse dire, ne manquent pas de poésie ! En voici, avec le mot-appât, quelques-unes

Allumer : Le boulanger allume le bois.
Hiver : Est en neige.
Père : Il m'a jeté un jour en bas de l'escalier.
Mariage : Sert de distraction.
Jardin : Au jardin, il fait toujours beau temps.
Religion : Quand on va à l'église.
Qui était Guillaume Tell ? On l'a joué dans la forêt, il y avait des dames et des enfants costumés.
Qui était l'apôtre Pierre? Il a chanté trois fois.

La naïveté et le caractère très concret de ces réponses, la substitution d'une petite histoire à des représentations plus élaborées, l'importance accordée à l'accessoire, au circonstanciel ou au superflu, ou au contraire la condensation et l'abréviation - comme dans l'exemple de saint Pierre -, voilà de très vieilles recettes poétiques ; et même si j'estime que l'abus de ces procédés, tel qu'il est en vogue aujourd'hui, rapproche le poète de l'idiot, il ne faut pas méconnaître ce qu'ils ont de réellement poétique. Et cela explique que la forme d'esprit de l'idiot ait pu être représentée avec tant de plaisir en littérature.
Entre cette bêtise honnête et l'autre, la supérieure, la prétentieuse, le contraste n'est souvent que trop criant. Cette bêtise-là est moins un manque d'intelligence qu'une abdication de celle-ci devant des tâches qu'elle prétend accomplir alors qu'elles ne lui conviennent pas ; elle peut comporter tous les caractères négatifs d'un entendement faible, mais avec, en plus, tous ceux qu'implique une affectivité déséquilibrée, contrefaite, irrégulière, en un mot : maladive. Comme il n'y a pas d'affectivités « normalisées », cette déviation maladive traduit plus précisément une dysharmonie entre les partis pris du sentiment et un entendement incapable de les modérer. Cette bêtise supérieure est la vraie maladie de la formation - disons qu'en fait, pour éviter tout malentendu, elle est absence de formation, formation manquée, mal venue, déséquilibre entre sa substance et sa force ; et la décrire serait une tâche presque sans fin. Elle peut affecter jusqu'à la plus haute intellectualité ; car, si la bêtise authentique est une artiste paisible, la bêtise intelligente, qui contribue à la mobilité de la vie de l'esprit, entraîne surtout son instabilité et sa stérilité. Il y a bien des années déjà, j'écrivais à son propos ceci : « Il n'est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité elle, n'a jamais qu'un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée. » La bêtise dont il s'agit là n'est pas une maladie mentale ; ce n'en est pas moins la plus dangereuse des maladies de l'esprit, parce que c'est la vie même qu'elle menace.
Nous devrions sans doute commencer par la traquer en nous, au lieu d'attendre ses grandes éruptions historiques pour la reconnaître. Mais la reconnaître à quoi ? Et quelle flétrissure sans équivoque lui imprimer ? La psychiatrie actuelle donne pour caractère essentiel des cas qui en relèvent l'incapacité de s'orienter dans la vie, l'abdication devant toutes les tâches qu'elle impose, ou, brusquement, devant celles auxquelles on n'est pas préparé. La psychologie expérimentale, qui s'occupe surtout d'individus sains, ne la définit pas autrement. « Nous qualifions de bête le comportement de quiconque est incapable d'accomplir une tâche pour laquelle toutes les conditions sont réunies, sauf les personnelles », écrit un représentant connu de l'une des plus récentes tendances de cette science. Ce critère de la capacité d'agir objectivement, donc efficacement, ne laisse rien à désirer pour les « cas » sans équivoque des cliniques ou des laboratoires à singes ; mais l'existence d'autres « cas » courant librement le monde nécessite quelques compléments, car « l'accomplissement juste ou faux de la tâche donnée » n'est pas toujours, chez eux, aussi évident. Premièrement, la capacité de se comporter en tout temps comme le fait un homme capable dans des circonstances données implique déjà toute l'ambiguïté supérieure de l'intelligence et de la bêtise : car le comportement « utile », « compétent » peut faire servir son objet à son profit personnel ou au contraire le servir ; et celui qui fait l'un considère généralement celui qui fait l'autre comme bête. ( Alors qu'est seul médicalement bête celui qui ne peut faire ni l'un, ni l'autre.) Secondement, on ne peut nier qu'un comportement inobjectif et même inopportun ne soit souvent requis ; l'objectivité et l'impersonnalité, la subjectivité et l'inobjectivité sont en effet apparentées ; et si la subjectivité sans contrepoids est ridicule, un comportement absolument objectif est, bien entendu, invivable, voire impensable. Assurer leur équilibre est justement l'un des problèmes majeurs de notre culture. Enfin, l'on pourrait encore objecter toutes les occasions où personne ne se comporte aussi intelligemment qu'il serait nécessaire, et en déduire que chacun de nous se montre, sinon constamment, du moins de temps en temps, bête. Il faut par conséquent distinguer aussi entre abdication et incapacité, entre bêtise occasionnelle ou fonctionnelle et bêtise constante ou constitutionnelle, entre erreur et inintelligence. C'est même une des choses qui importent le plus, parce que les conditions de vie actuelles sont telles, forment un ensemble si vaste, si complexe, si chaotique, que les bêtises occasionnelles des individus peuvent facilement entraîner une bêtise constitutionnelle de la communauté. L'observateur est ainsi conduit, au-delà du domaine des dispositions personnelles, à concevoir une société affligée de certains défauts mentaux. Sans doute ne peut-on transférer les phénomènes affectant la psychologie réelle de l'individu, donc en particulier les maladies mentales et la bêtise, aux sociétés ; mais l'on devrait pouvoir parler aujourd'hui, à bien des égards, d'une « imitation sociale des faiblesses mentales » : les exemples en sont assez voyants.
Avec ces remarques complémentaires, nous avons certes à nouveau outrepassé les limites de l'explication psychologique. Celleci nous enseigne qu'une réflexion intelligente suppose des qualités définies - clarté, précision, richesse, souplesse alliée à fermeté - et bien d'autres susceptibles d'énumération ; et que ces qualités sont, pour une part, innées, pour l'autre, acquises, à côté des connaissances que l'on s'approprie, comme une sorte de dextérité intellectuelle : un bon entendement et un cerveau habile signifiant à peu près la même chose. Pas d'autres obstacles à surmonter ici que la paresse et les dispositions naturelles ; cela peut faire l'objet d'un entraînement, et le terme comique de « sport intellectuel » ne dit pas si mal que ça, somme toute, de quoi il retourne.
En revanche, la bêtise « intelligente » a moins pour adversaire l'entendement que l'esprit et - à condition de ne pas entendre par là une simple somme de sentiments - l'affectivité. Comme pensées et sentiments évoluent de concert, et que c'est le même homme qui s'exprime à travers eux, des notions telles qu'étroitesse, ampleur, souplesse, simplicité et fidélité peuvent s'appliquer aussi bien au penser qu'au sentir ; et même si la combinaison qui en résulte n'est pas encore parfaitement claire, elle suffit pour que l'on puisse dire que l'entendement relève aussi de l'affectivité et que nos sentiments ne sont pas sans attaches avec l'intelligence et la bêtise. Contre ce type de bêtise, il faut agir par l'exemple et la critique.

La conception ici défendue s'écarte de l'opinion usuelle qui, pour n'être certes pas fausse, ne s'en montre pas moins excessivement unilatérale en soutenant qu'une affectivité profonde, authentique, n'a que faire de l'entendement, et ne peut même qu'être profanée par lui. La vérité est que, chez les êtres simples, certaines qualités précieuses comme la fidélité, la constance, la pureté du sentiment et d'autres analogues apparaissent sans mélange, mais simplement parce que la concurrence des autres est faible : nous en avons vu un cas limite dans l'exemple de l'imbécillité joyeusement consentante. Loin de moi l'idée de rabaisser par ces propos les natures bonnes et loyales -- leur absence joue un rôle non négligeable dans la bêtise supérieure ! ; mais il importe encore davantage, aujourd'hui, de privilégier la notion de « significatif », cela dit évidemment sous forme d'utopie absolue.
Le significatif associe la vérité que nous pouvons percevoir en lui aux qualités du sentiment qui ont notre confiance pour en tirer un tout nouveau, qui est à la fois compréhension et décision, une obstination rafraîchie, quelque chose qui dispose d'un contenu à la fois mental et psychique et qui « exige » de nous ou des autres un certain comportement ; on pourrait donc dire, et c'est, quant à la bêtise, l'essentiel, que le significatif est accessible aussi bien à l'aspect rationnel qu'à l'aspect affectif de la critique. Le significatif est aussi le contraire à la fois de la bêtise et de la brutalité ; et le malentendu général qui permet aujourd'hui aux affects d'étouffer la raison, au lieu de lui donner des ailes, s'abolit dans la notion de signification. Mais en voilà assez à ce propos, ou peut-être même déjà plus que l'on n'en pourrait assumer ! Car s'il fallait ajouter encore un mot, ce pourrait être seulement que tout ce qui vient d'être dit est encore loin d'offrir un critère qui permette de reconnaître et de distinguer le significatif à coup sûr ; et qu'en fournir un suffisant serait indubitablement malaisé. Mais voilà qui nous conduit tout droit à la meilleure arme contre la bêtise : la modestie.


Nous sommes tous bêtes à l'occasion ; à l'occasion aussi, nous sommes contraints d'agir aveuglément ou à demi aveuglément, sans quoi le monde s'arrêterait ; et si quelqu'un tirait des dangers de la bêtise cette règle : « Abstiens-toi de juger et de trancher chaque fois que tu manques d'informations », nous nous figerions. Mais cette situation dont on fait aujourd'hui tout un monde en rappelle une autre que nous connaissons depuis longtemps, dans le domaine intellectuel. En effet, comme notre savoir et notre pouvoir sont limités, nous en sommes réduits, dans toutes les sciences, à énoncer des jugements prématurés ; mais en veillant, comme on nous l'a enseigné, à maintenir ce défaut dans certaines limites et à le corriger le cas échéant, ce qui restitue à notre travail une certaine justesse. Rien, en fait, ne s'oppose à ce que nous transférions dans d'autres domaines cette exactitude et cette fière humilité du jugement et de l'action ; et je crois que le précepte « Agis aussi bien que tu le peux et aussi mal que tu le dois, tout en restant conscient des marges d'erreur de ton action ! » représenterait déjà, s'il était suivi, la moitié du chemin en direction d'une réforme vraiment féconde de notre vie.


Toutefois, depuis un moment déjà, ces perspectives m'ont conduit à la fin de mon exposé qui - j'en avais prévenu mes auditeurs - ne pouvait être qu'une étude préliminaire. Et maintenant, le pied sur la frontière, je m'avoue incapable d'aller plus loin rien qu'un pas de plus, en effet, et nous quitterions le domaine de la bêtise qui reste, même abordé théoriquement, si varié, pour le royaume de la sagesse, région déshéritée et généralement évitée par les voyageurs.

mardi 8 mai 2007

Réponse d'une non-sentimentale
à Rosa Luxemburg in DIE FACKEL N° 554-556 ( 1920 )



Leader social-démocrate de gauche et théoricienne marxiste en Allemagne, Rosa Luxemburg est née en Pologne russe (1871-1919). Elle tenta de rassembler, dans le groupe « Die Internationale », la petite minorité du SPD (parti socialdémocrate) opposée à l'engagement dans la Première Guerre mondiale, qui avait rallié jusqu'à extrême gauche. Incarcérée de février 1915 à février 1916 et de juillet 1916 jusqu'à la fin de la guerre, elle est libérée lors de la révolution de novembre 1918. Son analyse, en prison, des erreurs de la social-démocratie, parut dans une brochure, « La crise de la social-démocratie », diffusée clandestinement, qui joua un rôle décisif dans la constitution du mouvement spartakiste. Pendant la semaine sanglante de Berlin, elle refuse de quitter la ville par solidarité avec le prolétariat de la capitale. Elle est arrêtée, en compagnie de Karl Liebknecht, par une patrouille de l'armée qui ratisse la ville sur ordre de Noske, le ministre de l'Intérieur social-démocrate ; ils sont assassinés le 15 janvier 1919.
En juillet 1917, Rosa Luxemburg fut transférée de la forteresse de Wronke à la prison de Breslau, où ses mouvements étaient plus limités tandis qu'elle avait moins de visites : « Je mène ici l'existence normale d'une prisonnière, c'est-à-dire que je suis enfermée nuit et jour dans ma cellule et n'aperçois que la prison des hommes en face. Certes, j'ai le droit de me dégourdir les jambes dans la cour aussi souvent que je le désire, mais c'est une cour des communs au centre des bâtiments pénitentiaires, traversée de temps en temps par des prisonniers pendant leur travail, de sorte que je réduis mes sorties au minimum de ce que le médecin me prescrit pour des raisons d'hygiène et que j'évite de regarder autour de moi durant ces "promenades". Le contraste avec Wronke est brutal, mais je ne veux pas me plaindre, je veux simplement expliquer par là pourquoi je ne peux pas, pour le moment, vous envoyer des lettres pleines du parfum des roses, de l'azur du ciel et des voiles de nuages comme vous aviez l'habitude d'en recevoir de Wronke. » (J.-P Nettl, La Vie et l'oeuvre de Rosa Luxemburg, Maspero, colt « Bibliothèque socialiste », tome II, 1972, p. 667.) [ndlr]



Lettre de Rosa Luxemburg
à Sonia Liebknecht
Prison de Breslau, décembre 1917

Ah, ma petite Sonia, j'ai éprouvé ici une profonde douleur : dans la cour où je vais me promener, il y a souvent des charrettes militaires qui arrivent, chargées de sacs ou de vieilles capotes de soldats avec des chemises souvent souillées de sang. On les décharge pour les répartir dans les cellules, où elles sont rapiécées avant d'être à nouveau chargées et renvoyées à l'armée. Il y a quelque temps, l'une de ces charrettes est arrivée mais, au lieu d'être tirée par des chevaux, elle était tirée par des buffles. C'était la première fois que je voyais ces animaux de près. Ils sont plus robustes et plus massifs que nos boeufs, ils ont le crâne aplati et des cornes orientées vers l'arrière, une tête qui ressemble un peu à celle des moutons de chez nous, tout noirs avec des grands yeux doux. Ils viennent de Roumanie, ce sont des trophées de guerre. Les soldats qui conduisent les voitures disent qu'il est très difficile de capturer ces animaux sauvages et encore plus de les utiliser à des travaux de trait, tant ils sont habitués à la liberté. On les frappe de façon terrible avant que le dicton « Vae victis » puisse aussi leur être appliqué. [... ] Rien qu'à Breslau, il y a une centaine de ces bêtes ; en plus, elles qui sont habituées aux grasses prairies roumaines ne reçoivent qu'une maigre et misérable nourriture. On les exploite sans vergogne, elles tirent n'importe quelle charge et succombent souvent à ces travaux.
Il y a quelques jours donc est arrivée une de ces charrettes, si lourdement chargée que les buffles n'arrivaient pas à lui faire passer le seuil de la cour. Le soldat qui les conduisait, un type brutal, s'est mis à les frapper avec le gros manche de son fouet, tant et si bien que la surveillante s'en est mêlée, indignée, et lui a demandé s'il n'avait donc aucune pitié de ces bêtes ! « Personne n'a pitié de nous, les humains », a-t-il répondu avec un mauvais sourire, et il s'est mis à frapper de plus belle. [...] Les bêtes finirent par faire passer la charrette, mais l'une d'elle saignait. […] Ma petite Sonia, la peau de buffle est réputée pour être épaisse et dure, or là, elle était toute lacérée. Les animaux ne bougeaient plus pendant qu'on les déchargeait, épuisés ; et celui qui saignait avait le regard fixe, avec une telle expression sur le visage - et des yeux noirs et doux comme ceux d'un enfant qui vient de pleurer. C'était vraiment l'expression d'un enfant qui a été sévèrement châtié et qui ne sait pas pourquoi, qui ne sait pas comment échapper à ce tourment et à la violence brutale. [... ] J'étais là debout et l'animal m'a regardé et j'ai senti les larmes couler sur mon visage - c'étaient ses larmes et l'on ne peut frémir avec plus de douleur pour ce frère chéri que je n'ai frémi dans mon impuissance à soulager son tourment muet. Comme elles étaient loin les vertes prairies de Roumanie et son air de liberté ! Comme le soleil était différent là-bas, comme le vent était différent, comme les beaux chants d'oiseaux étaient différents et l'appel mélodieux des bergers ! Alors qu'ici - cette ville étrangère, effrayante, l'étable qui empeste, le foin avarié à en donner des haut-le-coeur, mélangé à de la paille pourrie, et tous ces gens inconnus, terribles, et les coups, le sang coulant des blessures. […] Oh, mon pauvre buffle, mon pauvre frère chéri, nous sommes là si impuissants tous les deux, hébétés, réunis par la douleur, dans l'impuissance et le désir.
Entre temps, les prisonniers s'affairaient autour de la charrette, déchargeant les lourds ballots avant de les emmener à l'intérieur ; quant au soldat, il arpentait la cour à grands pas, les deux mains dans les poches, souriant et sifflotant un air à la mode. Et j'ai revu alors toute la magnifique guerre défiler devant moi. [... ]
Ma petite Sonia, ma très chère Sonia, restez malgré tout calme et sereine. Ainsi va la vie, et il faut la prendre avec courage, sans vaciller et avec le sourire - malgré tout.

ROSA LUXEMBURG


Lettre de Mme von X-Y à la Fackel

Innsbruck, le 25 août 1920

Cher M. Kraus,
C'est par hasard que le dernier numéro de votre Fackel m'est tombé entre les mains ( j'étais abonnée jusqu'au 4 février de l'année passée ) et je voudrais me permettre de vous écrire quelques mots à propos de la lettre de Rosa Luxemburg, que vous admirez tant, même s'il ne vous est peut-être pas agréable de recevoir un courrier d'Innsbruck, ville qui n'a pas bonne presse. Bref, cette lettre est vraiment très belle et émouvante et je suis tout à fait d'accord avec vous quand vous écrivez qu'elle pourrait figurer dans les livres de lecture des écoles primaires et élémentaires, à condition quand même d'indiquer en introduction et de façon fort instructive que la vie de Rosa Luxemburg aurait été beaucoup plus féconde et réjouissante si elle avait travaillé comme gardienne dans un zoo ou occupé un autre emploi du même genre plutôt que de chercher à soulever le peuple, ce qui lui aurait aussi sans doute épargné de se retrouver en « cabane ». Vu ses connaissances en botanique et son amour pour les fleurs, elle aurait en tout cas pu trouver aussi à s'occuper de façon rentable et satisfaisante dans une grande jardinerie, ce qui lui aurait alors évité de faire connaissance d'un peu trop près avec les crosses de fusils.
Pour ce qui est de la description quelque peu larmoyante du buffle, je veux bien croire que celle-ci n'a pas manqué de faire son effet sur les glandes lacrymales des épouses des conseillers de commerce et des jeunes esthètes de Berlin, Dresde et Prague. Mais qui, comme moi, a grandi dans un grand domaine du sud de la Hongrie et connaît bien ces animaux depuis sa prime jeunesse, leur pelage souvent abîmé et crevassé et l'hébétude qui marque constamment leur « faciès », est porté à considérer les choses avec plus de pondération.
La brave Rosa Luxemburg s'est fait mener en bateau par les soldats qu'elle a rencontrés (un peu comme Benedikt avec cette affaire de chiens de mines ), sans compter que son imagination a dû être aussi contaminée par des souvenirs de culottes de peau et de grands troupeaux traversant les prairies, etc. Si vraiment nos soldats en bel uniforme gris, après avoir été engagés dans de durs combats qu'ils ont remportés en Roumanie, avaient encore eu le temps, la force et l'envie d'attraper des buffles sauvages par centaines pour en faire tout à trac des animaux de trait, cela ne pourrait que susciter l'admiration et serait beaucoup plus étonnant que la capacité de ces animaux primitifs à supporter sans broncher à ce traitement. Il faut savoir en effet que les buffles sont élevés et utilisés depuis des temps immémoriaux dans ces régions pour servir d'animaux de trait ( et sont aussi élevés pour leur lait ). Ils ne sont pas exigeants pour la nourriture et terriblement robustes, même s'ils sont très lents. Je ne crois donc pas que le « frère chéri » de Rosa Luxemburg ait été particulièrement étonné de devoir tirer une charrette à Breslau et de recevoir quelques coups sur l'échine avec « la manche du fouet ». La chose est d'ailleurs indispensable de temps à autre avec les animaux de trait - quand ce n'est pas fait trop brutalement -, dans la mesure où ils ne sont pas toujours perméables aux seuls motifs de la raison; tout comme je puis vous assurer, en tant que mère, qu'une bonne claque fait souvent merveille avec les solides garnements qui n'en font qu'à leur tête !
Il ne faut pas toujours envisager le pire et plaindre les gens ( et les animaux ) sans connaître un peu mieux les circonstances. Cela peut faire plus de mal que de bien. Rosa Luxemburg aurait sans doute bien aimé, si elle en avait eu la possibilité, prêcher la révolution aux buffles et fonder pour eux une république des buffles, même si l'on peut se demander si elle aurait été en mesure de leur procurer ce paradis - dont elle rêvait - avec de « jolis chants d'oiseaux et de mélodieux appels de bergers » et si les buffles accordent une importance particulière à ce dernier point. Il y a comme ça des tas de femmes hystériques qui aiment bien se mêler de tout et cherchent toujours à semer la zizanie ; pour peu qu'elles aient de l'esprit et un bon style, elles ont l'oreille de la foule et causent beaucoup de malheurs dans le monde, si bien qu'il ne faut pas trop s'étonner quand l'une d'elle, après avoir si souvent prêché la violence, connaît une fin violente.
La force tranquille, le travail au profit de ses proches, une bonté tranquille et le goût de la réconciliation, voilà ce dont nous avons besoin, davantage que de sentimentalité et d'incitation à la violence. N'est-ce pas aussi votre avis ?
Avec mes meilleurs sentiments,

MME VON X-Y




Mon avis, c'est que cela m'intéresse fort peu de savoir si un numéro de la Fackel est tombé « par hasard » ou d'une quelconque autre façon entre les griffes d'une bête de votre sorte et si celle-ci a été abonnée jusqu'au 4 février de l'année passée ou l'est encore. Si elle l'a été, on ne peut que regretter infiniment qu'elle ne le soit plus, car si elle l'était encore, elle ne le serait plus à la date de réception de cette lettre, c'est-à-dire à partir du 28 août de cette année. Car tout le monde sait que la Fackel sait se défendre contre le sort voulant la faire parvenir à ce genre d'adresse. Mon avis, c'est que ce courrier en provenance d'Innsbruck, ville qui a mauvaise presse, ne me gêne d'aucune façon dans la mesure où il n'altère en rien l'image que j'ai de l'intellectualité de cette ville, et que, au contraire, tout est tel qu'il doit être. Mon avis, c'est que, si ce qu'on appelle les républiques pouvaient se résoudre à transmettre la lettre de Rosa Luxemburg aux générations futures par le biais des livres de lecture, il faudrait aussi qu'elles y fassent imprimer du même coup la lettre de cette mégère, afin d'inculquer à la jeunesse non seulement le respect face à la grandeur de la nature humaine mais aussi le dégoût face à sa bassesse, pour bien faire sentir, par un exemple tangible, tout ce qu'il y a d'effroyable dans l'indécrottable système de pensée de génitrices teutonnes qui veulent nous bousiller la vie jusqu'à la mort en nous préparant de nouvelles guerres et qui semblent avoir conclu un pacte avec Satan, tout comme elles l'ont fait en 1914, tant elles étaient avides d'envoyer des héros à la mort. Mon avis - et là je veux être très clair avec cette engeance dégénérée de propriétaires du sol et du sang et leurs comparses, je veux leur parler tout net parce qu'ils ne comprennent pas l'allemand et ne peuvent déduire ma véritable opinion de mes « contradictions », parce que je considère que la guerre mondiale n'est sujette à aucune ambiguïté et que l'époque qui a réduit la vie humaine à un misérable tas de fumier représente une impitoyable rupture -, mon avis c'est que le communisme, en tant que réalité, n'est que le contraire de leur idéologie qui fait fi de la vie humaine, par la grâce d'une origine idéale et d'une plus grande pureté, un antidote complexe pour une fin idéale et d'une plus grande pureté - que le diable emporte sa pratique mais que Dieu nous le garde comme une menace constante au-dessus de la tête de ceux qui possèdent des biens et qui, pour les protéger, aimeraient envoyer tous les autres au front de la famine et de l'honneur patriotique en le berçant de la consolation que les biens matériels ne sont pas les biens suprêmes. Que Dieu nous le garde afin que cette racaille qui frétille déjà d'impudence ne devienne pas plus impudente encore, afin que ceux qui sont les seuls à avoir accès à la jouissance et pensent que l'humanité à sa botte a reçu suffisamment d'amour une fois qu'ils l'ont contaminée par la syphilis aient le sommeil au moins troublé d'un bon cauchemar ; afin qu'il leur passe au moins l'envie de faire la morale à leurs victimes et qu'ils en perdent l'humour de vouloir faire des blagues à leur sujet !
À propos des considérations sur la vie plus féconde et plus réjouissante qu'aurait eue Rosa Luxemburg si elle avait travaillé comme gardienne dans un zoo plutôt que de chercher à museler les bêtes humaines qui l'ont dépecée, et sur la question de savoir si elle aurait trouvé une occupation plus rentable et plus satisfaisante à cultiver de belles fleurs ( sur lesquelles elle sait plus de choses qu'une propriétaire terrienne ) au lieu de sarcler la mauvaise herbe humaine - à propos de telles considérations, il n'y a pas un souffle à dépenser tant que l'impudence est bridée par la peur.
Il y aurait aussi le risque qu'une, éventuelle moquerie sur la « cabane » où est enfermée une martyre soit directement mise au bénéfice de la personne qui s'est aventurée à commettre une telle honte - si l'on ne préférait la bonne paire de claques qui, comme je peux vous l'assurer, fait merveille avec les solides mères héroïques !
En ce qui concerne enfin la façon de se railler de Rosa Luxemburg qui a « fait connaissance d'un peu trop près avec les crosses de fusils », ce ne serait pas trop cher la payer que de donner à son auteur quelques bons coups de fouets, mais uniquement avec le manche - comme celui qui a frappé le buffle de Rosa Luxemburg. Et surtout pas de sentimentalité ! Nous n'avons pas besoin de larmoyantes descriptions sur ce genre de procédures, et ce n'est pas pour les livres de lecture. Qui a grandi dans un grand domaine du sud de la Hongrie, là où la peau déjà bien abîmée et crevassée des buffles ne provoque déjà plus aucune pitié, et où leur « faciès » abruti - un faciès qui ne mérite donc pas le recueillement d'une Rosa Luxemburg mais simplement des guillemets et les piques d'une dinde - se démarque de façon si antipathique du visage idéal des grands propriétaires fonciers du sud de la Hongrie, sait que l'on a aussi recours en Hongrie à bien d'autres procédures avec les créatures de Dieu, et sans sourciller. Il sait aussi que les propriétaires terriennes rejoignent ici les épouses des conseillers de commerce pour supporter cela sans broncher. Je suis bien sûr d'avis qu'il ne faut pas s'enthousiasmer pour les tribunaux révolutionnaires ni sympathiser avec le point de vue de ces officiers qui, parce que la dernière chose qui leur reste est l'honneur, se sentent portés à castrer leurs congénères. Mais j'ai pourtant l'injustice de vouloir, par exemple, condamner les dames qui disent encore aujourd'hui « nos soldats en bel uniforme gris » à nettoyer les latrines d'une caserne et ainsi à se départir « tout à trac » de la noblesse dont elles ne peuvent se séparer, même en souillant de façon anonyme une dépouille. Bien sûr, je suis aussi d'avis que nos soldats en bel uniforme gris ( mis à part le fait qu'ils ont dû remporter de durs combats en Roumanie, simplement parce que les manuels de lecture étaient inspirés jusqu'en 1914 non par l'esprit de la brave Rosa Luxemburg mais par celui des grandes propriétaire terriennes ) ont eu effectivement le temps, la force et l'envie de voler et de domestiquer des buffles ; et aussi, tant que perdurera l'admiration des walkyries allemandes et Hongroises du Sud pour le dressage militaire, que l'humanité n'échappera pas au danger d'être volontiers traitée comme des animaux de trait.
Mais pour dire encore mon avis - vu que, pour une fois, on veut entendre mon avis et pas seulement ma parole -, si la parole de la brave Rosa Luxemburg n'avait pas été avérée par les plus petits faits et si aucun animal de Dieu ne vivait plus dans les vertes prairies mais s'ils étaient déjà tous au service d'un quelconque marchand, sa parole aurait quand même été plus vraie devant Dieu que celle d'une propriétaire foncière qui vante le peu d'exigence de l'animal pour se nourrir et ne déplore que son allure lente ; et l'humanité qui considère l'animal comme un frère chéri a plus de valeur que la bestialité qui se moque de ce dernier drôle et plaisante avec l'idée qu'un buffle n'est pas « particulièrement étonné » de devoir tirer une charrette à Breslau et de recevoir des coups donnés avec le manche d'un fouet. C'est là le genre d'esprit répugnant qui fait dire à ces messieurs de la Création et à leur dames, « depuis leur prime jeunesse », qu'il ne se passe rien dans l'animal, aussi dépourvu de sensations que son propriétaire, pour la simple raison qu'il n'a pas été doté de la même portion de morgue et n'est pas non plus capable d'exprimer ses souffrance dans le charabia dont ce dernier dispose. Mais parce qu'un animal a l'avantage, par rapport à cette sorte d'individus, de ne pas « être toujours perméable aux seuls motifs de la raison », il apparaît à ces derniers que le manche du fouet est « indispensable de temps à autre ». En vérité, ils ne l'utilisent que sous l'impulsion d'une rage sourde, éprouvée envers un incertain destin qui semble le lui réserver d'une façon ou d'une autre ! En plus, ils claquent les enfants, dont ils mesurent la force à leur propre force ou les font martyriser par des candidats sexuellement disposés à la théologie pour la seule raison qu'ils ont quelque chose à craindre de la vie ou du Ciel. Ces enfants ont pourtant l'avantage de pouvoir dissiper la honte d'être nés de tels parents en décidant de devenir meilleurs qu'eux, à moins qu'ils se mettent à leur tour à se venger sur leurs propres enfants. Mais les animaux, qui ne deviennent les esclaves de l'homme que sous l'effet de la violence ou de la ruse, n'ont d'autre sort que de se laisser déshonorer avant d'être bouffés. L’homme insulte l'animal en insultant son semblable avec un nom d'animal, et pour lui la créature elle-même n'est d'ailleurs qu'une insulte. Il ne s'étonne plus de rien, sans permettre la pareille à l'animal qui n'a pas désappris l'étonnement. L’animal a le droit d'être tout aussi peu étonné que l'homme de la honte que ce dernier lui fait subir ; et de la même façon qu'un buffle ne doit pas s'étonner de la vie à Breslau, un propriétaire foncier ne s'étonne pas lorsqu'un être humain périt de mort violente. Car même si le monde tombe en ruines pour leur profit et leur ordre, ils trouvent que tout est en ordre.
Que veut la brave Rosa Luxemburg ? Bien sûr, elle qui ne possédait aucun domaine si ce n'est celui de son cœur, qui considérait qu'un buffle était comme un frère, aurait bien aimé, si cela lui avait été possible, prêcher la révolution aux buffles, fonder pour eux une république des buffles, si possible avec de beaux chants d'oiseaux et de mélodieux appels de bergers, même si l'on peut se demander si les buffles auraient « accordé une importance particulière à ce dernier point », vu qu'ils préfèrent bien entendu qu'on accorde d'abord de l'importance à leur existence. Malheureusement, la chose lui aurait été totalement impossible vu que, sur terre, il y a beaucoup plus de mufles que de buffles ! Le fait qu'elle aurait bien aimé essayer prouve seulement qu'elle faisait partie de ces nombreuses femmes hystériques qui aiment bien se mêler de tout et sèment partout la zizanie. Mon avis, c'est que, dans les milieux des grandes propriétaires terriennes, cette image clinique se découpe souvent si nettement sur fond d'activités domestiques et agricoles que l'on serait tenté de croire que ce sont elles les révolutionnaires-nées. Mais en y regardant de plus près, on s'apercevrait bien vite que ce ne sont que des oies stupides. Ce qui nous ferait retomber dans la morgue criminelle de la race humaine, qui a une prédilection pour faire endosser tous ses défauts et ses méchancetés par un monde animal qui ne peut s'en défendre, alors que jamais par exemple un boeuf vivant à Innsbruck ou une oie ayant grandi dans un grand domaine du sud de la Hongrie n'a eu l'idée de traiter l'autre d'« habitant d'Innsbruck » ou de « grande propriétaire hongroise ». Et même s'ils s'enhardissaient à juger des choses de l'esprit, jamais ils ne les aborderaient par le biais du « bon style » et jamais ils n'auraient la mansuétude de reconnaître une qualité qui leur fait défaut de façon aussi criante. Ils auraient - même s'ils ne sont pas toujours « perméables » aux seuls motifs de la raison - trop de tact pour envoyer une lettre aussi mal écrite et trop de honte à l'écrire. Il n'existe aucune oie ayant une si mauvaise plume qu'elle en serait capable ! N'est-ce pas aussi votre avis ? Elle est intelligente, bonne par nature, et si elle accepte d'être mangée par sa propriétaire, elle ne supporte pas d'être comparée à elle. L’avantage, en revanche, que cette créature a sur la première, c'est que, lorsque les choses deviennent sérieuses et que ça pourrait chauffer, elle sait juger par le catéchisme du Ciel, ayant en plus la bonté d'exhorter l'autre à ne pas « toujours supposer le pire et seulement plaindre par principe les gens ( et les animaux ), sans connaître les circonstances extérieures ; cela peut faire plus de mal que de bien ». Du mal surtout pour les propriétaire prédestinés de personnes ( et d'animaux ) dont le droit discrétionnaire correspond à un dogme divin que seul des émeutiers et des éléments étrangers veulent attaquer, comme ce fameux Jésus par exemple, mais qui reste valable, vu que le désir de biens terrestre est, Dieu soit loué, plus ancien que le commandement chrétien et qu'il lui survivra. Voilà mon avis !

KARL KRAUS